La transformation du monde de terre en territoire, de lieu en espace, est d’abord dictée par la nécessité d’imposer au chaos des événements et de la nature une mesure métrique linéaire « standard » : la frontière. Cette nécessité a accompagné la construction de l’Etat moderne qui a constitué des territoires désormais
« nationaux » délimitant la vision du monde de leurs citoyens.
Mais on constate vite que cette opération de « géométrisation » du monde aboutit à une représentation plate, figée et atemporelle de l’espace qui fait oublier que le monde est d’abord une histoire, c’est-à-dire un ensemble de descriptions, de récits, par ceux qui y ont vécu et surtout par ceux qui y ont voyagé : les pèlerins, les commerçants, les guerriers.
« La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre », nous a appris le géographe Yves Lacoste. Et les premières cartes précises élaborées à partir de la fin du XVI e siècle ont été des cartes d’état-major. Aujourd’hui plus que jamais les questions géographiques sont sources de conflit - qu’on pense à Gibraltar. En ce moment même, des militaires israéliens dessinent fébrilement des cartes pour justifier dans une improbable négociation une nouvelle avancée avec le Mur de la frontière réelle d’Israël à l’intérieur de la Palestine. Tant il est vrai que les frontières sont à la fois produit et facteur de guerre. C’est ce que rappelle opportunément ce livre consacré aux frontières du Moyen-Orient .
Ce livre a d’abord une valeur pédagogique essentielle avec une grande clarté d’exposition et, à l’aide de nombreuses cartes, il reconstitue comme un puzzle tout le processus qui, depuis le démembrement de l’empire ottoman, aboutit au découpage actuel éminemment transitoire et fragile du Moyen-Orient. Le résultat est édifiant et jette une lumière crue sur le rôle et les responsabilités de l’Europe impériale (Grande-Bretagne et France) dans cette région-clé du monde au cours du siècle qui vient de s’achever.
Il nous rappelle en particulier que le monde actuel porte encore les stigmates de l’âge maritime européen. Pendant plus de trois siècles, explorations, conquêtes, colonisations, et empires ont placé l’Europe au centre du monde alors que le reste se trouvait en position excentrique, n’existant que pour servir le centre. L’âge impérial - XIX e et XX e siècles - a divisé le monde entre ceux qui ont le droit de le dominer et les peuples inférieurs dominés. Les Européens ont considéré comme acquis qu’ils étaient les dominateurs avec une civilisation supérieure et que la « non-Europe » était habitée de populations inférieures. C’est ce que pensait notamment le très européen Theodor Herzl. Les guerres pour étendre les frontières de l’empire ou pour contrôler les voies terrestres ou maritimes - la route des Indes... - étaient évidemment des « guerres justes ». Les récentes guerres du Golfe ont montré que peu de choses ont changé dans les règles et les privilèges qui président à la guerre. Les « guerres justes » restent le monopole de l’homme blanc. Ce jeu a garanti la « paix » dont les Européens avaient besoin pour exploiter les richesses de leurs colonies et pour les diriger sans encombre vers l’Occident.
Quand le conflit est devenu une Grande Guerre (1914-1918), les perdants ont perdu ... leurs colonies, tandis que le vainqueurs ont légalisé leurs occupations de guerre avec des mandats présentés par la SDN comme des « administrations consacrées ». L’Irak et la Palestine sont alors passés sous protection britannique et la Syrie sous protection française. Les droits humains et les droits des peuples ne faisaient pas partie du jeu. Le gouvernement britannique n’a pas ressenti la nécessité de consulter les Palestiniens quand il a annoncé la création du « foyer national juif » en Palestine ; ceux qui ont
« objecté » ont été très vite réprimés. Les Palestiniens - arabes, non arabes, musulmans, chrétiens ou sans religion - ont dû se demander pourquoi le gouvernement britannique ne pouvait pas créer pour leurs amis européens persécutés le foyer national juif en territoire britannique, ou en tout cas européen. Mais les sionistes demandant les terres bibliques, la Grande-Bretagne a eu l’allié européen dont elle avait besoin pour sauvegarder le canal de Suez sur la route de l’Inde. Depuis, le Moyen-Orient est resté victime des conséquences désastreuses des priorités impériales. Les droits des Irakiens n’ont pas eu un meilleur sort sous le mandat britannique. L’Irak demandait l’indépendance et l’unité avec les autres Etats arabes. Le Haut Commissaire britannique a réglé le problème par la dissolution des partis politiques, la fermeture des journaux nationalistes et l’exil des dirigeants. L’agitation kurde a été écrasée par des bombardements.
Tout ceci n’était pas en effet une application des droits humains individuels et collectifs de la part d’un gouvernement qui les respectait chez lui. On était convaincu que de tels droits ne s’appliquaient pas aux peuples qui n’étaient pas dans la définition occidentale véritablement humains. Et ces peuples inférieurs continuent d’être utilisés comme cobayes pour les dernières technologies d’extermination : Hiroshima et Nagasaki, Viêt-nam, guerres du Golfe.
A partir de la problématique centrale des frontières au Moyen-Orient, le livre de Jean-Paul Chagnollaud et de Sid-Ahmed Souiah nous suggère opportunément que, même si l’entreprise impériale s’est épuisée avec la Deuxième Guerre mondiale, on a l’impression que, de nouveau, l’Occident américanisé, dont Israël s’estime partie intégrante, se présente comme maître de droit des richesses du monde : une vision remise en question quand, par millions, des Européens mais aussi des Américains ont marché contre la guerre en Irak.
Bernard Ravenel