Je le sais, ce sujet est un champ de mines à traverser, un
sujet à risque comme on dit, au mieux un rideau de fumée qui
enveloppe les rapports entre Israéliens et Palestiniens. Et en
même temps, ne pas vouloir traverser ce champ ou percer ce
brouillard, c’est renoncer à une tâche nécessaire si on veut une
évaluation lucide du conflit et de ses issues possibles.
Si le conflit israélo-arabe et le conflit israélo-palestinien qui
en est le coeur existent indépendamment de la question juive,
on est obligé de remonter à celle-ci pour comprendre les origines de ces conflits. D’où l’incontournable nécessité de l’approche historique.
Les fondements historiques du sionisme politique
Sommaire :
Les origines de la question juive
Une situation de diaspora relativement stabilisée dans le temps
La question juive contemporaine : l’année 1881
Le contexte idéologique européen et le sionisme
Le nationalisme en Europe
Le socialisme en Europe
Le contexte impérialiste et l’idéologie coloniale européenne au XIXe siècle
Les intellectuels organiques du sionisme : la formation de l’idéologie sioniste
Le mouvement sioniste : l’Organisation sioniste
Les bases sociale du sionisme
L’Organisation sioniste : l’organe du mouvement national
L’irrésistible ascension du sionisme ouvrier
La nature spécifique de la colonisation sioniste
La colonisation ouvrière
Une nation en formation
La Déclaration Balfour (novembre 1917)
Conclusion
pour une critique du paradigme sioniste
Karl Marx, s’il a écrit un mauvais livre sur la question juive,
n’en a pas moins rappelé justement une exigence méthodologique en disant que le judaïsme s’est conservé non pas malgré
l’histoire mais par l’histoire. En clair, on doit expliquer - tenter d’expliquer - l’histoire juive par les facteurs historiques habituellement pris en compte par les historiens professionnels.
De ce point de vue, puisque référence à Marx il y a, il faut bien admettre qu’une des faiblesses durables du marxisme aura
été sa sous-estimation et son approche théorique insuffisante de la « question nationale » et donc du nationalisme. Or le
conflit israélo-palestinien est un conflit entre deux nationalismes, type de conflit commun dans l’Europe du XIXe siècle et
qui a violemment resurgi à la fin du XXe siècle dans les Balkans.
Mais une première particularité du conflit apparaît : l’asymétrie entre les deux antagonistes. La conscience nationale palestinienne s’est constituée plutôt tardivement à partir d’une identité arabe plus vaste. Embryonnaire à partir du début du
XXe siècle dans le cadre de la crise de l’empire ottoman, cette conscience s’est progressivement affirmée dans les années 1920
pour connaître une nouvelle étape après le désastre de la Nakba (catastrophe) en 1948, avec la crise que connaît alors la communauté palestinienne défaite par les armées juives.
Pour sa part, le nationalisme politique des Juifs, le sionisme, avait pris une forme organisée dès la fin du XIXe siècle. Fondé
par Théodore Herzl en 1897, le mouvement sioniste constitue alors une variété du nationalisme ethnique très diffus en
Europe centrale et orientale au XIXe siècle. Il est un exemple typique du réveil des peuples divisés et opprimés de la région
(en partant du cas serbe).
Cependant deux éléments caractérisent la situation des
Juifs par rapport aux autres :
– ils n’occupent pas le même territoire, ils sont dispersés en petites communautés et ne parlent pas la même langue ;
– ils possèdent une tradition religieuse très ancienne qui leur fournit une identité alternative liée à une patrie sacrée hors
d’Europe.
Les origines de la question juive
Une situation de diaspora
relativement stabilisée dans le temps
Le prototype d’un peuple en diaspora
Après leur expulsion brutale de Palestine au début de l’ère chrétienne, les Juifs deviennent le prototype d’un peuple en
diaspora, privé de base territoriale, de continuité, de contiguïté spatiale. À l’instar d’autres diasporas (Arméniens, Chinois
d’Outre-mer, Indiens...)...
Une remarque sémantique significative : pour parler de la diaspora (terme grec qui signifie « dispersion »), les sionistes
vont utiliser le terme de golah - qui veut dire exil. Pour eux la diaspora ne signifie plus seulement « dispersion », éparpillement, mais perte d’un lieu bien défini.
Un statut de minorité ethno-religieuse
Le peuple juif dispersé s’est plus ou moins conservé au cours des siècles, non pas en dépit de l’histoire mais par l’histoire. Deux facteurs, l’un d’ordre économique, l’autre d’ordre
culturel, ont été déterminants.
a/ Sur le plan socio-économique, c’est le rôle joué par des
Juifs dans la société pré-capitaliste ou féodale pendant une
période qui s’est prolongée en Europe orientale jusqu’au
XVIIIe siècle. Des Juifs ont alors joué le rôle d’intermédiaires
indispensables dans une économie quasi naturelle et ont survécu comme communauté distincte de la population environnante. À ce moment, des Juifs ont rempli des fonctions marchandes (comme les Chinois en Asie du Sud-est). À tel point
qu’on a pu parler d’un « peuple-classe » pour caractériser la formation sociale juive. Mais il semble bien que cette caractérisation n’ait été valable que pour un temps et un espace limités et pour une partie minoritaire de la population juive.
b/ Sur le plan culturel, il nous faut d’abord distinguer judéité et judaïsme.
