Amaal Abu Shamsa est incapable de rester assise pendant plus de 20 minutes d’affilée. Au cours de notre conversation de près de deux heures chez elle à Beita, un village situé dans le nord de la Cisjordanie occupée, Amaal Abu Shamsa s’est levée au moins une demi-douzaine de fois, dont une fois pour prendre un café, une fois pour m’offrir de la sleeka (un plat traditionnel palestinien à base de légumineuses), une autre pour ramasser des documents relatifs aux élections locales, et une fois pour se rendre sur la véranda et montrer le mont Sabih - qui, depuis mai dernier, est devenu un centre de la résistance populaire palestinienne à la suite de la reconstruction de l’avant-poste des colons, Eviatar.
"Regarder un film avec elle, c’est comme regarder deux films à la fois", plaisante la fille d’Abu Shamsa. Mais l’agitation de sa mère témoigne de son dynamisme incessant - un trait de personnalité profondément ancré qui a conduit Abu Shamsa à lancer un collectif de femmes pour soutenir la résistance populaire au mont Sabih, à quelque trois kilomètres de Beita.
Lorsque les manifestations ont commencé il y a près d’un an, les hommes de Beita, qui compte environ 18 000 habitants, ont décidé de maintenir une présence constante sur le mont, qui surplombe également les villages palestiniens de Yatma et Qabalan. Ils ont utilisé les réseaux sociaux pour diffuser en continu des images des manifestations, 24 heures sur 24, à la fois pour obtenir davantage de soutien de la part de toute la Palestine et pour rester en contact avec les habitants du village, notamment pour demander à boire.
Abu Shamsa a été l’une des premières à répondre à ces demandes, écrivant sur Facebook qu’elle traversait avec un autre ami le chemin rocailleux dans sa voiture pour livrer de l’eau et des collations aux jeunes du mont Sabih. En deux semaines, les livraisons sont devenues systématiques : deux fois par jour. Les femmes, qui formaient alors un groupe plus important, se sont réunies dans une grande salle de réception habituellement utilisée par la famille d’Abu Shamsa comme lieu de mariage. Elles préparaient la nourriture et recevaient des dons d’autres familles, notamment du pain, de la viande, du yaourt, des dattes, du riz et parfois de l’argent.
Les repas étaient livrés à midi et à minuit, explique Abu Shamsa. Elle était le noyau central, reliant et coordonnant l’approvisionnement, les opérations et la distribution parmi les femmes et les combattants de la résistance. Ensemble, elles ont préparé 250 repas par jour sur une période de 100 jours - une période dont Abu Shamsa parle avec émotion. Lorsque d’autres groupes de solidarité se sont joints aux rassemblements du vendredi, les femmes ont préparé collectivement pas moins de 3 500 repas ces jours-là.
"C’est ainsi que nous, en tant que collectif de femmes, avons découvert que notre unité fait bouger les choses", me dit Abu Shamsa tout en levant la cafetière d’une main et en la remuant de l’autre, manipulant le feu pour l’empêcher de déborder. "Les femmes de Beita ont suivi le développement de la logistique, la préparation des repas et les livraisons par le biais des réseaux sociaux. Les volontaires se sont multipliés ; de plus en plus de femmes sont venues apporter leur soutien en apportant leurs approvisionnements et leur temps", explique-t-elle. Une cinquantaine de jours après le début des manifestations sur le mont Sabih, les femmes ont décidé de donner un nom à leur initiative : "Aqal Wajib", un idiome arabe qui signifie "le moins que l’on puisse faire".
Nous avons appris de la résistance à Gaza
La lutte des habitants de Beita contre les tentatives des colons israéliens d’établir un avant-poste sur les terres du village a rapidement attiré l’attention des médias internationaux - notamment en raison de la répression des manifestations par l’armée israélienne qui a tiré à balles réelles. Dix Palestiniens ont été tués sur le mont Sabih depuis mai 2021, dont Muhammad Hamayel, 16 ans, et Ahmad Bani Shamsa, 15 ans, et plusieurs dizaines d’autres ont été blessés.
Les colons avaient déjà tenté d’établir un avant-poste sur le site à plusieurs reprises. Mais cette fois-ci, après qu’un Israélien a été abattu par des Palestiniens à la jonction Tapuach voisine, l’armée n’a pas immédiatement évacué l’avant-poste, ce qui a déclenché les protestations des résidents. Le gouvernement israélien a fini par évacuer l’avant-poste en juillet 2021, après que les colons eurent accepté de partir sans que leurs structures soient démolies, dans l’attente d’un examen du statut des terres et de l’éventuelle création d’une Yeshiva religieuse sur place. Dans le même temps, l’armée israélienne maintient une présence constante sur le terrain.
"Les colons n’ont pas le droit de vivre ici", affirme Shadi (nom d’emprunt demandé par souci de sécurité), un jeune homme de 24 ans originaire de Beita. Pour lui, l’avant-poste d’Eviatar représente l’implantation d’un groupe hostile au milieu des villages palestiniens. "Ce n’est pas comme s’ils venaient en paix ! Ils ne sont pas les bienvenus." Résister à l’implantation de l’avant-poste, dit-il, est "notre devoir national pour la protection des générations futures."
