Isoler le régime d’apartheid : une volonté du mouvement de libération, relayée par l’opinion publique internationale
Isoler le régime d’apartheid était l’un des quatre piliers de la stratégie élaborée par le mouvement de libération, avec la lutte clandestine, la lutte armée et la lutte de masse à l’intérieur du pays. L’objectif était d’affaiblir le régime sur le plan économique, de l’isoler sur le plan politique, de l’atteindre dans sa fierté nationale en le bannissant des échanges sportifs et culturels pour l’amener à négocier avec ceux qui se battaient pour que « l’Afrique du Sud appartienne à tous ceux qui y vivent, Noirs et Blancs ».
Toutefois cet objectif ne sera atteint qu’après des années de luttes du peuple sud-africain soutenu par les gouvernements des pays scandinaves, les pays du bloc communiste et les campagnes des mouvements anti–apartheid qui réussiront à susciter un mouvement de solidarité à l’échelle de la planète. Mais également après la chute de l’URSS. Il faut en effet rappeler que cette lutte contre un ennemi héritier des théories nazies de la suprématie de la race blanche, qui se voulait le défenseur du monde chrétien et le champion du monde libre contre le communisme, se déroule au moment de la guerre froide et de la décolonisation, soit au moment où a lieu un affrontement idéologique entre deux blocs par pays interposés et que le continent africain le paiera au prix fort.
Les déclarations et résolutions de l’Organisation des Nations Unies qui qualifient le régime d’apartheid de « crime contre l’humanité » et l’adoption en 1973 de la Convention internationale pour l’élimination et la répression du crime d’apartheid vont donner un appui considérable aux mouvements anti-apartheid. Les militants du mouvement de solidarité vont en effet pouvoir s’y appuyer pour demander à leurs gouvernements respectifs l’application des sanctions globales et obligatoires, surtout à ceux des pays qui se sont opposés ou se sont abstenus lors du vote pour l’adoption de ces résolutions, en particulier les USA, la Grande-Bretagne et la France.
L’embargo militaire
L’embargo sur les armes, munitions et matériel sensible appelé par le Conseil de Sécurité des Nations Unies en 1963 deviendra obligatoire en 1977. Cependant c’est entre ces deux dates que la coopération militaire de pays occidentaux avec le régime d’apartheid sera renforcée, atteignant son paroxysme en 1977 avec le premier essai nucléaire sud-africain et continuant encore après que l’embargo soit devenu obligatoire.
Il faudra toute l’énergie des mouvements anti-apartheid pour exiger le respect de cet embargo en particulier en France où les relations militaires avec l’Afrique du Sud remontent à la guerre d’Algérie. Des militaires français qui avaient expérimenté les méthodes de la lutte anti-guérilla et les méthodes musclées des interrogatoires des insurgés en Algérie ont formé les militaires sud-africains. Le Général André Beaufre, un stratège de la lutte anti-guérilla, qui était un ami personnel de Pieter Willem Botha, a donné de nombreuses conférences dans les écoles militaires sud-africaines et des militaires sud-africains ont été accueillis régulièrement dans les écoles militaires françaises. La France a équipé l’armée sud-africaine de matériel militaire en faisant ainsi une des mieux équipée au monde. Les avions de chasse Mirage, les hélicoptères Alouette, Frelon, les avions de transport Transal et les véhicules blindés Panhard ont équipé l’armée et la police sud-africaine à partir des années 1960. La France est devenu le principal fournisseur d’armes du gouvernement de l’apartheid entre les années 1963 et 1975. Pour déjouer l’embargo, la France a accordé en 1971 une licence qui permettait à l’Afrique du Sud de fabriquer ses propres Mirage et missiles Crotale. En 1988 la France vendait le système de détection par satellite Spot à l’Afrique du Sud, en prétextant qu’il s’agissait d’un outil scientifique et pas d’un matériel sensible.