La judéité est un sentiment d’appartenance ou d’identification à un « peuple juif » non déterminé par la croyance mais par
l’ascendance. Juif alors vient de Yehoudi, c’est-à-dire membre de la tribu de Juda. Et là il faut rappeler la centralité pour les
Juifs de l’univers mythologique de la Bible. Dieu a dit à Abraham : « Je ferai de toi une grande nation. » Ce statut d’élu de
Dieu a vite représenté le mythe constitutif pour définir et assurer aux Juifs leur conscience de groupe.
Le judaïsme est la dimension proprement religieuse qui a conservé un caractère étroitement ethnocentrique du fait des particularités de l’histoire juive.
La conscience de la judéité s’est appuyée sur la perception d’un rapport historique avec un territoire, avec un peuple. Elle
s’est construite et transmise par le fait même que des communautés juives ont longtemps disposé d’une certaine autonomie
avec des structures d’autorité propres, ne serait-ce que pour lever l’impôt et pour établir des relations avec les autorités extérieures. Et aussi d’un système religieux très spécifique. La
synagogue n’était d’ailleurs pas un lieu spécialement consacré au culte, mais un espace de réunion, d’assemblée pour toute la communauté.
Résumons la situation particulière des Juifs en diaspora et leur évolution : ils ne vivent pas sur la même terre, ils ne parlent pas la même langue, ils sont dispersés en petites communautés et disposent d’une organisation structurée qui leur a
assuré une tradition d’auto-gouvernement, d’autonomie institutionnelle. Leur tradition religieuse forte leur confère une
identité liée à une patrie sacrée hors d’Europe. Le mythe religieux leur définit ainsi une patrie de substitution. Le mouvement sioniste a pu faire progresser l’idée d’un État juif en
Palestine-Israël en mobilisant les Juifs par un appel aux énergies théologiques et culturelles, compensant ainsi une absence de terre au sens traditionnel et de base linguistique unique.
Une question reste posée : celle de l’existence continue d’un « peuple juif ». Y a-t-il eu, du fait même du caractère protéiforme de l’entité juive à travers les siècles, une existence
continue d’un « peuple juif » ?
On peut plutôt considérer cette entité comme une formation ethno-religieuse qui a connu, à travers les époques, des
bouleversements, des mutations allant parfois, dans certaines régions, jusqu’à dépérir et même disparaître. La persistance
partielle de l’entité juive s’explique avant tout par le caractère de fait pluraliste des sociétés dans lesquelles elle s’est trouvée. La perpétuation de cette formation ethno-religieuse
n’était pas acquise a priori. En dernière analyse, son maintien s’explique par des circonstances historiques parfaitement
identifiables et non par des raisons théologiques ou nationalistes téléologiques qui en imposeraient métaphysiquement
ou métahistoriquement la permanence comme « peuple élu » ou comme « peuple juif éternel ». Ce qui signifie que la solution des problèmes nouveaux auxquels est confrontée aux
XIXe et XXe siècles cette entité juive différenciée et inégalement intégrée n’était pas nécessairement l’option sioniste,
laquelle est longtemps restée minoritaire dans les communautés juives elles-mêmes.
La question juive contemporaine : l’année 1881
Avec l’avènement du capitalisme moderne, se produit une double métamorphose de la condition des Juifs, socio-économique d’un côté, idéologique de l’autre.
Du féodalisme au capitalisme dépendant
Les conséquences de la transition d’une structure économique féodale vers une structure à prédominance capitaliste
seront très lourdes pour les Juifs d’Europe orientale. Les mutations économiques qui font alors passer la société d’un état à
un autre mettent en question les diasporas ou plus exactement
celles dont les fonctions socio-économiques s’étaient clairement instituées et définies au sein de l’ordre ancien.
Concrètement, l’affirmation d’une bourgeoisie locale disposant de capitaux va se traduire par une élimination massive de
la petite bourgeoisie et de l’artisanat juifs et même des
ouvriers des branches économiques artisanales (confection en
Europe orientale). En même temps, cette élimination-expulsion n’a pas été compensée par une réintégration de ces populations dans de nouveaux circuits économiques. Il n’y a pas eu
prolétarisation mais chômage endémique et crise perpétuelle
de la condition des Juifs. La diffusion dans l’empire russe d’un
capitalisme dépendant mais avec une forte survivance d’une économie à base agraire n’a pas permis une prolétarisation des
Juifs qui jusque là travaillaient dans leurs PME.
La question juive dans l’Europe moderne a d’abord été une
question sociale due à l’éviction des Juifs du nouveau système
économico-social. Pour eux ne semblait rester qu’une solution,
qu’une issue, l’émigration vers l’Ouest plus développé.
Surviendra bientôt un deuxième élément : les États d’Europe
occidentale, à leur tour, vont bientôt devenir, du fait de leurs
propres crises économiques cycliques, incapables d’intégrer
dans leur économie l’afflux d’immigrants juifs d’Europe centra-
le et orientale. La question juive, dans sa dimension de non
intégration sociale, allait bientôt se poser aussi à l’Ouest.
L’antisémitisme moderne : 1881
À L’Est, puis à l’Ouest, les classes moyennes et les couches liées aux PME, redoutant la concurrence de la petite bourgeoisie juive et des ouvriers artisans juifs, vont être amenés à relancer la xénophobie. Ce sera l’antisémitisme moderne, succédant/s’ajoutant à l’antisémitisme d’origine chrétienne.
