Après une nuit de jets de pierres qui a fermé les principales artères de transport du nord du Néguev, au lever du soleil, la circulation était fluide comme d’habitude. La police n’a même pas eu besoin de diriger ou de sécuriser les carrefours. La flambée de violence est un rituel nocturne. Pendant la journée, le spectacle revient aux abords du village bédouin de Sawa.
Depuis deux semaines, le Fonds national juif, qui administre une grande partie des terres publiques d’Israël, effectue des "plantations d’arbres" ou des "travaux agricoles" près de Sawa, sur une petite colline située en face du quartier "non reconnu" de la tribu Al-Atrash. En apparence, les arbres sont plantés pour "sécuriser" les terres des Bédouins et les empêcher d’étendre leurs constructions illégales dans la zone. Mais plus que tout, c’est la façon dont les organismes d’État, le JNF, l’Autorité foncière israélienne (ILA) et la police font preuve de meshilut - un terme hébreu qui fusionne gouvernance et souveraineté.
Il ne s’agit pas de l’une des célèbres forêts du JNF qui ont recouvert d’une couverture verte une grande partie de la campagne israélienne. En fait, l’année dernière, la Société pour la protection de la nature en Israël a assigné la JNF devant la Haute Cour de justice, affirmant que les plantations de Sawa étaient nuisibles à l’écosystème désertique du Néguev. La société de protection de la nature a perdu. Il s’agit de "plantations temporaires" destinées à "protéger" les terres des Bédouins qui les revendiquent comme leur zone de pâturage historique et, aujourd’hui, comme un espace où la prochaine génération pourra construire ses maisons. Le JNF et l’autorité foncière effectuent des plantations temporaires depuis des décennies, généralement de manière discrète et parfois dans le cadre d’affrontements violents avec les Bédouins. Ce qui a changé en 2022, c’est que pour la première fois dans l’histoire d’Israël, les Bédouins ont des représentants dans la coalition, sous la forme de la Liste arabe unie, qui peuvent menacer de faire tomber le gouvernement.
Cela ne signifie pas que le gouvernement va renoncer à son spectacle de meshilut dans le Néguev. Après tout, la coalition comprend également de fervents partisans de la droite comme le ministre du logement Zeev Elkin, qui est en charge de l’ILA, et la ministre de l’intérieur Ayelet Shaked, qui a donné le feu vert à la poursuite des travaux il y a deux semaines. En outre, la direction de JNF, du président au sommet, est plutôt nationaliste et comprend de nombreux représentants de l’opposition qui seraient plus qu’heureux de voir ce gouvernement renversé. C’est donc un meshilut pour tout le monde. Même s’il s’agit d’une souveraineté diurne très limitée.
Les véhicules de terrassement utilisés par le JNF sont amenés chaque matin. S’ils avaient été laissés sur le site, ils auraient été incendiés. Les longs camions jaunes qui les transportent passent la journée garés sur la route 31, en attendant de pouvoir les sortir avant le coucher du soleil. Pendant ce temps, les bulldozers aplatissent le terrain à l’extérieur de Sawa, entourés de 200 policiers armés en tenue anti-émeute, renforcés par quelques drones, quatre chevaux et une équipe de buggys à dunes. De l’autre côté, on trouve à peu près le même nombre de jeunes hommes, le visage couvert de kaffiyehs, et quelques activistes plus âgés et politiciens locaux.
Le spectacle commence à dix heures du matin avec quelques pierres lancées en direction de la police, qui commence à avancer tandis qu’un officier leur crie dans un haut-parleur de "maintenir une ligne droite". Mais avant qu’ils ne progressent beaucoup, les dune buggies surgissent de derrière la colline et recouvrent les manifestants d’un rideau de poussière. Quelques suspects sont rapidement tirés de la foule et mis au sol. La police tire quelques grenades paralysantes et la foule se disperse rapidement. Moins de 20 minutes d’une confrontation largement mise en scène des deux côtés, mais très peu de violence réelle. La police reçoit l’ordre de rentrer et la population locale applaudit ironiquement. "Chapeau à la police", crie l’un d’eux. "Respect total pour avoir arrêté un enfant de sept ans. Chapeau à l’État d’Israël."
Il est difficile d’exagérer le caractère artificiel de l’épreuve de force entre les représentants de l’État et ses citoyens bédouins. Tous sont des acteurs dans la pièce de théâtre meshilut du Néguev. Tout le monde, les Juifs comme les Bédouins. Des lanceurs de pierres symboliques à l’officier de police bédouin qui plaisante avec eux une demi-heure plus tard, lorsque les casques sont enlevés, en passant par les policiers qui retournent en masse vers les camions de restauration pour un déjeuner précoce. Même les ouvriers qui ont planté la rangée d’"arbres" malheureux - des gaules, à peine des brindilles, qui plient déjà vers la terre dans leurs pitoyables petits abris - les ouvriers qui les ont plantés sont deux Bédouins d’une tribu voisine. Ces pauvres petits tamaris seront de toute façon déracinés dans quelques heures, lorsque le soleil se couchera et que la police se fera discrète. Ils ne deviendront jamais des arbres adultes. Ils ont fait leur temps. Tout comme les politiciens locaux.
