PLP : La lutte contre le mur semble se cristalliser
à Bil’in. Pourquoi ?
Mohammed Khatib : Pour vous répondre,
il faut que je donne des informations sur
notre village. Bil’in, qui est à 16 kilomètres
de Ramallah et à quatre kilomètres
et demi de la Ligne Verte, compte
1.600 habitants. Notre terre couvre 4.000
dunums [1]. Le mur nous a pris à l’ouest
2.300 dunums, soit environ 60% de notre
terre. Cette terre n’est pas seulement
celle mangée par le mur et non travaillée.
Une partie était déjà mangée par des
colonies. Aujourd’hui, une nouvelle colonie
se construit mais elle est considérée
par Israël comme faisant partie du bloc
de cinq colonies construites dans la
région. Elle est donc un quartier de cette
grosse colonie qui s’appelle Modi’in Illit.
Ce mur permet d’encercler les colonies
et de les séparer du reste. Modi’in Illit comprend
d’autres colonies qui n’ont pas de
nom en raison de la demande américaine
de ne pas créer de nouvelles colonies ;
l’ensemble compte 32.000 habitants.
Le ministre israélien du logement
a annoncé que le nombre d’habitants
de cette colonie serait de 150.000 en
2010. Ce nombre n’a pas plu au maire
de Modi’in Illit parce qu’on lui avait promis
300.000 habitants. Il n’accepte pas
les 150.000. Cela veut dire que les colons
veulent toujours plus de terre. Il faut analyser
la superficie confisquée et les modalités
de la construction urbaine pour comprendre.
Chaque immeuble a huit étages
de quatre appartements chacun. Il couvre
un demi dunum et donc, avec les terres
confisquées aux quatre autres villages
autour de Bil’in, on atteindra 12.000
dunums et il sera alors possible de loger
300.000 habitants. Les habitants prévus
de Modi’in Illit sont des religieux qui
font beaucoup d’enfants.
PLP : Ce sera donc une énorme colonie ?
M. K. : En fait, les dirigeants de cette
colonie ont fait une annonce dans les
journaux israéliens. Ils veulent transformer
le statut de cette colonie en ville
israélienne. Le plus dangereux c’est
qu’ils le demandent au ministre de l’Intérieur,
ce qui signifie que cette ville ferait
déjà partie dans leur esprit de l’Etat
d’Israël. Alors que si elle gardait le statut
de colonie, ce serait l’armée qui en
aurait la responsabilité dans les territoires
occupés et elle relèverait du droit
international.
PLP : Quels liens avez-vous avec les autres
villages touchés ?
M. K. : Chaque village a sa propre
situation et a un comité qui est relié avec
les autres dans toute la région de Ramallah.
Ils sont environ une vingtaine.
Quelques-uns sont actifs, d’autres moins.
- © Lisa Nessan
PLP : Avez-vous des réunions entre vous ?
M. K. : Chaque comité à ses propres
réunions mais nous avons une réunion
mensuelle ensemble. Dans chaque village,
le comité décide de sa propre action.
On discute des actions communes. Par
exemple : pour l’anniversaire de l’avis
de la CIJ, une action commune a été
organisée à Bil’in. Mais les actions ne
sont pas les mêmes partout car les situations
sont différentes. Dans certains villages,
le mur s’est arrêté ; par exemple
à Boudros [2] où il y a eu une forte mobilisation,
la trajectoire du mur a été changée. Aujourd’hui, le point sensible est
Bil’in où il y a une confrontation avec
l’armée.
PLP : Pourquoi ?
M. K. : Les autres villages attendent
un peu les résultats de cette action avant
de s’engager davantage.
PLP : Est-ce que les habitants des autres
villages viennent à Bil’in ?
M. K. : Il y a une présence limitée. Certains
viennent. Certains ne sont pas
convaincus par cette action. Ils nous disent
« Vous êtes un petit village, vous ne représentez
rien, vous êtes trop prétentieux »
mais finalement il y a toujours des participants
des autres villages à nos actions.
PLP : Depuis quand manifestez-vous ? Sous
quelle forme ? Avec quelle régularité ?