À l’Est, l’événement déterminant est constitué par les pogromes en Russie des années 1881-1882. Déjà soumis par les
tsars à un régime très discriminatoire (interdiction de posséder des terres, de séjourner dans de nombreuses villes, de pratiquer de nombreux métiers, etc.), les Juifs russes doivent faire
face à un antisémitisme populaire souvent manipulé par les autorités : les pogromes. En 1881, dans deux cents villes et villages, des Juifs sont tués, battus, leurs maisons et boutiques
sont pillées. Un bain de sang.
À l’Ouest, c’est l’affaire Dreyfus dans les années 1890.
Désormais, l’ombre de l’antisémitisme tombe sur tous les Juifs d’Europe, qu’ils soient riches ou pauvres, qu’ils soient puissants ou faibles. Ces deux événements - pogromes en Russie
et affaire Dreyfus - marquent la fin de l’illusion de l’assimilation, née du siècle des Lumières et de la Révolution française.
Face à l’antisémitisme moderne nationaliste, les Juifs doivent,
eux aussi, adopter une solution nationale
Le choc de 1881 est à l’origine du nationalisme juif et en particulier de sa variante sioniste.
Le contexte idéologique européen et le sionisme
Le sionisme a surgi et triomphé - après avoir été long-
temps minoritaire - à un moment particulier de l’histoire
mondiale comme de l’histoire juive. L’origine géographique et
chronologique du terme même de sionisme est très significative. C’est un journaliste juif autrichien, Nathan Birnbaum, qui
en 1880 invente le terme. Ainsi le sionisme - qui se donne
pour objet le regroupement des Juifs dans un État purement
juif où l’antisémitisme serait par définition absent - est né à
la fin du XIXe siècle en Europe centrale au point de rencontre
entre l’Europe orientale et l’Europe occidentale. Or toute
l’Europe a connu pendant tout ce siècle des bouleversements
politiques et idéologiques révolutionnaires qui conditionneront l’idéologie nationaliste juive émergente.
À la fin du XIXe, l’Europe connaît au moins deux conceptions du nationalisme, l’une de matrice française, l’autre de matrice allemande, tandis qu’en Italie s’affirme un nationalisme original.
Le nationalisme politique français :
le droit du sol
En France, la Révolution de 1789 a substitué à l’idée de
l’État comme domination personnelle du monarque celle de la
souveraineté nationale. Contre le fondement de l’État patrimonial de la féodalité, le nationalisme de la bourgeoisie révolutionnaire influencée par Rousseau se réfère à une communauté proprement politique avec pour principe l’exigence d’autodétermination de la nation française, c’est-à-dire du peuple
comme notion territoriale et politique sans aucune connotation
raciale-ethnique ou même linguistique. Tels sont les fondements du droit du sol.
Le nationalisme organique allemand : le droit du sang
En Allemagne, on assiste au glissement d’une acception de
la nation comme essentiellement politique vers une acception
ethnique qui prend corps à l’époque romantique.
La nation est liée à des caractéristiques ethno-linguistiques
communes à un groupe d’individus. Pour les penseurs allemands
de l’époque (Herder, etc.) les caractéristiques spirituelles d’un
peuple - en particulier la langue - sont indestructibles. La
langue joue pour eux une fonction analogue à celle que joue pour
d’autres le caractère comme manière de penser de l’individu.
Nation et langue manifestent un lien si étroit qu’il exprime une
« loi de nature ». On tend vers une approche « biologique » de la
nation, vers une vision de la culture nationale comme très liée à
l’hérédité génétique : les fondements du droit du sang.
La force vitale de la nation est liée à un rapport avec le religieux, avec Dieu comme force animatrice que l’on peut trouver
dans chaque acte. D’où un mélange de raisons mystiques et d’hérédité « naturelle ». Pour Herder, chaque peuple est appelé par la Providence à remplir sa propre mission... une sorte de
prophétie qui prédit un avenir lumineux aux peuples encore
dominés. Ce nationalisme ethnique aura une énorme influence
dans les peuples slaves et sur le sionisme.
Le nationalisme italien : Mazzini, nation et universalisme
Le volontarisme de Mazzini place la nation dans une perspective universaliste. La nation-patrie italienne comme association d’hommes libres et égaux, comme médiation entre
individus et humanité, sera réalisée par l’unification italienne
mais comme une étape vers la nation « universelle » que
constitue l’humanité.
Pour résumer, on peut estimer que le nationalisme juif moderne s’est constitué à partir de trois sources européennes : française, le droit à l’autodétermination, allemande, sa nature ethnique,
et italienne, sa nature exemplaire de valeur universelle.
En même temps, du fait de l’influence du socialisme européen, le sionisme s’est présenté comme une fusion originale entre nationalisme et socialisme.
L’idéologie socialiste et son message d’émancipation sociale
auront un énorme impact dans les communautés juives
d’Europe. La diversité des idéologies se référant au socialisme
(socialisme utopique, marxisme, anarchisme, austro-marxisme,
léninisme) se retrouvera chez les Juifs, y compris dans l’idéologie qui lui est en principe contradictoire, le sionisme. En Russie, la majorité des Juifs se retrouvera dans des organisations socialistes non sionistes. La plus significative aura été le Bund, mouvement antisioniste né en 1897 pour promouvoir dans la diaspora une autonomie culturelle fondée sur le yiddish.
