La vue depuis la maison de mes grands-parents à Jericho, la ville où j’ai grandi, donne sur les crêtes montagneuses de la vallée du Jourdain qui dévalent vers la Mer Morte. Au-delà de l’horizon de ces montagnes, de la Mer Méditerranée qui s’étend hors de ma portée en tant qu’habitant de la Cisjordanie occupée, viendraient les plus beaux couchers de soleil. Je me suis toujours demandé si mes ancêtres, qui vivaient sur la même terre, ont apprécié cette vue autant que moi.
Ma famille, les Barahmeh, est un des clans autochtones de Jéricho, dont les racines dans la vallée du Jourdain remontent à des siècles. Cependant à partir d’un âge précoce, j’ai compris — comme mon père et mon grand-père — que cette vallée n’appartenait plus à « nous ».
Peu de temps après que nous avons en 1967 été soumis à occupation, Israël a commencé à construire des colonies comme Mitzpe Yericho, Yitav et Kalia, autour de Jericho et dans toute la vallée du Jourdain, où elles se sont développées et se sont maintenues jusqu’à ce jour. Ces pratiques coloniales et expansionnistes n’ont pas commencé avec le Likud ou avec d’autres partis de droite, mais avec le Parti Travailliste. Un tel vol de terres et une telle annexion ont depuis toujours été un élément central de l’identité institutionnelle d’Israël, à travers les générations de Palestiniens.
Si l’on regarde une carte de la Cisjordanie aujourd’hui, Jericho apparaît comme une île palestinienne isolée, entourée de tous les côtés par un océan envahissant de terres sous le contrôle des Israéliens et de colonies juives. Alors que j’ai le privilège de voyager dans le monde entier, il y a des endroits qui sont seulement à quelques kilomètres de chez moi où je ne suis jamais allé parce que Israël ne m’autorise pas à y aller. En tant que Palestiniens détenteurs d’un carte d’identité verte, Israël nous met à l’écart par un système d’identification à plusieurs niveaux qui détermine où nous pouvons aller ou pas. Pour me rendre à Jérusalem, la ville où je suis né, j’aurais besoin d’une autorisation délivrée par l’armée israélienne.
Je n’ai jamais été davantage confronté à cette réalité que lorsque, à l’age de 19 ans, j’ai essayé d’aller à la plage de Kalia sur la rive nord de la Mer Morte en Cisjordanie occupée. Bien qu’elles soient à un quart d’heure de voiture de Jéricho, ces plages sont la propriété des Israéliens et sont gérées par eux. Elles sont « censées » être ouvertes à nous, Palestiniens, mais immédiatement en arrivant, mon profil racial a été établi et l’entrée m’a été refusée. Pour eux, j’étais un « hôte » indésirable, sur les rivages mêmes que mes ancêtres ont fréquentés pendant des siècles.
Si vous demandez aux Palestiniens de la vallée du Jourdain ce qu’ils pensent de l’annexion, beaucoup vous répondront qu’ils pensaient que nous avions déjà été annexés il y a longtemps. C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous empêcher de tourner en dérision le tollé mondial croissant, alarmiste et existentiel, à l’approche du 1er juillet - la date à laquelle le gouvernement israélien s’est engagé à commencer à faire avancer l’annexion "de jure" (de droit).
Cette indignation ne nous concerne pas, nous Palestiniens. Si c’était le cas, le monde nous aurait écoutés il y a des années. Elle concerne plutôt ceux qui maintiennent en vie une grande illusion qui leur permet de dormir la nuit au lieu de s’attaquer à l’oppression systématique à laquelle les Palestiniens sont confrontés. Cette grande illusion c’est l’échec du paradigme d’Oslo qui n’a jamais reflété l’horrible réalité qu’Israël façonnait sur le terrain, ainsi que le « processus de paix » en faillite qui a été conçu pour satisfaire l’imaginaire du monde et lui enlever son obligation d’agir. Pour ceux qui défendent cette illusion, la façade de la solution à deux états est beaucoup plus importante que les souffrances de millions de personnes.
Je ne sais pas ce qui va se passer le 1er juillet, ni ce qu’Israël prévoit exactement d’annexer officiellement. Mais je sais très bien que Ia continuité de la politique israélienne, qui vise à réaliser la vision du Grand Israël, se poursuivra progressivement. Depuis des décennies, Israël s’est emparé de nos terres et de notre eau, a restreint nos déplacements, a détruit notre économie, déplacé nos villages, et mis fin à nos vies, tout en nous traitant comme des êtres humains inférieurs — simplement parce que nous sommes Palestiniens. Et après ceci, le monde pense toujours que nous n’avons pas encore franchi le Rubicon.
Le monde ne doit pas être surpris par ce qui se passe le 1er juillet. Au lieu de cela, il doit se scandaliser de ce que nous soyons forcés de vivre dans un système qui offre la liberté et les droits fondés sur l’origine ethnique. Dans le cadre de ce système, nous Palestiniens sommes soit privés de liberté, soit d’égalité, ou des deux, selon que nous soyons citoyens d’Israël, habitants de Jérusalem, sujets soumis à l’occupation en Cisjordanie et à Gaza, ou réfugiés attendant le retour. C’est un système où le fait d’être Palestinien peut souvent faire la différence entre la vie et la mort. Un système qui de façon flagrante entérine la suprématie et la domination d’un groupe de personnes.
La lutte des Palestiniens aujourd’hui ne consiste pas seulement à se battre contre l’annexion, ce que nous devons continuer à faire. Il consiste à démanteler l’ensemble du système d’apartheid. Le monde doit reconnaître cette réalité pour ce qu’elle est, et exercer sur Israël une pression politique et économique pour démanteler ce système. Si le monde s’intéresse plus au maintien de la réalité parce que cela entretient une façade convenable, alors le monde lui-même est complice.
Au lieu de maintenir cette grande illusion, ce dont nous avons besoin maintenant ce sont des solutions systématiques qui construisent un nouveau contrat social entre le fleuve et la mer, dans lequel tous pourront être libres et avoir des droits égaux. Il ne s’agit pas de savoir qui vous êtes ou d’où vous venez, ou de savoir si vous êtes Palestinien ou Juif — il s’agit des valeurs que vous défendez. Nous ne pouvons pas laisser une autre génération de Palestiniens grandir sous l’apartheid.
Salem Barahmeh est le Directeur Exécutif de l’Institut Palestinien de Diplomatie Publique, organisation indépendante basée à Ramallah qui défend partout dans le monde la liberté et les droits des Palestiniens.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS