Photo : Salfit (Wikipedia)
Salfit, Cisjordanie occupée - Assem Khater ne souhaite rien de plus que de construire une clôture autour de son jardin, afin de protéger ses trois enfants d’une chute de 4 mètres dans la vallée adjacente lorsqu’ils jouent.
Mais s’il le fait, cet homme de 36 ans risque de voir sa maison de deux étages démolie par l’armée israélienne, dans le village de Bruqin, à l’ouest de la ville de Salfit, dans le nord de la Cisjordanie occupée.
Depuis 17 ans, les autorités israéliennes qui occupent la Cisjordanie interdisent à Khater d’apporter des modifications ou des ajouts à la maison qu’il a fini de construire à l’âge de 21 ans, sur un terrain privé dont il a hérité avec des documents qui portent le nom du père de son grand-père décédé.
Khater montre du doigt la colonie israélienne illégale de Bruchin, située à quelque 400 mètres de là, sur la colline qui leur fait face.
"Dans tous les pays du monde, les gens peuvent posséder et construire. Mais ici, ils [les Israéliens] sont autorisés et ont le droit de le faire, alors que nous - les propriétaires de la terre - ne le pouvons pas", a déclaré M. Khater.
Il a poursuivi, "Ils viennent ici et colonisent. Ce sont des colonisateurs et non des colons, c’est ce que nous continuons à enseigner à nos enfants".
Lorsque Khater a emménagé dans sa maison en 2007 avec sa femme Duaa, l’armée israélienne s’est présentée sur le pas de leur porte avec un ordre d’arrêt des travaux, c’est-à-dire une interdiction d’apporter des modifications à leur maison.
Sous prétexte que sa maison a été construite sans permis délivré par l’armée israélienne dans la "zone C" - les 60 % de la Cisjordanie sous contrôle exclusif de l’armée israélienne - les autorités israéliennes ont surveillé la maison de Khater et ses environs pendant 17 ans, avec des patrouilles constantes et des drones de surveillance. Tous les outils de construction ont été confisqués et toute nouvelle structure a été démolie.
Les autorités n’étaient pas les seules à le surveiller, les colons israéliens des colonies illégales voisines étaient également habilités à le faire.
Le gouvernement israélien accorde à ses colons de Cisjordanie quelque 20 millions de shekels (5,5 millions de dollars) par an pour surveiller, signaler et restreindre les constructions palestiniennes dans la zone C. L’argent sert à embaucher des inspecteurs et à acheter des drones, des images aériennes, des tablettes et des véhicules, entre autres.
Le 4 avril, les autorités israéliennes ont demandé à doubler ce montant dans le budget de l’État, pour le porter à 40 millions de shekels (11,1 millions de dollars).
"On ne peut rien ajouter à sa maison, absolument rien", dit Khater. "Même les outils appartenant au gouvernement palestinien sont confisqués.
"Il y a peu de temps, des employés de la municipalité de Bruqin sont arrivés avec un tracteur pour réparer les canalisations d’eau souterraines de la région. Ils ont travaillé sur la route principale, à seulement 8 mètres de la zone C, et l’armée a confisqué le tracteur de la municipalité pendant trois mois", poursuit-il.
En juin 2022, 17 ans après avoir emménagé, le couple a été ébranlé de voir l’armée israélienne revenir avec un ordre de démolition et un délai de grâce de trois jours pour déposer une requête auprès de la Haute Cour israélienne.
Alors que Khater a déposé la requête et attend une réponse, sa maison pourrait être démolie par l’armée israélienne à tout moment.
"La maison est censée être l’endroit le plus sûr pour quelqu’un, et pourtant nous avons constamment peur de nous réveiller et de les trouver ici", a déclaré M. Khater.
"Nous dormons tous les jours à 3 heures du matin et nous nous réveillons avant 6 heures, car nous nous attendons à ce qu’ils viennent tard dans la nuit ou tôt le matin. C’est ainsi que nous vivons", a-t-il poursuivi.