Le contexte impérialiste et l’idéologie coloniale européenne au XIXe siècle
Le mouvement sioniste, avec sa volonté d’installer une
nation juive hors d’Europe naît à l’époque de l’expansion coloniale et du triomphe de l’idéologie coloniale, y compris dans le
mouvement socialiste. Plus précisément, le sionisme s’affirme
dans le cadre de l’assaut européen sur l’empire ottoman,
« l’homme malade de l’Europe », et dans un mouvement idéologique de valorisation-banalisation de la colonisation comme
exportation d’un mouvement porteur de progrès dans les
sociétés colonisées.
En même temps, sans l’appui de la force dominante de l’expansion coloniale qu’a été l’Angleterre, le mouvement sioniste
n’aurait pu réussir. La nature du projet sioniste - fonder une
colonie de peuplement juive - s’insère directement dans le
sillage de l’expansion coloniale européenne. Théodore Herzl a
pensé calquer la colonisation juive sur le modèle des compagnies à charte britanniques.
Les intellectuels organiques du sionisme :
la formation de l’idéologie sioniste
Les bouleversements de la situation concrète des Juifs
européens sur les plans économique, social, politique et idéologique au XIXe siècle créent les conditions d’une évolution radicale des conceptions idéologiques dans les populations
juives en Europe. En même temps, le processus enclenché par la Révolution française (qui libère les Juifs en tant qu’individus
et non comme communauté particulière), relayé par le mouvement socialiste, conditionne l’histoire juive moderne. Sur le
plan politique-idéologique, le facteur principal est l’émergence d’une intelligentsia juive sécularisée issue du mouvement des
Lumières. C’est la Haskala qui sera le moteur d’un mouvement de pensée qui va transformer le mythe religieux juif en mythe
national de nature séculière. Le sionisme n’est pas loin.
Pour fixer le mouvement d’idées qui aboutit à la constitution de l’idéologie sioniste, on se limitera ici à présenter les auteurs des ouvrages les plus significatifs.
Moses Hess (1812-1875). Juif allemand né à Bonn dans une
famille qui a refusé de se convertir au christianisme. Après une
éducation judaïque (Bible, Talmud...) il est influencé par les
idées socialistes qui l’amènent à un engagement révolutionnaire dans la mouvance des Jeunes Hégéliens. Mais l’échec de
la Révolution de 1848 l’amène à tourner son regard vers l’Italie
et le mouvement nationaliste tout se réintéressant à l’avenir
des Juifs. En 1862 sort son livre majeur, Rome et Jérusalem. Pour
lui, après la libération et l’unification de l’Italie, viendra le tour
des nations d’Orient et parmi elles celle de l’antique peuple
d’Israël. On retrouve là une sorte de messianisme.
Léo Pinsker (1821-1891). Médecin d’Odessa, ancien militant
pour la promotion de la culture parmi les Juifs, pour l’éducation
par la langue et par la modernisation. Mais les pogroms de 1881
l’amènent à reconsidérer à la racine le problème juif. Une double
phrase célèbre fixe bien son état d’esprit d’alors : « Si je ne suis pas
pour moi, qui sera pour moi ? Si ce n’est maintenant, quand ? »
En 1882, il sort son livre fondamental au titre significatif : Autoémancipation. Dans cet ouvrage, il défend l’idée d’une reconstruction interne et externe permettant aux Juifs de se réaffirmer
comme nation, de reprendre place dans l’Histoire. Pour y parvenir, il propose un congrès des notabilités juives. À la différence
de Moses Hess, il est mû par un sentiment d’urgence en raison
de la violence antijuive qui s’exprime en Russie. Il se prononce
donc pour le droit des Juifs à disposer d’eux-mêmes sans préciser la Terre Sainte comme territoire de réalisation de ce droit.
Une « Terre à nous » demande-t-il de manière générique. C’est la
formulation laïque du sionisme politique.
Par la suite, Léo Pinsker va animer le groupe des « Amants de
Sion » qui sera acquis à l’idée que l’autonomie juive devait se
chercher en Palestine. Le comité d’Odessa des Amants de Sion
devint le centre du sionisme russe et fait de la propagande en
faveur de l’établissement en Palestine. En 1882-83, une première
Aliya (vague d’immigration), composée de vingt-cinq mille Juifs
de Russie, de Roumanie et du Yémen, part alors en Palestine
pour y constituer les premières communautés et y travailler de
leurs mains. C’est ce qu’on a appelé le « sionisme pratique » par
rapport au « sionisme politique » de Théodore Herzl.
Théodore Herzl (1860-1904). « À Bâle, j’ai fondé l’État juif », écrit
Théodore Herzl après le premier congrès sioniste mondial qui
s’est tenu en Suisse à l’été 1897. Journaliste hongrois, docteur en
droit, influencé par les Lumières, plutôt assimilé, Théodore
Herzl, déjà inquiet de la montée de l’antisémitisme à Vienne,
découvre en suivant l’affaire Dreyfus pour son journal que « le
peuple français, en tout cas dans sa grande majorité, ne veut pas que les droits
de l’homme s’étendent aux Juifs. L’édit de la Révolution a été révoqué ».
Dans son livre fondateur, L’État des Juifs, il défend le sionisme comme solution politique à la question juive. Il estime essentiel pour le succès du sionisme l’appui d’une grande puissance en
faveur d’un État juif. Sinon toute implantation d’un État juif serait fondamentalement impossible.