La France, comme d’autres pays occidentaux, a également joué un rôle particulièrement important dans l’accès de l’Afrique du Sud à l’arme nucléaire. Les « liaisons dangereuses » de la France et de l’Afrique du Sud dans le domaine nucléaire remontent aux années 1960 quand le Général de Gaulle a conclu un marché secret avec le Premier ministre Hendrick Verwoerd pour que la France importe illégalement de l’uranium sud-africain et namibien nécessaire à son projet de faire de la France une puissance nucléaire. Uranium contre armement, le marché convenait aux deux parties qui se moquaient bien des interdits des Nations unies ou de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique. En 1976 la France a signé un contrat pour la construction de la centrale atomique de Koeberg, s’engageant par ailleurs à former une centaine d’ingénieurs et techniciens pour la maintenance de la centrale. Les banques françaises Crédit Lyonnais et la Banque d’Indochine et de Suez fournirent 82% des capitaux. Les États-Unis, la République Fédérale Allemande, le Japon et la Belgique ont eux aussi participé à l’aventure. Le Mouvement anti-apartheid français dénoncera le scandale mais encore trop faible, il ne pourra pas y mettre un terme et un an plus tard, l’Afrique du Sud sera en mesure de procéder à un premier essai nucléaire. Cela un an après le massacre de Soweto, et au moment où l’embargo sur les armes, munitions et matériel sensible devient obligatoire.
Quand les protestations contre cette collaboration honteuse deviendront trop fortes, la France finalement votera en faveur de l’embargo international. Mais l’Afrique du Sud aura acquis suffisamment de matériel et de savoir-faire militaire. De plus, l’Afrique du Sud pourra compter sur Israël avec qui la collaboration militaire a été scellée en 1974 par la visite de Moshé Dayan en Afrique du Sud et renforcée en 1976 par un accord de collaboration nucléaire. D’après certains , les deux États auraient participé à un essai nucléaire conjoint dans l’Océan Indien en 1979, essai jamais revendiqué ni avéré. Aujourd’hui, si l’Afrique du Sud a renoncé à l’arme atomique et a signé le Traité de non-prolifération nucléaire, elle reste le seul pays africain à disposer d’une centrale nucléaire : la centrale de Koeberg qui fonctionne toujours avec l’aide des entreprises françaises.
L’embargo pétrolier
L’Afrique du Sud qui regorge de ressources minérales n’a pas de pétrole et doit en importer. Cette lourde dépendance a été le talon d’Achille du régime. En 1977, les Nations Unies décideront d’un embargo complet sur les produits pétroliers, qui s’ajoutait à celui déjà adopté sur les armes et le matériel militaire. Avant 1979, l’Iran fournissait 90% du pétrole à l’Afrique du Sud. Le Shah renversé, le nouveau gouvernement décidera de se conformer aux décisions de l’ONU. Pour approvisionner en carburants son armée et sa police, l’Afrique du Sud aura recours aux négociants et grandes compagnies pétrolières prêts à enfreindre l’embargo. Shell, la compagnie anglo-néerlandaise et le port pétrolier de Rotterdam était une cible toute indiquée pour les mouvements néerlandais et les églises qui menaient une lutte acharnée contre l’apartheid et dès 1973 une campagne contre Shell était lancée. Elle sera une véritable campagne populaire avec des manifestations devant les stations service Shell, des délégations d’élus locaux et d’hommes d’église, des artistes refusant de faire de la publicité pour Shell, la distribution de millions de tracts, des pages entières dans les journaux pour dénoncer la collaboration de Shell avec le régime d’apartheid. Cette campagne franchira les frontières des Pays-Bas et sera reprise avec plus ou moins de succès dans d’autres pays. Pour contrôler le respect de cet embargo et suite à l’important travail de renseignements et de pression des mouvements anti-apartheid, notamment néerlandais avec le Shipping Research Bureau, créé en 1980, avec pour mission de suivre les routes des tankers et de vérifier les destinations de leur cargaison. Entre 1980 et 1993, le SRB découvrira 865 cas de livraisons illégales et secrètes de pétrole à l’Afrique du Sud. Il sera ainsi l’un des principaux pourvoyeurs d’information du Intergovernmental Group to Monitor the Supply and Shipping of Oil and Petroleum Products to South Africa, créé par l’ONU en 1986.
Le boycott de Shell, très populaire, sera efficace pour mettre à nu la collaboration du groupe pétrolier avec le régime d’apartheid, mais il n’empêchera pas Shell de rester en Afrique du Sud. L’autre grande compagnie Total sera aussi dénoncée pour son activité en Afrique du Sud mais la campagne contre Total n’aura pas l’ampleur de celle contre Shell et malgré les campagnes de boycott, ces deux compagnies ne cesseront jamais de travailler en Afrique du Sud.
