Nous libérer en nous jetant à l’eau.
Je ne cesse de me demander ce que les autres trouvent de normal ou de beau dans ce monde absurde. Ce qui me réconforte, dans cet univers sinistre, c’est le sourire sur les lèvres de mes deux petites filles. Il pleut aujourd’hui à Gaza. J’ai l’impression d’assister à une cérémonie de purification. L’année a été dure et l’avenir ne s’annonce pas plus clément. Nous avions grand besoin de cette pluie, car la région est en ébullition depuis l’hiver dernier. On dit qu’après la pluie vient le beau temps. Puis-je espérer que quelque chose se produise au niveau national, quand ce genre d’espoir a si peu de chances de se concrétiser ?
Les premières gouttes de pluie m’ont rappelé mes années d’université. Vêtue d’une simple veste dans la froide ville d’Amman, je me rendais à l’université de Jordanie, pleine de rêves d’avenir et sans attaches. C’était le bon temps. A l’époque, l’Intifada n’avait pas encore commencé et je rêvais d’une bande de Gaza où il ferait bon vivre. Peut-être suis-je trop pessimiste, mais c’est la pluie qui me rend nostalgique du temps où les Palestiniens faisaient des projets de liberté, de réforme et de développement et où ils croyaient pouvoir bâtir un Etat palestinien. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Nous régressons, nous demandant seulement s’il y aura du Coca-Cola au marché, si nous obtiendrons un laissez-passer ou non, tant nous sommes prisonniers, littéralement enchaînés. J’ai parfois le sentiment que, face à la mer de Gaza, nous nous disons que le seul moyen de nous libérer serait de nous jeter à l’eau. Sombre ? Peut-être. Suicidaire ? J’essaie de ne pas le paraître. Râleuse ? J’ai des raisons de l’être !
J’ai participé à une vidéoconférence où des femmes de Gaza s’entretenaient avec des femmes de Cisjordanie. Les deux groupes ont évoqué leurs soucis quotidiens. Il nous est apparu, à nous femmes de Gaza, que nous ne savions absolument rien des Cisjordaniennes. Que ce soit pour se rendre à l’école ou à l’hôpital, elles doivent attendre des heures aux postes de contrôle, alors que nous pensions être les seules auxquelles ce sort était réservé. Pour les habitants qui travaillent à l’extérieur de leur ville, les problèmes sont décuplés, car ils doivent franchir plusieurs postes de contrôle par jour pour faire la navette. N’est-il pas curieux et, dans une certaine mesure, consternant que nous soyons tellement minés par les problèmes de Gaza, aussi innombrables soient-ils, que nous ne puissions imaginer que les habitants de la Cisjordanie aient les leurs. A force de penser en termes d’isolement et de solitude, de laissez-passer, de factions, de frontières et de gouvernement différents, on en vient à s’éloigner les uns des autres. Je suis néanmoins convaincue que nous sommes unis dans notre cœur et dans nos pensées et que c’est là l’important. L’union doit-elle être associée à la liberté de mouvement ? (Pardon pour ces propos qui peuvent sembler un peu sarcastiques et confus.) En tant que Palestiniens, nous vivons la même tragédie, avons le même parcours, connaissons les mêmes chansons et faisons sans doute les mêmes rêves. J’espère que cette séparation ne se traduira pas par des objectifs différents. Vous savez, j’aimerais amener mes filles ici et leur parler de leur pays. L’une d’elles croit que le nom de son pays est Gaza !
Les femmes de Gaza ont parlé de leurs efforts pour s’adapter à un environnement qui se dégrade. Dieu nous a dotés de cette capacité à partager nos mauvaises expériences pour que nous sachions que nous ne sommes pas seules dans ce monde. La force de ces femmes et leur aptitude à tenter de régler les problèmes pour améliorer leur sort sont extraordinaires. L’une d’elles a dit qu’elle voulait suivre des cours d’alphabétisation pour pouvoir lire les lettres envoyées par son fils détenu en prison. C’est fabuleux !
Heba, Gaza
Ce blog vise à décrire la vie à Gaza : espace confiné et en proie au désordre, ressources limitées, conditions de vie stressantes, résignation et fluctuations idéologiques…
L’histoire avortée de Suriya
Suriya, qui fête aujourd’hui ses 27 ans, s’est mariée à l’âge de 19 ans. Mais vendredi dernier, son mari, Mohammed, a été tué par un obus israélien à Khan Younès avec neuf autres Palestiniens. Au début, Mohammed travaillait comme ouvrier du bâtiment en Israël, où il construisait des colonies pour son ennemi sur la terre même d’où ses ancêtres avaient été chassés en 1948. Il gagnait bien sa vie mais, en 2000, avec la deuxième Intifada, il a perdu son emploi, comme 300 000 autres Palestiniens.
Après deux ans d’essais infructueux, Suriya est tombée enceinte en 2002. Mais comme son mari ne travaillait pas et que le couple vivait essentiellement de l’aide sociale, elle n’a pas pu se nourrir comme l’aurait exigé son état, si bien que sa petite fille, qui souffrait d’anémie et de malnutrition à la naissance, est morte à l’âge de 6 mois.
Cette année, Suriya est à nouveau tombée enceinte et la nouvelle a comblé le couple de joie. Mais vendredi dernier, Mohammed a été tué. Le lendemain, Suriya a perdu son fœtus de 3 mois.
Yasmine, Gaza
En attendant que tout s’effondre
“Comme un cadavre” : c’est par ainsi que mes amies décrivent leur vie actuelle à Gaza, qu’elles décrivent Gaza. Mais la question est de savoir si elles ont un autre choix. Elles prennent ce qu’on leur donne et continuent de vivre. Je ne peux m’empêcher de soupirer quand on m’interroge sur les attentes et les opinions du peuple à l’égard des derniers accords de paix, du “traité”, des réunions ou des conférences comme celle d’Annapolis (à ce sujet, un ami a demandé en plaisantant si on allait à nouveau dépenser 1,75 million de dollars – le coût du tombeau d’Arafat – pour nourrir cette assemblée de rapaces). Il faut s’adapter ou mourir. La viande est rare et très chère. Les bouchers ne travaillent pas autant que par le passé. Et les gens n’achètent que ce qu’ils ont les moyens de s’offrir. Un kilo de viande à ragoût se vend 52 shekels (13 dollars) alors que le revenu journalier moyen de la majorité des habitants est inférieur à 2 dollars.
Pendant ce temps, la ville de Rafah reste fermée et Gaza livrée à elle-même. Les responsables de cette situation sourient en attendant que tout s’effondre. Je dis “tout” parce que, nos vies, ils les ont déjà. Mais au bout du compte, le succès se mesure non pas en termes de vies humaines, d’espoirs anéantis, de consciences étouffées, de chances perdues ou d’avenirs détruits, mais en fonction du degré d’effondrement de Gaza pour que les choses puissent revenir à la “normale”.
Laila Al-Haddad, Gaza-Durham
Je suis une journaliste palestinienne qui partage son temps entre la bande de Gaza et les Etats-Unis, où vit le père de mon fils Yousuf, qui est un réfugié palestinien privé de son droit de rentrer en Palestine. A travers ce blog, je veux évoquer la difficulté d’élever un enfant entre deux mondes. Une rude épreuve, où le personnel rejoint le politique.
Mourir à 14 et 15 ans
Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé dans la tête de Bilal et Nihad Nabaheen, ces deux élèves de l’Ecole préparatoire pour garçons. Mais d’après ce que m’ont dit mes collègues des urgences de l’hôpital d’Al-Aqsa, leurs corps chétifs ont été retrouvés criblés de balles. La vie des enfants à Gaza est intolérable : pauvreté, violence, insécurité, absence totale de distractions, autrement dit, vie anormale… La bande de Gaza compte 1,4 million d’habitants, dont 60 % ont moins de 17 ans et les deux tiers sont des réfugiés.
Ce jour-là, quand leurs rêves ont irrémédiablement pris fin, les deux garçons se trouvaient tout près de la barrière qui sépare la bande de Gaza d’Israël, et les soldats qui se trouvaient dans le mirador ne pouvaient pas manquer de les voir. Les soldats sont équipés de jumelles et d’autres dispositifs très sophistiqués qui leur permettent de repérer facilement deux garçons qui jouent dans un pré. Je ne sais pas s’ils jouaient ou s’ils essayaient de franchir la frontière pour sortir de leur grande prison et accéder au monde extérieur. Je ne sais ce qui se passait dans la tête de ces deux Palestiniens maigrichons et rêveurs. Toujours est-il que leur triste aventure s’est soldée par une mort tragique, infligée par des soldats qui savaient très bien faire la distinction entre des enfants et des miliciens. Les soldats comme les enfants sont victimes de l’occupation, une occupation qui prive les militaires de leur humanité.
Je suis médecin de formation et je défends les droits humains et les droits des femmes.
Mona El-Farra