M. K. : Nous avons commencé le 20
février 2005. Le premier mois, nous manifestions
tous les jours. Après, pendant
deux ou trois mois, deux fois par semaine,
le mercredi et le vendredi. Maintenant
c’est tous les vendredis. Nous avons
besoin de continuer pour réussir. Notre
combat n’appartient pas seulement à nous
mais à tout le monde. Nous devons continuer
pour montrer une issue politique. Le
sens profond de notre lutte, c’est la lutte
contre l’occupation israélienne mais pas
contre le peuple israélien. Nous distribuons
des tracts aux soldats en leur disant
que nous ne sommes pas contre eux en
tant qu’individus mais contre ce qu’ils
représentent c’est-à-dire l’occupation.
- © Lisa Nessan
PLP : Cela doit faciliter la participation d’Israéliens
à votre lutte...
M. K. : La participation
d’Israéliens n’est pas seulement
une marque de
solidarité internationale
mais c’est aussi leur lutte
à eux.
PLP : Comment a été décidée
la participation israélienne ?
M. K. : Les premiers
venaient de Boudros où ils avaient déjà
lutté aux côtés des Palestiniens contre
le mur et d’ailleurs ils avaient déjà été là
au moment de la première Intifada. Ce
sont surtout « les Anarchistes contre le
mur ». Nous avions déjà eu des contacts
et entretenu des relations. Ce ne sont pas
eux qui ont inventé cette forme de lutte.
Chaque mois, nous avons une rencontre
avec les représentants des groupes
israéliens de la « Coalition israélienne
contre le mur » qui regroupe dix organisations
: Gush Shalom, Taayoush,
Machsom Watch, Yesh Gvul, AIC, Rabbins
pour les droits de l’Homme, Hamoked,
etc. Il y a un accord selon lequel la
direction sur le terrain est palestinienne
mais nous discutons avec eux ce que
nous voulons et ce qu’ils veulent, ce qui
est positif pour la lutte. De même avec
les Internationaux. Nous pensons que le
combat doit être triangulaire.
PLP. Quel est le climat des discussions ?
M. K. : Nous parlons en anglais, quelquefois
en arabe avec traduction. Il n’y
a pas de problème de langues. Nous
nous comprenons toujours. Au début, il
y avait des différences entre Palestiniens
et Israéliens dans la définition de
la violence et de la non-violence. Les
Israéliens considèrent comme violence
le fait de jeter des pierres, même s’ils
sont convaincus que les Palestiniens
ont le droit d’utiliser des pierres et même
d’autres moyens.
PLP : Y compris armés ?
M. K. : Effectivement ils ont ce droit.
Mais nous considérons que ce serait
plus nocif pour leur lutte. De même, nous
ne voulons pas de pierres.
PLP : J’ai entendu dire qu’il y aurait des provocateurs
israéliens qui se mêleraient aux
manifestants et jetteraient des pierres aux
soldats.
M. K. : Effectivement, c’est arrivé deux
fois. Ils ont été pris en photo par des
journalistes présents. Ce sont des soldats
parlant arabe qui sont introduits
parmi les manifestants et qui exhortent
les foules à jeter des pierres pour justifier
ensuite la violence israélienne.
PLP : Quelle est la stratégie de répression
d’Israël ?
M. K. : Les militaires n’aiment pas ce
qui se passe, d’abord parce que cette
forme d’action peut durer plus longtemps
que les autres formes d’action. Ensuite
parce qu’ils redoutent cette concentration
qui regroupe les trois composantes :
palestinienne, israélienne et internationale.
Et enfin parce que, avec cette forme
d’action, ils ne peuvent plus utiliser le
prétexte de la sécurité. Aujourd’hui les
manifestants des trois composantes
viennent ensemble, s’accrochent les uns
aux autres, s’attachent aux arbres et les
militaires ne peuvent pas invoquer la
sécurité. Face à cela, que peut faire le
soldat israélien ? Le soldat est devant
un choix : utiliser tout l’équipement qu’il
a, ou non. S’il l’utilise, les médias montrent
qui emploie la violence et qui ne
l’emploie pas. S’il ne l’utilise pas, les
Palestiniens voient que cette forme de
lutte fonctionne, se sentent plus forts
que les Israéliens qui ne peuvent pas
grand chose contre ce type de manifestants
et cela peut leur permettre d’aller
vers les bulldozers et d’arrêter le mur.
