Photo : Un pêcheur et des femmes sur une plage de Gaza, 16 décembre 2020 - Crédit : Mohammed Zaanoun (Active Stills)
Au lieu d’attendre que son mari pêcheur termine sa journée au large de la côte de Gaza, Mona Hneideq travaille désormais à ses côtés. Il pêche le poisson, tandis qu’elle crée et prépare de délicieux plats avec lui.
Avec 19 autres femmes, Mona Hneideq a ouvert la Fishermen’s Wives Seafood Kitchen, près du port maritime de Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza. Là, les femmes soutiennent leurs maris, dont le travail dans l’industrie de la pêche est soumis à des restrictions de plus en plus strictes de la part d’Israël.
« Ils partent pêcher tôt le matin, et une fois qu’ils sont de retour, nous récupérons les prises et préparons différents plats en fonction des commandes des clients », explique Mme Hneideq, 36 ans, à Middle East Eye, alors qu’elle nettoie le poisson.
« Nous préparons les repas, les emballons et les livrons ensuite dans différents secteurs de la bande de Gaza… Nous soutenons nos maris et les aidons à surmonter leurs difficultés. »
Mme Hneideq a décidé de soutenir son mari. Ils sont mariés depuis 14 années, au cours desquels elle l’a vu à plusieurs reprises sur le point de renoncer à la pêche.
« Il se sentait souvent démuni et désespéré, et il était sur le point d’abandonner sa profession. Lui et ses collègues pêcheurs sont poursuivis par des bateaux canons israéliens presque tous les jours.
Les forces d’occupation ouvrent le feu sur eux, menacent de les arrêter, confisquent leurs bateaux et limitent régulièrement la zone de pêche », explique-t-elle.
« À cause de cette situation, cela ne vaut parfois pas la peine de pêcher. Il y a de nombreux jours où il rentrait chez nous sans avoir rien gagné après une longue journée de pêche. Mais il y a aussi des jours où il se rattrape ».
Avant de se lancer, le mari de Mme Hneideq n’y croyait pas, en raison du sentiment de désespoir qui l’avait envahi.
« Nos maris avaient tous des doutes. Ils nous disaient que le projet allait échouer, d’autant plus que nous en avions lancé un similaire en 2021 et que nous l’avions abandonné quelques semaines plus tard parce que nous n’avions pas reçu assez de commandes », a déclaré Mme Hneideq.
« Mais cette fois-ci, nous avons bien travaillé sur le marketing et organisé une cérémonie d’ouverture avec un buffet ouvert pour attirer les clients. Nous recevons beaucoup de commandes et nos maris soutiennent maintenant l’idée parce qu’ils voient que ça marche. »
Des générations en mer
Si la plupart des 20 femmes qui travaillent dans la cuisine sont des épouses de pêcheurs, on y trouve aussi des filles de pêcheurs qui cherchent à soutenir leurs pères marins.
Ayant grandi dans une famille ancrée dans l’industrie de la pêche, Hanan al-Aqraa a appris à préparer des recettes à base de fruits de mer dès son plus jeune âge.
« Je me souviens que lorsque j’étais enfant, je venais au port de mer où mon père travaillait. Je lui apportais de la nourriture et du thé et je le regardais pêcher pendant des heures », raconte-t-elle à Middle East Eye.
« Mon grand-père était pêcheur. Aujourd’hui, mon père, mes oncles et mes frères perpétuent la tradition familiale. Je connais très bien les recettes de poisson et j’ai décidé de poursuivre la même tradition et de chercher une nouvelle opportunité de travail grâce à ce projet. »
Cette jeune femme de 29 ans est diplômée en littérature anglaise. Depuis l’obtention de son diplôme, elle n’a travaillé que quelques mois dans ce domaine.
« J’ai travaillé une fois comme formatrice en anglais, mais j’ai démissionné quelques mois plus tard parce que le salaire était très bas et les heures de travail très longues », a-t-elle déclaré.
« Je suis toujours à la recherche d’opportunités d’emploi, mais pour le moment, je travaille à la cuisine presque tous les jours. Nous avons un planning qui organise les heures de travail des femmes, et chacune d’entre nous travaille en fonction de son emploi du temps et des tâches qui lui sont assignées. »
Le taux de chômage dans la bande de Gaza sous blocus, qualifiée de « prison à ciel ouvert » par les groupes de défense des droits humains, atteignait 45 % à la fin de 2022, contre 13 % en Cisjordanie, selon le Bureau central palestinien des statistiques (PCBS).
Parmi les jeunes diplômés (19-29 ans) titulaires d’un diplôme intermédiaire ou supérieur, le taux de chômage à Gaza a atteint 74 %, contre 29 % en Cisjordanie.
Le projet de la cuisine est soutenu par une organisation non gouvernementale, le Centre de développement économique et social de Palestine, dans le cadre d’une initiative visant à améliorer les revenus des pêcheurs et à soutenir leurs familles.
Aucun autre travail
Au premier semestre 2023, environ 4 900 pêcheurs enregistrés travaillaient dans les cinq gouvernorats de la bande de Gaza. Ils font vivre au moins 50 000 personnes.
