« Nous n’avons qu’une demande : qu’à nos efforts correspondent en miroir ceux d’Israël pour appliquer la feuille de route ». Pour le nouveau Président de l’Autorité nationale palestinienne, l’aide économique de l’Union européenne est la bienvenue dans un pays ravagé par l’occupation et quatre ans de destructions systématiques des infrastructures palestiniennes par l’armée israélienne ; selon le dernier rapport de la Banque mondiale, « la récession économique que traversent les territoires occupés est la plus grave de l’époque moderne ». Mais cet engagement, indispensable pour une population dont près de la moitié vit en deçà du seuil de pauvreté, ne saurait se substituer à une véritable perspective politique. Celle de la fin de l’occupation et de la colonisation, celle du droit.
L’Europe est-elle en mesure d’entendre ce message, ou va-t-elle continuer à se contenter d’un appui économique à une Palestine sous occupation, y cultivant le discours de la nécessaire démocratisation indépendamment de toute perspective d’indépendance ? Pas avare de principes proclamés, l’UE affiche volontiers son soutien à la « feuille de route » du quartette, malgré un calendrier d’application déjà périmé, et à une « solution politique au conflit » fondée sur la coexistence entre deux Etats. Mais, alors que Washington mène une opération de séduction sur le vieux continent, se contentera-t-elle de quémander des Etats-Unis qu’ils s’engagent davantage, sans interroger la faillite de leur soutien inconditionnel aux exigences du gouvernement d’Ariel Sharon ?
Londres : le refus d’Israël
La conférence de Londres, organisée par le Premier ministre britannique ce premier mars pour consacrer la reconnaissance du Président palestinien et soutenir les réformes palestiniennes, aura sans doute un mérite : dépasser le caractère virtuel qu’Israël avait imposé à la conférence précédente, en 2003, en refusant de laisser sortir les dirigeants palestiniens, contraignant l’ensemble des participants à un débat par vidéo-conférence.
Il n’empêche qu’elle augure mal des orientations à venir de la politique européenne au Proche-Orient et n’indique guère que l’UE entende quitter le milieu du gué. Tony Blair, embourbé dans l’occupation de l’Irak, vilipendé à la veille d’élections générales - le 5 mai prochain - pour une politique moyen-orientale aux succès contestés et guidée par un atlantisme sans contrepartie, souhaitait pourtant faire de cette conférence une vitrine. Il n’a eu de cesse de plaider, et d’ailleurs à juste titre, le caractère prioritaire de la résolution du conflit israélo-palestinien. D’autant qu’au-delà de l’injustice de la poursuite de l’occupation, il pèse aussi et depuis trop longtemps comme un abcès dans toute la région, compromettant au passage l’impact des discours pourtant martelés sur sa démocratisation dans le sillage de la guerre en Irak. Tony Blair n’aurait pas rechigné à un succès diplomatique et médiatique dans la région. Las, initialement envisagée pour relancer la feuille de route, la conférence de Londres s’est transformée en réunion des donateurs à l’ANP. Faute de participation de l’un des protagonistes, en l’occurrence les représentants de la puissance occupante israélienne.
Et pour cause. Les autorités de Tel-Aviv n’hésitent pas à exiger une « réforme palestinienne » ni à faire des remontrances aux participants à la conférence de Londres, accusés de laxisme bienveillant à l’égard de l’ANP sur la question du démantèlement des organisations de la résistance... Une fois encore pour mieux refuser tout respect des engagements pris quant à la mise en œuvre de la feuille de route, qu’il s’agisse de l’arrêt des violences de l’armée, de la libre circulation en Palestine, ou de l’arrêt de la colonisation en amont d’une négociation ajournée. Un nouveau programme de construction de 6000 logements pour de nouveaux colons en Cisjordanie vient d’être annoncé, de même que la mise en place d’un nouveau tronçon du mur dans et autour de Jérusalem, englobant la colonie de Ma’ale Aumim et coupant en trois la Cisjordanie. Ehud Barak, commentant l’avancée de la construction du mur, se réjouissait dans Libération (31 janvier) de ce qu’il permettrait l’intégration à Israël de 60 % à 80 % des colons. Soit l’annexion des principaux blocs de colonies. Shimon Pérès réfute toute idée de calendrier de négociations autres que « sécuritaires » et toute perspective de solution politique, au nom des difficultés que les mobilisations de colons font peser sur l’actuel gouvernement israélien. Et, résumant les velléités de son gouvernement, Ariel Sharon en appelle les Palestiniens à « renoncer à leurs rêves ».
Moins de trois semaines plus tard, le 22 juillet, c’est un non catégorique que le gouvernement israélien a opposé aux propositions du sommet arabe réuni à Alger, auquel participaient treize chefs d’Etat des vingt-deux membres de la Ligue arabe. Sa résolution finale visait à réactiver une initiative de paix globale avec Israël, fondée sur le retrait israélien des territoires arabes occupés, sur la création d’un Etat palestinien avec une solution garantissant le droit au retour des réfugiés palestiniens. Tel-Aviv l’a rejetée. Prétexte : le texte serait « en retard » sur les changements dans le monde arabe.
Mais le refus d’Israël de participer à la conférence de Londres n’a entraîné aucune réaction des Etats européens. Pas plus que celle des autres participants. Condoleezza Rice, secrétaire d’Etat des Etats-Unis, mais aussi Kofi Annan, secrétaire général de l’Onu, et Javier Solana, haut représentant de la Pesc...