Shadi est certain que la résistance des habitants de Beita est la raison pour laquelle l’avant-poste a finalement été évacué. "Nous étions sur le mont Sabih tous les jours", dit-il. "Nous avons appris de la résistance à Gaza à utiliser des lumières, des lasers, des feux et des klaxons comme tactiques de confusion nocturne." Cependant, il craint que l’accord ne soit qu’une ruse pour permettre l’autorisation future de l’avant-poste. "Ce n’est toujours pas fini", dit Shadi, décrivant le projet de construire une Yeshiva à cet endroit comme "le clou de Joha" - un proverbe arabe faisant référence à une excuse irrecevable pour rester sur place. "C’est ainsi qu’ils calment les colons, gagnent du temps et finissent par légaliser [l’avant-poste]", ajoute-t-il.
L’évacuation initiale de l’avant-poste a entraîné une certaine perte d’intensité de la résistance populaire sur le mont Sabih, parallèlement à d’autres facteurs tels que l’arrivée d’un hiver particulièrement froid, la reprise de l’année scolaire et les victimes de l’armée israélienne. Cette situation n’est pas sans précédent ; après près de 20 ans de résistance populaire contre les colonies israéliennes et le mur de séparation en Cisjordanie depuis la deuxième Intifada, de nombreux points de tension ont atteint un point d’épuisement.
Un sentiment général de fatigue s’est répandu sous le poids de l’escalade de la violence des colons soutenue par l’État, des mesures punitives de l’armée israélienne et d’une Autorité palestinienne qui est à la fois gangrenée par la corruption et ne montre aucun intérêt à soutenir un mouvement national. Mais pendant les trois mois de résistance 24 heures sur 24, Abu Shamsa est certaine que le travail du collectif de femmes a contribué à soutenir les protestations.
"Notre initiative a largement contribué à ce que nos jeunes continuent à camper sur la montagne", dit-elle en se tournant pour regarder par la fenêtre en direction de la montagne. "Nous avons arrêté lorsque la résistance s’est ralentie à la suite de l’expulsion de l’avant-poste, mais nous ne voulions pas nous arrêter." Pendant près de 100 jours, dit Abu Shamsa, elle vivait sa vie à fond, faisant ce en quoi elle croyait.
Remettre en question les normes sociales
Les manifestants ne campant plus sur le mont Sabih, le collectif de femmes est passé à des activités plus sociales dans le village : visite aux familles des blessés et solidarité avec ceux qui ont perdu des êtres chers par des visites et la préparation de repas.
Khitam Dweikat, une autre membre du collectif, estime que l’opportunité présentée par la lutte de Beita n’a pas atteint son plein potentiel. Elle et Abu Shamsa en attribuent une grande part de responsabilité au parti Fatah (qui dirige l’Autorité palestinienne), qui avait promis de financer les activités du collectif mais n’a versé que la moitié de la somme promise.
Après que l’intensité de la résistance et des activités du collectif se soit calmée, le Fatah a offert à Abu Shamsa un emploi dans le dispositif de sécurité de l’AP. Bien qu’elle ait eu l’impression que ce geste était destiné à la mettre sur la touche, elle n’a pas pu laisser passer l’occasion d’un travail rémunéré. "Mon mari, mes frères, et même moi, je ne cesse de me demander : jusqu’à quand vas-tu rester bénévole ?" dit-elle. "Je n’ai pas de réponse, et j’ai donc accepté l’offre - mais je n’arrêterai pas [le bénévolat]". En effet, lorsqu’elle a trouvé plus de temps libre, Abu Shamsa a suivi une formation intensive de secouriste et se porte aujourd’hui volontaire en tant que secouriste local, parfois pour deux gardes d’affilée.
Dweikat, mère de deux jeunes garçons, est l’une des rares femmes qui travaillent en dehors de leur foyer à Beita, un village considéré comme conservateur. Avocate, son travail est principalement axé sur les litiges financiers et l’immobilier, mais elle représente surtout les femmes.
"Les femmes qui, comme nous, essaient d’aider leur ville natale, surtout en période de tensions et d’affrontements, sont les plus vulnérables, car c’est nous qui avons défié les normes sociales et fait de gros sacrifices pour sortir", dit-elle. "Un mot de remerciement aurait signifié le monde, mais au lieu de cela, nous avons été accueillis par des critiques et des rumeurs", ajoutant aux raisons de la suspension de leurs activités.
"Les gens parlaient, et ils n’étaient pas toujours aimables", poursuit Mme Dweikat, décrivant ses efforts comme un casse-tête pour ceux qui, dans le village, pensaient que les femmes ne devaient pas travailler en dehors de leur foyer ou indépendamment de leur conjoint. " Ce travail était considéré comme sans valeur, même s’il était essentiel pour soutenir les combattants. "
Néanmoins, Dweikat a transformé sa frustration en motivation et s’est présentée aux récentes élections municipales. Elle a choisi de se présenter presque incognito, en révélant son nom mais pas son visage - ce que certains Palestiniens considèrent parfois comme un signe que la femme participe davantage pour remplir le quota de genre que par intention de participation politique. Ce n’est pas le cas de Dweikat : "Je veux être utile, je ne me soucie pas d’être connue", dit-elle.
"Mon but est d’aider les femmes à réaliser de petits projets", poursuit Dweikat. "Je soutiendrai les femmes comme nous - surtout celles qui sont marginalisées et celles qui ont un handicap". Quant à la résistance populaire sur le mont Sabih : "Je veux continuer à soutenir, même si nous fournissons [seulement] aux combattants des dattes et des yaourts frais."
Traduction : AFPS