Zone C
La famille Khater fait partie des dizaines de milliers de personnes de la zone C de la Cisjordanie qui vivent dans la crainte constante d’être chassées de leurs maisons et de leurs terres par Israël.
Les forces israéliennes ont déjà déplacé de force 218 Palestiniens de leurs maisons lors de démolitions dans la zone C au cours des trois premiers mois de 2023, ce qui représente plus d’un tiers des 594 Palestiniens déplacés pendant toute l’année 2022, selon les chiffres de l’Organisation des Nations unies (ONU).
L’armée israélienne n’a pas répondu à une demande de commentaire d’Al Jazeera.
Démolitions de maisons palestiniennes en Cisjordanie occupée par Israël depuis 2009 (Al Jazeera)
Le nouveau gouvernement israélien d’extrême droite, qui a prêté serment fin décembre, a également poursuivi ses projets de déplacement forcé de milliers de Palestiniens dans les régions de Masafer Yatta et de Khan al-Ahmar - dans la zone C - et a multiplié les démolitions de maisons palestiniennes dans la partie occupée de Jérusalem-Est.
Près de 12 % de la population palestinienne de Cisjordanie vit actuellement dans la zone C, soit environ 375 000 personnes. Alors qu’au moins 46 % de la zone C est constituée de terres palestiniennes privées, moins de 1 % est accessible à la construction palestinienne, et la plupart de ces terres sont déjà construites.
La zone C est en grande partie rurale et comprend les seules terres restantes pour l’expansion et le développement palestiniens. C’est également la seule partie contiguë de la Cisjordanie.
La présence des colonies israéliennes illégales, du mur de séparation et de centaines de points de contrôle et de bases militaires a transformé la Cisjordanie en 165 "enclaves" palestiniennes déconnectées (PDF) qui souffrent de graves restrictions en matière de développement et de circulation.
Pendant ce temps, plus de 70 % de la zone C, soit environ 44 % de la Cisjordanie, est utilisée pour des colonies israéliennes illégales et des zones de tir militaire, entre autres zones restreintes.
Le gouvernement israélien a cherché à annexer officiellement la zone après avoir construit des centaines de colonies illégales et d’avant-postes depuis 1967, dont la plupart ont été construits entièrement ou partiellement sur des terres palestiniennes privées et abritent aujourd’hui environ 700 000 colons israéliens.
Colonies israéliennes en Cisjordanie occupée (Al Jazeera)
Les colonies constituent une violation du droit international et servent à empêcher la formation d’un éventuel État palestinien sur les territoires occupés en 1967 que sont la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza.
Lors des trois élections israéliennes de 2019 et 2020, les deux plus grands partis politiques israéliens de l’époque - le Likoud et le Bleu et Blanc - se sont engagés à annexer la Cisjordanie.
Le nouveau gouvernement a été encore plus direct que les précédents quant à son intention d’annexer la Cisjordanie et de maintenir la domination juive des deux côtés de ce que l’on appelle la "ligne verte", qui sépare Israël et le territoire palestinien occupé selon les lignes d’armistice de 1949.
70 maisons sont menacées
Au sud-ouest de Bruqin se trouve le village de Kufr al-Dik où, selon les autorités palestiniennes, au moins 70 maisons situées dans la zone C ont fait l’objet d’un ordre d’arrêt des travaux ou de démolition.
Sur ces 70 maisons, au moins 15 sont menacées de démolition imminente. Au cours des cinq derniers mois, les forces israéliennes ont démoli trois maisons dans le village.
Kufr al-Dik est coincé entre plusieurs colonies illégales et zones industrielles, ce qui limite considérablement sa capacité d’expansion. Plus de 85 % du village est classé en zone C, tandis que le reste est en zone B, déjà construite.
"À Kufr al-Dik, 35 maisons ont été construites sur des terres achetées à Bruqin parce qu’il n’y a nulle part où s’étendre", a déclaré à Al Jazeera Mohammad Naji Odeh, chef de la municipalité de Kufr al-Dik.