L’un de ces groupes est constitué par les politiciens bédouins locaux qui donnent des interviews musclées sur les "terres bédouines historiques", mais qui commencent ensuite à se chamailler entre eux pour savoir s’il faut blâmer la Joint List d’Ayman Odeh de ne pas entrer au gouvernement et d’avoir plus d’influence ou l’UAL de Mansour Abbas. L’UAL est au gouvernement mais n’a pas empêché la plantation d’arbres ni les politiciens juifs de droite qui viennent de l’autre côté du site pour se faire photographier tout en promettant de se battre pour que les Juifs continuent à planter des arbres en Terre d’Israël. Mardi, c’est la faction parlementaire du Likoud qui est arrivée, sans tenir compte du fait que c’est un gouvernement Likoud qui, il y a moins de deux ans, a suspendu les "travaux agricoles" sous la pression. Cela n’a pas empêché leur leader Benjamin Netanyahu de les envoyer ici pour essayer d’attiser les tensions. Mercredi, c’est le suprémaciste juif Itamar Ben-Gvir, pistolet à la ceinture, qui est arrivé avec trois jeunes arbres qu’il a plantés près du site, avant de donner une série d’interviews aux médias israéliens avides de ses provocations.
Ben-Gvir, comme le JNF, a reçu une dispense rabbinique spéciale pour planter des arbres l’année de la shmita, alors que la terre, selon la Torah, doit rester en jachère et non entretenue. Parce que lorsque la meshilut est en jeu, la Torah peut être contournée. En l’état actuel des choses, le long bras de Dieu - ou comme il se manifeste dans le ciel du Néguev, les F-35 de l’armée de l’air israélienne décollant d’une base aérienne voisine et vrombissant au-dessus de nos têtes - fait sa propre démonstration de puissance à bas bruit. Les jets furtifs peuvent peut-être faire l’aller-retour jusqu’en Iran, mais ils ne peuvent pas contribuer à résoudre la disparité la plus flagrante de la société israélienne.
Il ne s’agit pas vraiment de savoir qui aura le droit d’utiliser la terre - les Bédouins ou les Juifs. Les arbres sont temporaires et ne changeront pas les faits sur le terrain. Et tandis que les Bédouins conserveront leur accès à la terre, les villages "non reconnus" resteront des bidonvilles privés jusqu’à ce que les tribus et le gouvernement trouvent une solution viable pour la planification rurale et urbaine à long terme dans le Néguev.
Si un gouvernement israélien était censé être capable de le faire, cela aurait dû être celui-ci, avec sa composition unique de droitiers, de centristes, de gauchistes et d’islamistes. Au lieu de cela, c’est peut-être la question qui fera tomber ce gouvernement.
Depuis une semaine, l’UAL menace de ne plus voter avec le gouvernement si les plantations se poursuivent. Peu importe le financement et la législation qu’ils espèrent obtenir en siégeant dans la coalition, ils ne peuvent pas se permettre que le spectacle continue. Cela pourrait leur coûter cher lors des prochaines élections et la Liste commune profite déjà de l’événement. Mais Elkin et Shaked ont peur des médias sociaux de droite qui les accusent de "se vendre aux Frères musulmans".
Alors que les rideaux étaient sur le point de descendre sur la scène à la tombée de la nuit mercredi, un compromis a émergé. Les travaux seraient suspendus jusqu’à ce que "des arrangements puissent être trouvés". Mansour Abbas pouvait se targuer d’avoir gagné la journée tandis qu’Elkin affirmait qu’il n’était de toute façon pas prévu de poursuivre les travaux au-delà de mercredi, bien que le président du JNF, Avraham Duvdevani, ait déclaré dans une interview quelques heures auparavant que les travaux devaient se poursuivre "pendant une période prolongée".
La coalition a survécu à une nouvelle crise, et contrairement aux précédentes, celle-ci n’a pas rapproché ses membres les uns des autres. Les acteurs reviendront pour un autre acte de cette farce et la bombe enfoncée sous la coalition fait toujours tic-tac.
Traduction : AFPS
Photo : 13/01/2022, au moins 16 Palestiniens ont été arrêtés par les forces d’occupation israéliennes qui ont attaqué une manifestation pacifique dans le Néguev