En outre, Théodore Herzl est poussé par un sentiment d’urgence. Il perçoit, à travers le refus du Juif, par tous les nationalismes européens, la précarité de sa situation, y compris physiquement. Théodore Herzl semble avoir pressenti le judéocide du XXe siècle. Pour répondre à l’urgence de la création de
cet État des Juifs, Théodore Herzl propose la constitution d’une société par actions, « Jewish Company » pour acheter des
terres, et une Organisation sioniste mondiale.
Ahad Haam (1856-1924). À ce même Congrès de Bâle, un
participant reste assis dans son coin, solitaire, porteur d’une
autre conception du projet nationaliste juif : c’est Ahad Haam,
d’origine ukrainienne, de son vrai nom Asher Ginsberg, rabbin
agnostique. Très cultivé, il fut la principale figure intellectuelle
du sionisme russe après la mort de Léo Pinsker. Attribuant une
dimension centrale au renouveau culturel national, il est le fondateur du sionisme « spirituel ». Il s’agit pour lui de ramener du
ciel sur la terre la foi juive, « désenchantant » le mythe ethnique. Dans son essai intitulé Moïse, en 1904, il défend l’idée
que le salut d’Israël vient des prophètes - et non des diplomates (comme le voudrait Théodore Herzl). Il était influencé
par la vision allemande d’Herder. Pour lui, seul le renouveau
de la culture hébraïque, par une littérature en hébreu, permettrait celui de la nation juive.
La tentative de synthèse entre idées socialistes et sionisme : le sionisme socialiste
Nahman Syrkin (1868-1924). Socialiste, présent au Congrès
de Bâle, Nahman Syrkin y a défendu les thèses de l’opposition socialiste. Dans son pamphlet intitulé La Question juive et l’État
juif socialiste, il mélange nationalisme et notions socialistes et
affirme qu’« une société sans classes et la souveraineté nationale... sont
les seuls moyens de résoudre entièrement le problème juif ». Il en appelle au mouvement sioniste pour lancer un programme de « colonisation socialiste à base d’établissements communautaires ».
Ber Borokhov (1881-1917). Intellectuel radical ukrainien
issu d’une famille d’Amants de Sion, influencé par le marxisme,
Ber Borokhov cherche dans son essai La question nationale et la
lutte des classes (écrit en 1905), à étendre les termes du discours
marxiste pour expliquer l’existence des nations et du nationalisme. Pour lui, il n’est pas suffisant de parler des rapports de
production pour déterminer l’appartenance de classe, il faut
ajouter « les conditions de production géographiques, anthropologiques et
historiques » qui expliquent l’existence des nations. Pour lui
donc, un peuple disséminé comme les Juifs ne peut développer sa conscience nationale et sa conscience de classe que très
difficilement. La réalité économique et de classe de l’existence en diaspora était donc nécessairement précaire et même
destinée à se dégrader. D’où, selon Ber Borokhov, le caractère
inévitable d’une migration des Juifs vers la Palestine où le prolétariat juif pourra mener sa lutte des classes dans des conditions normales comme tous les autres prolétariats nationaux et
solidairement avec eux. C’est le « sionisme marxiste ».
On mesure ainsi la pénétration du nationalisme juif dans la classe ouvrière juive. En même temps, le développement d’un
puissant courant antisémite au sein même des classes ouvrières d’Europe renforce cette pénétration. Il faut remarquer que malgré l’antisémitisme ambiant et croissant en
Europe, le courant sioniste au sein de la population juive d’Europe est resté minoritaire jusqu’à la veille de la Deuxième
Guerre mondiale.
Le mouvement sioniste : l’Organisation sioniste
Le Congrès de Bâle, en 1897, a décidé la création d’institutions destinées à l’objectif de création « pour le peuple juif d’un
foyer national en Palestine, garanti en droit », en clair d’un État des
Juifs. Une Organisation sioniste (OS) est créée pour coordonner
les activités nationalistes et pour appliquer le programme de
Bâle qu’on peut résumer en quatre points :
1) développement de la colonisation agricole et artisanale en
Palestine ;
2) effort d’organisation des Juifs dispersés ;
3) effort pour renforcer la « conscience nationale » de ceux-ci ;
4) démarches pour obtenir les accords gouvernementaux
nécessaires.
Les bases sociales du sionisme
Comme pour tout autre mouvement nationaliste de
l’époque, le mouvement sioniste est d’abord composé par des
couches moyennes cultivées en l’absence des notables traditionnels de la communauté et avec une faiblesse de représentation des couches populaires (artisanales et ouvrières). Un
des rares socialistes présents au Congrès de Bâle, Nahman
Syrkin, note : « Le sionisme présentait un caractère bourgeois correspondant au groupe social qui en était le promoteur. »
L’Organisation sioniste :
l’organe du mouvement national
Le Congrès de Bâle crée donc l’OS, une structure pyramidale, très centralisée, mais qui offre un cadre pour une discussion
démocratique et pour l’adhésion de nombreux Juifs - même si
ceux-ci resteront longtemps très minoritaires au sein des communautés. Les organisations sionistes locales sont dotées
d’une large autonomie et le Congrès sioniste, réuni tous les
deux ans à partir de 1901, constitue l’organe suprême du mouvement. Entre deux Congrès, un comité d’action de dix-huit
membres, originaires de différents pays, et un exécutif de cinq
membres, gèrent les affaires.