Les sanctions économiques
Le cas des compagnies pétrolières illustre plus largement la difficile lutte pour l’application de sanctions économiques et le désengagement d’Afrique du Sud d’entreprises étrangères. Il a été également très difficile d’empêcher les activités d’entreprises françaises comme Matra, Thomson, Framatome, Air Liquide, Spie Batignolles et bien d’autres, les banques Paribas ou le Crédit Lyonnais, qui continuèrent leurs affaires bien qu’elles n’appréciaient pas être montrées du doigt et accusées de complicité avec les crimes de l’apartheid.
Demander à des entreprises de cesser leurs affaires pour des raisons morales n’est pas chose aisée. Il est en effet facile au patronat de prétendre que refuser un marché pour l’Afrique du Sud, c’est nécessairement mettre du personnel au chômage et menacer l’avenir de l’entreprise. Il fallait donc arriver à faire comprendre aux entreprises qu’elles perdraient beaucoup d’argent si elles persistaient à faire des affaires avec l’Afrique du Sud et obtenir une suspension de leurs activités tant que le régime d’apartheid continuerait à priver de ces droits sa population noire et à réprimer toute opposition politique. C’est le rôle qu’ont joué les campagnes de boycott et de désinvestissements, surtout aux États-Unis, en Grande Bretagne et aux Pays-Bas, car ce sont dans les pays qui avaient les liens les plus forts avec l’Afrique du Sud que les boycotts ont eu le plus de succès. Parmi les exemples de campagnes de boycott ayant eu le plus de poids, on peut citer celle contre les oranges Outspan qui a commencé en Hollande dans les années 1970, s’étendant rapidement à de nombreux autres pays occidentaux. Cette campagne, si elle n’a pas trop durement pénalisé l’agriculture sud-africaine, a eu le mérite d’éveiller un large public à la question de l’apartheid.
En 1986, la question des sanctions prend de l’ampleur alors que s’intensifie la répression en Afrique du Sud et que le gouvernement décrète l’état d’urgence mettant tous les citoyens sous surveillance policière et militaire. Les crimes de l’apartheid ne pouvaient plus passer inaperçus. La Communauté européenne va demander à ses pays membres de mieux appliquer les décisions de l’ONU et des mesures seront prises pour frapper l’économie sud-africaine. Le Danemark réduira ses importations de fer et d’acier sud-africain et avec la France mettra un terme aux importations de charbon sud-africain, même si là encore des importations illégales persisteront. Les mineurs et les dockers français mèneront souvent des actions spectaculaires pour dénoncer la violation des sanctions. Aux États-Unis, les puissants lobbys de la communauté noire mèneront campagne pour imposer le désinvestissement de grandes compagnies américaines comme Coca Cola, Polaroid, General Motors, Kodak. Plusieurs Églises retireront leurs avoirs des fonds de pension accusés de collaboration avec l’apartheid. En Grande-Bretagne, le Mouvement anti-apartheid marque un grand coup avec sa campagne pour le désinvestissement de la banque Barclays qui avait pignon sur rue en Afrique du Sud. La tradition voulait que les étudiants britanniques ouvrent des comptes à la Barclays. La fermeture massive de ces comptes, pour dénoncer la complicité de Barclays amènera la direction de la banque à la fermeture de ses activités avec l’Afrique du Sud. En France, des campagnes seront aussi menées pour dénoncer les activités des banques, en particulier au moment de la renégociation de la dette sud-africaine. Mais les gouvernements ne s’empressant pas de faire appliquer les mesures de sanction qu’ils avaient eux-mêmes voté, les interdictions se transformeront en « gentlemen’s agreement », c’est-à-dire des recommandations aux directions des grandes entreprises et multinationales, qui les écoutaient d’une oreille distraite.
Toutes les grandes banques américaines, anglaises, suisses, allemandes, belges et françaises ont financé l’apartheid, la plupart des grands groupes multinationaux ont travaillé avec le régime d’apartheid jusqu’au moment où tous ces partenaires du régime sud-africain ont eu peur d’investir dans un pays dont l’évolution politique pouvait être fatale à leurs intérêts. Aujourd’hui les victimes de l’apartheid, réunies dans des associations comme Khulamani Support Group, réclament des dommages et intérêts à ces banques et entreprises complices d’un régime accusé de crimes contre l’humanité.