Deux poids, deux mesures ? Les Etats européens, et la France en particulier, ont été parmi les premiers à se réjouir des manifestations de l’opposition libanaise. Mais aussi à en appeler à une application dans les plus brefs délais de la résolution 1559 du Conseil de sécurité, exigeant notamment de Damas un retrait de ses forces du Liban. Vérité en deçà du Litani, mensonge au-delà ? Les mêmes règles et la même fermeté ne s’appliquent pas à tous. Tel-Aviv ne participera pas à la conférence de Londres, l’UE et ses Etats membres s’en tiendront au constat.
« Besoin de paix, pas que de réforme »
« Les Palestiniens ont besoin de paix. Pas que de réforme ». Répété par Mahmoud Abbas, ce message n’est rien d’autre pourtant qu’un constat d’évidence. Au lendemain de l’élection de Mahmoud Abbas à la présidence de l’ANP, le 9 janvier dernier, l’Europe s’est réjouie. Elle a su rappeler - comme elle l’avait fait d’ailleurs dans son refus de stigmatisation du président Yasser Arafat- qu’il appartient au peuple palestinien de choisir démocratiquement ses représentants. Mais elle a apprécié aussi les orientations stratégiques définies par Mahmoud Abbas, qui reposent sur un double appel à des négociations politiques avec Israël fondées sur le droit international, tout le droit international, et à la démilitarisation de l’Intifada. Deux axes indissociablement liés : la mise en place d’un Etat de droit, la dynamisation de la société civile palestinienne, le modelage d’institutions démocratiques justifiant du monopole étatique de l’usage de la force, le début de mise en œuvre d’un programme de développement économique, ne sauraient trouver de point d’appui légitime et sérieux sans perspective crédible de paix durable. C’est-à-dire de mise en œuvre du droit international. Un regard borgne qui privilégierait l’un de ces deux axes en négligeant le second serait donc voué à l’échec. L’Europe, qui lit la période qui s’ouvre comme celle d’une « fenêtre d’opportunité » et qui prétend soutenir le pari difficile d’Abou Mazen, a la responsabilité de lui en donner les moyens.
Cela suppose d’exiger d’Israël le respect de ses engagements et du droit international et de ses engagements. A commencer par le démantèlement du mur, conformément aux recommandations de la Cour Internationale de Justice du 9 juillet dernier, adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies - avec le vote des 25 Etats membres de l’UE - le 20. Cela suppose, fondamentalement, une perspective politique claire et un calendrier d’application précis. Quitte à faire enfin pression sur Tel-Aviv.
Ce n’est pas la direction prise par l’UE. D’une part, la conférence de Londres confirme un engagement sur le seul terrain de la réforme politique interne palestinienne et du soutien économique aux territoires occupés. D’autre part, l’Europe refuse toute pression sur Israël et engage au contraire une politique de voisinage qui introduit de fait cet Etat dans l’union européenne économique.
Angélisme létal
« Chacun sait ce que tout le monde veut. Et nous voulons tous la même chose : deux Etats, avec Israël en sécurité et une Palestine viable », croit pouvoir avancer Tony Blair, en dehors ici de toute référence au droit, à laquelle est substitué le concept de « viabilité ». Tout le monde le veut ? Il suffisait de s’en convaincre, méthode Coué à l’appui.
Cette conférence londonienne s’est donc concentrée sur les réformes palestiniennes et sur l’aide à la reconstruction. En se contentant de demander aux autorités israéliennes de s’abstenir de démolir une nouvelle fois les infrastructures dès lors reconstruites, et de faciliter les déplacements palestiniens à l’intérieur du territoire occupé.
Pour la commissaire européenne chargée de la politique de voisinage, il s’agit de faire mesurer concrètement à la population palestinienne les dividendes des pas vers la paix ; sans en interroger la nature ou la réalité, et en s’en justifiant pour développer avec Israël la politique de voisinage.
Trois volets ont été définis. D’abord, le soutien à la réforme engagée par le nouveau gouvernement palestinien, avec une triple priorité : la mise en place d’un système respectueux de la loi et d’un système judiciaire indépendant, l’organisation d’élections législatives en juillet), et la gestion correcte des fonds. Ensuite, une aide à l’Unrwa. Enfin, l’aide à la mise en place de projets urgents et de services de base. Ce qui n’est d’ailleurs pas négligeable, quand, selon la Banque mondiale, 16% de la population palestinienne dépense moins de 40 euros par mois, que près de la moitié vit avec moins d’1,6 euro par jour et que le taux de chômage qui était un peu supérieur à 10% en 2000 dépasse aujourd’hui 25% des actifs, dont plus de 40% vivent dans la bande de Gaza. L’UE envisage une aide de 250 millions d’euros pour 2005.
Reste, souligne Javier Solana, que les 25 doivent jouer tout leur rôle économique et social, mais aussi politique. Rappelant la nécessité d’un Etat palestinien dans le frontières de 1967, il ajoute que « le plus tôt sera le mieux ». Jacques Chirac plaide pour une conférence internationale cette année. Ses chance de succès dépendent aujourd’hui des pressions que les Etats européens auront ou non le courage d’exercer enfin sur Tel-Aviv. Pour qu’à la « fenêtre d’opportunité » ne se substitue pas le verrou de l’occupation coloniale.
Isabelle Avran