Ainsi l’OS est de fait le cadre d’un mouvement national et le
Congrès une sorte d’assemblée nationale juive en exil. Des fractions ne vont pas tarder à se constituer et devenir des sortes de
partis souhaitant contrôler le mouvement. En 1901, c’est la
Fraction démocratique, lancée par Chaïm Weizmann, le futur
président de l’État d’Israël (1948-1952) qui va souhaiter une
« synthèse sioniste » entre sionisme pratique, sionisme politique
et sionisme culturel. En 1902, les sionistes religieux fondent le
Mizrahi (qui signifie oriental). En 1903, c’est la « Fraction unifiée »
d’Oussiskhine qui se propose de représenter un « sionisme général ». Le douzième Congrès sioniste, qui s’est tenu à Carlsbad
en 1921, voit s’opposer trois blocs distincts : celui, dominant,
des sionistes généraux, constitué de centristes bourgeois qui
entendaient, comme Théodore Herzl, exprimer l’intérêt général
de la nation juive, celui des sionistes religieux - de Mizrahi -
et enfin les travaillistes sionistes, encore faibles mais qui vont
développer des infrastructures en Palestine et vont ainsi acquérir bientôt un rôle dominant dans l’OS.
L’irrésistible ascension du sionisme ouvrier
Entre-temps, entre 1897 et 1920, date de la fondation de la
Histadrout (Confédération générale des travailleurs juifs de
Palestine), le mouvement travailliste s’est constitué et va progressivement établir son pouvoir économique et politique en
Palestine.
L’apparition d’une gauche sioniste organisée se fait entre
1897 et 1906. C’est en 1897 que sont créés, respectivement à
Bâle et à Vilna, l’OS et le Bund socialiste. Celui-ci, antisioniste
et qui prône l’autonomie culturelle nationale dans le cadre de
la diaspora, devient bientôt la force la plus influente parmi les
Juifs de gauche d’Europe orientale.
La situation se précipite en 1903 avec l’éclatement en
Russie de nouveaux pogroms (assassinat de quarante-sept
Juifs à Kichinev) qui se poursuivent jusqu’en 1906. Le
bouillonnement politique chez les Juifs de Russie est considérable. Chacune des forces politiques se présente aux
masses juives comme le véritable champion de leur avenir.
Les sionistes craignent que le Bund parvienne à une révolution socialiste, le Bund que les sionistes dévoient les Juifs sur
la seule Palestine...
Une deuxième Aliya - vague d’immigration juive - part de
Russie entre 1904 et 1914 vers la Palestine : environ trente
mille personnes. Mais pendant la même période presque un
million de Juifs russes vont aux États-Unis...
C’est dans ce contexte que Ber Borokhov développe son
influence. En 1906, il fonde avec son ami Ben Zvi, le parti social
démocrate juif ouvrier/Paole Sion (Ouvriers de Sion). Son sionisme ouvrier se caractérise ainsi : le socialisme, par le moyen de
la lutte des classes, constitue le « programme maximal » et le sionisme est le programme minimal ou le « but immédiat ».
Pendant ce temps, en 1905, en Palestine, sont fondés par
des jeunes immigrants russes, radicalisés par la révolution
russe de 1905, deux partis sionistes travaillistes (Paole Sion et
Jeune Travailleur). Pour eux, l’avenir du peuple juif nécessite
une normalisation socio-économique garantissant aux Juifs l’accession à tous les rôles économiques loin des limites et de la
précarité de la diaspora... Cet objectif fondamental suppose
l’installation en Palestine d’une classe ouvrière juive.
Parmi ces immigrants socialistes sionistes, David Ben
Gourion, venu de Pologne, joue un rôle déterminant dans la
définition des thèmes fondamentaux du sionisme travailliste et
d’une nouvelle vision stratégique pour construire la Palestine
juive. Pour Ben Gourion, la classe des travailleurs doit se transformer en « nation au travail ». Celle-ci serait donc construite
avec le « capital national », c’est-à-dire avec les fonds recueillis
par le « mouvement sioniste ». On assiste ainsi à une « sionisation » de la notion marxiste de classe universelle. Ce n’est
plus la classe ouvrière qui est le moteur, c’est l’État-nation en
construction. C’est le « constructivisme » qui sera une stratégie
de développement et d’initiative de caractère public avec un
rôle important attribué aux kibboutz et à la Histadrout.
Ainsi la notion de lutte de classes à l’intérieur de la société
juive devient secondaire. Bourgeoisie juive de Palestine et
ouvriers juifs de Palestine avaient en gros les mêmes intérêts,
à la fois face à l’administration britannique et face aux aspirations des Arabes de Palestine : le clivage social entre Juifs se
trouve brutalement traversé par un clivage plus violent, un clivage opposant deux nations.
La nature spécifique de la colonisation sioniste (1882-1914) et la Déclaration Balfour (1917)
Une phase de colonisation classique
La construction du mouvement sioniste s’accompagne de
l’installation en Palestine d’une sorte de colonisation de peuplement. En même temps, l’influence grandissante du courant
sioniste ouvrier - qui deviendra majoritaire dans le mouvement sioniste au début des années 1930 - va donner à cette
colonisation un caractère très particulier.