Selon Nizar Ayyash, chef du syndicat des pêcheurs de Gaza, le nombre de pêcheurs dans l’enclave côtière a augmenté au cours des dernières années, malgré les restrictions israéliennes imposées au secteur.
« Cette année, nous avons le plus grand nombre de pêcheurs enregistrés. La raison pour laquelle ce nombre augmente malgré le durcissement des restrictions est qu’il n’y a pas d’autres possibilités de travail à Gaza. Les gens dépendent principalement de la pêche et de l’agriculture », a déclaré M. Ayyash à Middle East Eye.
Depuis 2006, les pêcheurs et les agriculteurs sont les travailleurs les plus touchés par la domination israélienne sur Gaza, a déclaré le patron du syndicat.
« La première chose dont l’occupation s’occupe lorsqu’elle décide [de restrictions] est la mer de Gaza. Ils limitent immédiatement la zone de pêche de 12 à 6 ou 3 milles nautiques. En outre, il y a des arrestations quotidiennes, des confiscations de bateaux et des agressions », a déclaré M. Ayyash.
En vertu des accords d’Oslo de 1993 conclus entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), Israël est tenu d’autoriser la pêche jusqu’à 20 milles nautiques au large de la côte de Gaza.
Dans la pratique, cette disposition n’a jamais été respectée, les navires de combat israéliens apparaissant généralement entre 6 et 12 milles nautiques au large de la bande de Gaza. Il est arrivé que les pêcheurs de Gaza soient limités à trois milles nautiques par la marine israélienne.
« L’occupation israélienne confisque les bateaux et les équipements de pêche, tout en empêchant l’entrée à Gaza des équipements nécessaires à l’industrie de la pêche, et ce depuis 16 ans », a déclaré M. Ayyash.
« Ces équipements comprennent la fibre de verre, nécessaire à la fabrication et à la réparation des bateaux de pêche, ainsi que les moteurs. Aujourd’hui, lorsque l’un d’eux est cassé, les pêcheurs le réparent avec des pièces provenant d’autres moteurs en panne. »
« Si une pièce de moteur est disponible sur le marché noir, elle n’est pas authentique, et si son prix d’origine est de 100 shekels (27 dollars), elle leur coûte en réalité environ 1 000 shekels (275 dollars) ».
Né dans la mer
Sur une chaise en plastique à l’extérieur de la cuisine, l’oncle de Hanan, Adnan al-Aqraa, a pris un jour de congé pour pêcher.
Pêcheur depuis plus de 50 ans, Adnan dit avoir le sentiment d’être « né dans la mer ».
« Je travaille avec mon père dans la pêche depuis l’âge de 10 ans environ. Je l’aidais quand j’étais enfant et aujourd’hui c’est au tour de mes enfants de me seconder », a déclaré l’homme de 61 ans.
« Nous avons d’abord utilisé le filet de pêche, que nous ne pouvions utiliser que debout sur la plage. En 1984, nous avons acheté notre premier bateau, puis, au fil des ans, deux autres bateaux que mes frères, mes enfants et moi-même utilisons depuis des décennies », a-t-il expliqué à Middle East Eye.
Mais en 2021, un navire militaire israélien a tiré sur l’un des bateaux de la famille alors que M. al-Aqraa et ses frères pêchaient dans la zone de pêche autorisée.
« Le tir a laissé un trou dans le bateau, mais nous avons réussi à le réparer peu après l’incident. Ils ouvrent encore régulièrement le feu sur nos bateaux pour nous forcer à faire marche arrière, bien que nous naviguions dans la limite autorisée », poursuit ce père de 10 enfants.
Selon les pêcheurs et leurs épouses, le projet de cuisine, qu’ils ont lancé afin de défier les restrictions israéliennes, continuera d’être considérablement affecté par le blocus israélien.
Le type et la quantité de produits de la mer pêchés en Méditerranée au large des côtes de Gaza dépendent des milles nautiques autorisés par Israël pour la pêche. Lorsque les pêcheurs sont autorisés à naviguer entre 12 et 15 milles nautiques, le marché du poisson dans la bande de Gaza prospère ; davantage d’espèces de poissons sont disponibles, à des prix plus abordables pour les résidents.
« Le projet de cuisine des femmes de pêcheurs soutiendrait de nombreuses familles, mais il reste affecté par les restrictions qui nous sont imposées à nous, les pêcheurs », poursuit M. al-Aqraa.
« Par exemple, dans les années 1990, j’avais l’habitude de naviguer jusqu’à environ 20 milles nautiques. J’étais connu pour attraper du saumon blanc, car c’est la distance à laquelle il faut naviguer pour trouver ce type de poisson. Aujourd’hui, il est rare de trouver ce type de poisson sur le marché, car nous ne naviguons qu’à six ou sept milles nautiques. »
Sa nièce, Hanan, qui est chargée de recevoir les commandes des clients, abonde dans le même sens.
« Nous recevons quotidiennement des commandes de clients et préparons divers plats, notamment des soupes de produits de la mer, du riz, ainsi que du poisson et des crevettes grillées ou frites », explique-t-elle.
« Toutefois, notre menu quotidien se limite aux types de fruits de mer que nos pères et nos maris parviennent à pêcher dans la zone de pêche autorisée. »
Traduit par : AFPS