"Les gens n’ont pas d’autre choix. Il n’y a plus de terres dans la zone B - c’est pourquoi les Palestiniens prennent le risque de construire des maisons dans la zone C, près de la zone bâtie existante", a expliqué M. Odeh.
Le 10 janvier, les forces israéliennes ont démoli la maison de deux étages qu’Odeh possède avec son fils Ibrahim, âgé de 26 ans, peu après leur emménagement, après quatre ans de construction.
Lorsque la famille a déposé une requête contre l’ordre de démolition, les forces israéliennes ont détruit la maison en quelques jours.
En 2018, l’armée israélienne a émis de nouveaux ordres militaires l’autorisant à démolir toute maison palestinienne ou toute autre structure jugée "nouvelle", dans les 96 heures suivant la délivrance d’un avis de démolition. Les nouvelles structures sont définies comme ayant été construites au cours des six derniers mois, ou habitées pendant moins de 30 jours avant l’avis de démolition.
"Je ne souhaite ce moment à personne", a déclaré Odeh à Al Jazeera. "On ressent une telle humiliation et un tel mépris. Regarder ses efforts et son travail de plusieurs années, notre maison démolie, alors qu’on est coincé dans une voiture avec les mains menottées".
"C’étaient des fascistes, des terroristes, dans tous les sens du terme", a-t-il ajouté.
Atmosphère de paranoïa
Selon M. Odeh, le nouveau gouvernement israélien a sensiblement intensifié l’application des ordres de démolition dans la zone C, ce qui a semé la panique parmi les habitants.
En janvier, l’armée israélienne s’est présentée à la porte d’entrée de la famille Ahmad à Kufr al-Dik et lui a remis un ordre d’arrêt des travaux, trois ans après l’achèvement de la construction et l’emménagement.
"Nous avons acheté ce terrain et construit notre maison avec notre sang, notre sueur et nos larmes. Il nous reste 60 000 shekels (environ 17 000 dollars) à payer, et maintenant ils veulent la démolir", a déclaré Fatima Ali Ahmad, une institutrice de 32 ans qui vit dans la maison avec son mari et ses quatre enfants.
"Nous n’avons personne pour nous défendre. C’est une politique israélienne systématique. Seul Dieu peut leur barrer la route", a-t-elle déclaré à Al Jazeera.
Sur le terrain situé devant leur maison, un habitant d’un village voisin de Salfit a construit un petit café avec des panneaux d’aluminium à la fin de l’année dernière et a payé un loyer à la famille Ahmad. L’armée israélienne a débarqué au bout d’une semaine et l’a forcé à le démolir.
Mais l’armée israélienne n’est pas la seule à harceler les Palestiniens dans la zone C.
"Il y a quelques mois, un colon est venu voir mon mari alors qu’il se trouvait à l’extérieur et lui a dit : "Tu voles, ce n’est pas ta terre".
"Pouvez-vous imaginer ? dit Ahmad. "Les sionistes ont pris notre terre, et maintenant ils prétendent que nous volons notre propre terre ! C’est le summum de notre souffrance."
Depuis quelques années, l’armée israélienne a mis en place une ligne téléphonique directe, appelée "War Room C", qui permet aux colons de signaler les constructions palestiniennes dans la zone C.
Pour les Palestiniens, l’atmosphère générale de paranoïa qui règne parmi les résidents n’a fait qu’empirer les choses.
"La semaine dernière, j’ai sorti les tapis pour nettoyer l’intérieur de la maison. Les gens ont commencé à m’appeler pour me demander si l’armée allait venir démolir", raconte-t-elle.
Son père, Fathi, âgé de 65 ans, renchérit : "À Kufr al-Dik, tout le monde a la main sur le cœur, tout le monde s’inquiète pour sa maison".
"Ils [Israël] veulent contraindre les Palestiniens à occuper la plus petite surface de terre possible et les pousser hors de leur propre pays. C’est tout."
Traduction : AFPS