Le début de cette colonisation de la Palestine peut être
situé en 1882. Les premiers immigrants sionistes - la génération de 1882-1883 - se heurtent immédiatement aux difficultés climatiques et géographiques. En outre, les autorités
turques sont hostiles, sans parler des pillards bédouins. Aussi
l’échec économique de l’expérience est-il évident après
quelques mois. Pour sauver la colonisation juive, le baron
Edmond de Rothschild prête son concours. Sous sa direction,
la colonisation s’effectue sur le modèle de la colonisation de
l’Algérie. Les colons sont des planteurs exploitant la main
d’oeuvre arabe qui travaille sur leurs domaines.
Le tournant de la colonisation sioniste a lieu après le début
de la deuxième vague d’immigrants juifs, à prédominance
russe, après 1904. Les nouveaux arrivants, imbus de principes
tolstoïens (retour à la terre) s’aperçoivent qu’ils n’ont aucun
avenir dans les colonies sionistes existantes. Impossible de
concurrencer les fellahs dont le niveau de vie est tellement bas qu’ils s’engagent pour une bouchée de pain. D’où, tout naturellement, la volonté de chercher une forme de colonisation
adaptée aux nouveaux venus et à leur niveau de vie à l’européenne. Ce sera la colonisation ouvrière. Avec l’aide des fonds
sionistes et principalement du Fonds national juif, qui procède
à l’achat de terres déclarées inaliénables et d’où la main
d’oeuvre indigène est exclue, les immigrants édifient leurs
propres colonies basées sur les principes coopératifs et collectivistes (ce seront les kibboutz).
Il s’agit donc de créer non seulement un État juif mais surtout une société purement juive disposant notamment de sa
propre base ouvrière. Par là, la colonisation sioniste diffère
radicalement du schéma colonial classique. Il n’est plus question d’exploiter les indigènes mais bien de les remplacer.
Distinction fondamentale en effet, mais non au point d’ôter au
sionisme son caractère colonial. L’hostilité des fellahs est suffisamment violente pour inciter les colons sionistes à établir très
tôt des organismes d’autodéfense.
Étant donné la nature spécifique de la colonisation sioniste,
le développement de la communauté juive en Palestine s’est
accompagné de la formation de véritables classes ouvrière et
paysanne juives et non pas d’une couche d’exploiteurs coloniaux. Le sionisme spoliait les Arabes, mais il ne les exploitait
pas. Ainsi, dès le début du XXe naît, par le processus d’immigration sioniste et la fusion des immigrants avec la communauté juive autochtone, une nouvelle nation dotée d’une langue et
d’une économie fermée propres (dont les Arabes sont exclus) :
la nation hébraïque-juive de Palestine.
Dès avant la première guerre mondiale, l’entité juive en formation, bientôt destinée à se transformer en État sioniste, fondée sur l’expulsion des Arabes palestiniens, sur la primauté de
la nation hébraïque-juive israélienne et sur des limites territoriales arrachées par la force, ne peut être acceptée par le
monde arabe. Il lui est donc nécessaire de trouver un protecteur. Ce sera l’Angleterre.
La Déclaration Balfour (novembre 1917)
C’est dans ce contexte qu’éclate la Première Guerre mondiale pendant laquelle l’avenir de l’empire ottoman est une
préoccupation constante des chancelleries occidentales,
comme le démontrent les accords secrets Sykes-Picot pour ne
rappeler que l’un des plans secrets de partage de cette région.
Les Britanniques ont d’ailleurs l’habileté de jouer simultanément sur plusieurs tableaux. Tandis que Lawrence d’Arabie et
ses amis s’efforcent de canaliser à leur profit le mouvement
d’émancipation arabe, les organisations sionistes obtiennent
du Cabinet britannique l’engagement de favoriser un protectorat juif en Palestine. C’est la célèbre « Déclaration Balfour » qui
représente le triomphe de la politique sioniste qui recherchait
depuis des années un protecteur attitré en Palestine. La victoire britannique allait bientôt lui donner force de loi internationale et protection offerte par le mandat britannique approuvé
par la SDN (Société des nations).
Conclusion : pour une critique du paradigme sioniste
Ainsi, avec la Première Guerre mondiale s’achève la phase
de construction du mouvement sioniste : un discours idéologique, à la fois diversifié et bien rôdé, une organisation technique et politique devenue opérationnelle, un mouvement de
colonisation bien enclenché en Palestine ; un triptyque auquel
il manquait seulement ce que Théodore Herzl a toujours considéré comme déterminant pour le projet sioniste : le soutien
diplomatique d’une grande puissance. En 1917, avec la
Déclaration Balfour, c’est fait.
Le mouvement sioniste a alors acquis sa double nature : un
mouvement nationaliste européen devenu inséparablement un
mouvement colonisateur outre-mer. En même temps, la tâche de
construire un État-nation ethniquement homogène dans un environnement hostile à l’expansion européenne ne pouvait être réalisé que par la création d’une communauté séparatiste dont la
cohésion devait être garantie par un credo idéologique fort, non
traversé par des clivages sociaux trop profonds. Tel fut aussi le
sens du sionisme ouvrier et de l’esprit du kibboutz. Parallèlement, le pouvoir colonial britannique fut la condition indispensable de la poursuite de la colonisation juive en Palestine.
Pendant le mandat britannique entre les deux guerres, le
nombre des Arabes qui vivaient en Palestine est passé de sept
cent mille à un million soixante-dix mille et le nombre des Juifs
de soixante mille à quatre cent soixante mille.