Dans tous les cas, aujourd’hui, les soldats
utilisent toujours la violence : gaz,
arrestations, car ils ont peur que nous arrivions
aux bulldozers.
PLP : Une telle forme de lutte nécessite beaucoup
de maîtrise des manifestants ?
M. K. : Beaucoup de ceux qui entendent
parler de lutte non violente ont
l’impression que c’est beaucoup plus
simple de lutter de cette façon-là. En
fait, cela demande beaucoup de courage
car nous ne sommes pas armés,nous avançons vers les soldats en nous
tenant par la main. De toute façon, chacun
est seul dans sa détermination. Le
nombre des participants n’est pas important
car chacun d’entre eux est représentatif
de toute la population, qui est
contre l’occupation. Nous avons deux
objectifs : arrêter le mur et envoyer un
message sur ce qui se passe et sur la
façon dont nous luttons, laquelle doit
attirer la sympathie sur nous. On peut
gagner avec peu de gens. Si vous me
demandez si beaucoup de gens croient
à cette bataille, il suffit de constater que
des intellectuels et des responsables de
toutes les organisations, y compris du
Hamas, viennent nous voir et disent dans
les journaux que si cette forme non violente
de lutte s’accompagne de succès,
ils nous suivront. Tout le monde regarde
si nous réussissons. C’est pour cela que
nous décidons de continuer.
- © Lisa Nessan
PLP : Avez-vous réfléchi sur les deux Intifadas
précédentes et les formes de lutte qu’elles
ont utilisées ?
M. K. : La deuxième Intifada a connu
un certain nombre de violences, avec
beaucoup de morts des deux côtés.
L’armée israélienne a organisé la terreur
contre les Palestiniens qui n’osaient plus
sortir de chez eux et elle a tué pour tuer.
Elle l’a avoué. En particulier en utilisant
le concept de « guerre contre le terrorisme
». Nos objectifs de lutte
sont de montrer qu’il y a une victime
et un bourreau et de faire
tomber le mur de la peur construit
par Israël qui empêchait les gens
d’agir. A Bil’in, notre lutte y a
contribué.
PLP : S’agit-il d’une critique de la
lutte armée ?
M. K. : Un de nos succès est d’avoir
amené d’autres qui luttaient à leur manière
à se joindre à nous, en espérant qu’ils
en tireront un enseignement. Les leçons
tirées de la première et de la deuxième
Intifadas ont des points positifs et des
points négatifs. On a vu et convenu que
seule cette forme de lutte peut fonctionner.
Nous n’obligeons personne à y participer
mais nous espérons des résultats
positifs pour faire adhérer les gens à cette
forme de lutte. En fin de compte, ce que
nous voulons, c’est l’application des résolutions
de l’ONU et de l’avis de la CIJ.
PLP : Quelle solidarité voulez-vous ?
M. K. : Israël a été créé par la communauté
internationale et en même
temps il est dirigé par des gouvernements
qui refusent d’appliquer le droit
international et qui le bafouent le plus.
Nous ne demandons pas plus que l’application
du droit. J’estime que chacun est
responsable du non respect du droit par
Israël. Il ne suffit pas de dire qu’on est
solidaire de la lutte palestinienne. On
doit faire partie de cette lutte pour l’application
du droit, en particulier avec des
pressions sur Israël. Il faut passer de la
notion de solidarité au statut d’acteur.
En fin de compte, chacun, en tant que
citoyen, a une responsabilité par rapport
à la politique d’Israël. Il faut participer
aux manifestations pour la Palestine,
ici et là-bas. Ici, pour que votre pays
applique des sanctions contre Israël.
Mais il ne faudrait pas appréhender cette
action comme une simple solidarité avec
les Palestiniens, mais comme une action
pour le droit. Ici vous avez aussi une
action particulière à mener contre les
entreprises françaises qui construisent
un tramway qui renforce la colonisation.
PLP : Que pensez-vous de l’action de l’Autorité
palestinienne ?
M. K. : Il y a un comité national contre
le mur avec des représentants de l’Autorité
palestinienne, dont Qadura Farès, qui
suivent ce qui se passe à Bil’in et qui y
viennent pour soutenir notre lutte. C’est
nous qui décidons des actions et qui
allons voir le comité pour qu’il nous aide.
Mais nous voulons garder notre indépendance.
Propos recueillis par Bernard Ravenel