Le boycott sportif
Appelés en 1968 par l’Assemblée générale de l’ONU, les boycotts sportif et culturel ont eu un impact sur le moral des dirigeants de l’apartheid. Être mis au ban des nations était un affront dur à supporter pour celle qui se prétendait la championne de la race blanche. Cependant, là encore une longue période et l’action des mouvements anti-apartheid et d’individus solidaires seront nécessaires avant que les institutions et organisations sportives et culturelles du monde entier répondent à cet appel. La direction du Comité international olympique tergiversera longtemps par exemple avant d’exclure l’Afrique du Sud en 1970 pour éviter le désastre moral, sportif et financier face à la pression populaire et à la pression des pays africains menaçant de se retirer des Jeux Olympiques de Mexico. De même, si dès 1962, le Comité Olympique Non-racial Sud-africain (SAN-ROC) avait déployé son activité pour mettre le sport sud-africain blanc hors des stades il faudra attendre 1976 pour que la FIFA, Fédération Internationale de Football Association, exclut le football blanc sud-africain des stades.
Exclure les Springboks, l’équipe mythique du rugby sud-africain, emblème national du pays, se révèlera autrement plus difficile. En Grande Bretagne, en Australie, en Nouvelle Zélande, les mouvements anti-apartheid s’opposeront à la tournée des Springboks dans leur pays. Il y aura parfois des batailles rangées sur les stades entre pro et anti-Springboks et en Nouvelle Zélande la tension sera si forte en 1981 que le gouvernement décrétera l’état d’urgence. En France, des rugbymen courageux refuseront de rencontrer les Springboks, François Moncla, ancien capitaine de l’équipe de France sera l’un d’eux et dénoncera la complicité de la Fédération Française de Rugby et de son Président d’alors, Albert Ferrasse avec le régime d’apartheid. La Fédération Sportive et Gymnique du Travail (FSGT) qui avait des liens forts avec le SAN-ROC mènera aussi des campagnes contre la participation des joueurs de tennis sud-africains à Roland-Garros en jetant des balles de tennis noires sur les célèbres courts de tennis parisiens.
Le boycott culturel
Concernant le boycott culturel, là encore, en dépit de l’appel au boycott de l’AG-ONU et du Comité des Nations unies contre l’apartheid qui tenait une liste méticuleuse des artistes violant le boycott culturel, il s’est avéré difficile d’empêcher les artistes de se produire en Afrique du Sud. Ce sont les artistes qui avaient rejoint les mouvements anti-apartheid qui agiront pour le respect de ce boycott comme le plasticien Ernest Pignon Ernest qui rassembla des œuvres auprès des artistes du monde entier pour un musée d’art moderne de la future Afrique du Sud démocratique. Il fera un énorme travail pour faire connaître la réalité du régime raciste à l’image également des chanteurs Simon et Garfunkel, Peter Gabriel, Bono et d’autres qui organisèrent des concerts mémorables de soutien au mouvement de libération, faisant vibrer la jeunesse au nom de Mandela.
Ainsi, outre les prises de position de l’ONU sur lesquelles elles purent s’appuyer, ce sont l’ensemble des actions, souvent difficiles, parfois imparfaites, menées par les mouvements anti-apartheid qui ont réussi à affaiblir économiquement, politiquement et moralement le régime d’apartheid. La bataille de Cuito Canavale en janvier 1988 en Angola montrera les limites d’un règlement militaire. C’est lorsque l’Afrique du Sud sera devenu un état « paria », que les milieux économiques sud-africains et des dirigeants politiques envisageront sérieusement de discuter avec le mouvement de libération pour ouvrir la voie à des négociations et en finir avec un régime de plus en plus isolé au plan international. La conférence d’Harare en août 1989 convoquée par l’ANC, l’Organisation de l’Unité Africaine et son comité ad hoc sur l’Afrique australe ouvrira la voie aux négociations et la chute du mur de Berlin privera le régime d’apartheid de son atout idéologique de rempart contre le communisme. Le 2 février 1990, avec le discours historique de Frederick De Klerk annonçant la libération de Nelson Mandela, la levée de l’interdiction de toutes les organisations politiques interdites et l’ouverture de négociations, l’Afrique du Sud entame alors un autre chapitre de son histoire.
Pour en savoir plus
L ‘Année Mandela, J Derens
Nous avons combattu l’apartheid J Derens
The long road to democracy in South Africa ouvrage collectif
Have you heard from Johannesburg par Connie Field Clarity Film : une collection de six DVD qui retracent les luttes anti apartheid menées dans le monde entier