Si l’on doit s’en tenir aux chiffres, on pourrait affirmer qu’en
1918 le projet sioniste est en échec. Entre 1882 et 1914, ils ne
furent que quelques dizaines de milliers de Juifs à choisir l’option Palestine alors que des millions sont partis en Europe de l’ouest et surtout aux États-Unis. Cet échec « numérique »
signifie aussi que le discours sioniste n’avait pas convaincu la
grande majorité des Juifs candidats à l’émigration.
Cependant, à la fin de la Première Guerre mondiale, le mouvement sioniste se trouve non seulement renforcé par l’appui
anglais mais aussi par l’incapacité des autres courants politiques de l’époque (le libéralisme et le socialisme) à apporter
une réponse satisfaisante à la question juive contemporaine.
Enfin, il faut prendre en compte aussi la capacité du discours sioniste à expliquer à l’intérieur de sa vision du monde
les événements qui vont se succéder au cours de la première
moitié du XXe siècle : la fin des empires centraux et l’affirmation des questions nationales, les législations antijuives qui se
généralisent dans l’Europe des années 1930, la fermeture aux
immigrants d’autres terres d’accueil (établissement de quotas
aux États-Unis) et le judéocide.
Il nous faut donc pour conclure s’interroger sur ce qui caractérise ce qu’on pourrait appeler le paradigme sioniste tel qu’il
s’est constitué. En effet le sionisme politique n’est pas seulement l’idéologie qui fonde et justifie l’État d’Israël, c’est aussi
une vision du monde qui assure au discours sioniste une forte
cohérence interne.
Le postulat qui établit cette cohérence est clair : l’existence d’une question juive universelle et éternelle définit la condition juive.
À partir de ce postulat se décline un ensemble d’a priori historiographiques qui présentent le sionisme comme la conséquence inéluctable de l’histoire des Juifs :
– une vision téléologique et linéaire : les événements du
passé démontrent la nécessité historique de la fin de la diaspora et de la création de l’État des Juifs ;
– l’antisémitisme est une réalité éternelle, il est la particularité qui caractérise l’être-juif, sa condition existentielle ;
– l’unité du peuple juif : le peuple juif représente historiquement un corps unique et bien identifié au milieu des
nations des Gentils (non Juifs) ;
– l’existence d’une nation juive sur des bases territoriales : la
nation juive a droit à son propre État qui sauvegarde tout le
judaïsme et qui joue le rôle de « centre spirituel » pour les
minorités dispersées dans le monde ;
– le droit historique sur la Palestine : le peuple juif a un droit
sur sa propre patrie d’origine.
À tout cela, mais bien plus tard, les nouveaux historiens
israéliens ont commencé à répondre. Contentons-nous ici de
fixer les plus graves limites de ce paradigme historiographique sioniste :
– la première porte sur le « droit historique ». Sur ce point,
Maxime Rodinson a dit l’essentiel : « À aucun point de vue raisonnable, la première collectivité, qu’un éloignement près de deux fois
millénaire, a rendu étrangère à ce territoire, ne peut se voir attribuer
sur celui-ci des droits supérieurs à ceux de la seconde qui n’a cessé d’y
résider » (cf. Les Temps modernes, mai-juin 1967 : « Israël, fait
colonial ? ») ;
– la deuxième limite porte sur la sous-évaluation - comme
dans tout nationalisme - de l’Autre. En d’autres termes,
dans le discours sioniste euro-centré (sauf quelques exceptions), les Palestiniens ont été d’emblée exclus et même
occultés. C’est le fameux slogan sioniste « Une terre sans peuple
pour un peuple sans terre ». Cette lourde déficience à la fois historique, morale, psychologique et politique, que le sionisme n’a pas réussi à combler, constitue l’obstacle principal à
l’intégration pacifique des Juifs dans la région ;
– la troisième limite est à la fois cause et effet de la précédente : c’est la fétichisation de l’État sur des bases ethniques.
Ces limites politiques et idéologiques rendent en l’état peu vraisemblable une coexistence égalitaire entre les deux
ethnies en présence sur la même terre.
Bibliographie sommaire :
Sur le sionisme, la bibliographie est énorme. On se contentera ici de
présenter quelques références essentielles :
– Théodore Herzl, L’État des Juifs suivi de Essai sur le sionisme de Claude Klein, La Découverte 1990. Point de départ indispensable.
– Denis Charbit (présenté par), Sionismes, textes fondamentaux, Albin Michel, 1998, 980 pages de documents.
Trois livres, d’inspiration sioniste, critiques et bien documentés :
– Walter Laqueur, Histoire du sionisme, Calmann-Lévy, 1973, réédition Gallimard, 1994, 2 volumes.
– Mitchell Cohen, du rêve sioniste à la réalité israélienne. Préface de Théo Klein, La Découverte, 1990.
– Alain Dieckhoff, L’invention d’une nation. Israël et la modernité politique, Gallimard, coll. « Essais », 1993.
Deux livres théoriques essentiels :
– Maxime Rodinson, Peuple juif ou problème juif ?, Petite collection Maspéro, 1981. Recueil d’articles fondamentaux du meilleur connaisseur français du sionisme.
– Ilan Halévi, Question juive, Éditions de Minuit, 1981.
Un livre d’histoire classique d’inspiration marxiste-trotskiste
– Nathan Weinstock, Le sionisme contre Israël, Maspéro, 1969.
Enfin, l’itinéraire d’un sioniste devenant progressivement non-sioniste :
– Uri Avnery, Israël sans sionisme, Le Seuil, 1968.