Léa Tsemel, c’est d’abord une valise. Noire, à roulettes, qui la suit partout où elle va, traînée dans son sillage avec la même vivacité qu’elle met à travailler et à défendre ses dossiers. Le documentaire qui lui est consacré s’ouvre sur cet objet qui soulage son dos et surtout, qui contient une certaine idée de la justice, celle que défend cette avocate israélienne depuis cinq décennies. À 72 ans, elle n’a rien perdu de sa détermination et quand elle fend une foule agglutinée devant un tribunal ou une salle d’audience, on accueille cette force avec soulagement. Même si l’issue des procès qui opposent la justice israélienne aux victimes palestiniennes est prédictible, on comprend l’importance d’un travail de défense implacable qui protège la dignité humaine. Le procédé scénaristique utilisé par les réalisateurs du documentaire, qui veut que la caméra suit presque toujours son personnage principal de dos, souligne la lourdeur du défi à relever et la hauteur des haies à franchir.
Léa Tsemel a le sourire rare. Ses yeux bleu glacier portent un regard sérieux et pénétré sur ceux qu’elle écoute, sans aucune complaisance. Dotée d’un humour lapidaire mais jamais cassant, elle résiste au cynisme. L’avocate semble ne se lasser de rien, encore et toujours choquée par les méthodes des enquêteurs, les réquisitoires des procureurs, l’hypocrisie des juges : rien ne semble avoir raison du combat qui l’habite.
C’est après la Guerre des Six jours que celle qui n’est encore qu’étudiante en droit se met à distribuer des tracts à l’université pour mettre ses compatriotes en garde contre les dangers de l’occupation et le cycle vicieux de violences qui en découlera immanquablement. Depuis, Léa Tsemel défend les Palestiniens, pas seulement la cause palestinienne mais tous les Palestiniens : militants armés, féministes, fondamentalistes, manifestants pacifistes, elle prend tous les dossiers, au nom de la justice qui se doit d’être rendue à chaque être humain.
Léa Tsemel est israélienne ce qui lui vaut la possibilité d’exercer son métier comme elle l’entend. Le revers de la médaille tient dans les attaques qu’elle essuie de la part de sa propre société. Quand la documentariste lui demande si ça la blesse d’être traitée de « traîtresse, de gauchiste, d’avocate du diable », elle répond qu’elle le prend « comme un compliment ».
Rachel Leah Jones et Philippe Bellaïche, les auteurs du documentaire, connaissent Léa Tsemel depuis 25 ans, et c’est ce qui fait la qualité principale de leur film. Ils dressent le portrait d’une professionnelle mais aussi d’une femme, avec une grande simplicité : aucune emphase, pas d’effets de manche, la solennité de la lutte engagée par cette femme n’en sort que renforcée. Seul artifice utilisé pour anonymiser les prévenus et les victimes tout en conservant leur présence à part entière, le recours au dessin qui se mélange à l’image filmée. Le documentaire a été salué par la critique avant de recevoir le Prix du meilleur documentaire aux Emmy Awards 2021.
Dans une scène du film, Léa Tsemel pénètre dans un tribunal, demande où se trouve la cellule où elle rencontrera son client, enfile sa robe d’avocate, le tout sans jamais s’arrêter de marcher à vive allure. Dans l’ascenseur qui l’emmène à l’étage des prévenus, quelqu’un lui demande si elle va raccrocher un jour. « Moi ? répond-elle. Je suis une cause perdue ». À cet instant, ses yeux se plissent d’un sourire.