Les partisans et combattants clandestins contre l’occupation allemande de leurs pays dans le Deuxième Guerre mondiale n’avaient pas le temps de prendre des photos. Même le soulèvement héroïque du ghetto juif de Varsovie ne fut pas filmé par les participants. Les Allemands eux-mêmes ont filmé leurs atrocités, et, étant Allemands, ils les ont cataloguées et classées de façon ordonnée.
Entretemps, la photographie est devenue courante. L’occupation israélienne dans les territoire occupés palestiniens est sans arrêt filmée. Tout le monde maintenant a un téléphone cellulaire qui prend des photos. Les organisations pacifistes israéliennes ont aussi distribués des appareils photo à beaucoup d’habitants arabes.
Les soldats tirent avec des fusils. Les Palestiniens tirent des images.
On ne sait pas encore ce qui est le plus efficace à long terme : les balles ou les photos.
UN PETIT CLIP réalisé récemment dans un village isolé de Cisjordanie nommé Nabi Saleh constitue un test.
Tous les Israéliens ont déjà vu cette séquence de nombreuses fois. Elle a été montrée en boucle par toutes les chaînes de la télévision israéliennes. Des millions de personnes dans le monde l’ont vue sur leur télévision locale. Elle fait le tour des réseaux sociaux.
Le clip montre un incident arrivé près du village le vendredi, il y a deux semaines. Rien de très spécial. Rien de terrible. Juste un événement de routine. Mais les images sont inoubliables.
Le village de Nabi Saleh est situé non loin de Ramallah en Cisjordanie occupée. Son nom est en honneur d’un prophète (Nabi signifie prophète en arabe et en hébreu) qui vivait avant l’époque de Mahomet et on dit qu’il est enterré là. Sa grande tombe fait la fierté des 550 habitants.
Al-Nabi Saleh est construit sur les restes d’un avant-poste croisé, qui lui-même était construit sur les ruines d’un village byzantin. Son histoire vient probablement de l’ancienne époque cananéenne. Je crois que la population de ces villages n’a jamais changé – ils ont juste changé de religion et de culture selon les pouvoirs en place. Ils furent tout à tour Cananéens, Judéens, Grecs, Romains, Byzantins et finalement Arabes.
La dernière occupation (pour le moment) est l’israélienne. Ces nouveaux occupants n’ont pas intérêt à convertir les autochtones. Ils veulent juste prendre leur terre et, si possible, les inciter à partir. Sur les terres de Nabi Saleh une colonie israélienne nommée Halamish (« silex ») s’est installée.
Le conflit entre le village et ses nouveaux « voisins » a démarré immédiatement.. Entre eux, il y a un ancien puits, que les colons ont rénovés et prétendent leur appartenir. Le village n’est pas prêt à l’abandonner.
Comme beaucoup d’autres villages de la région, comme Bil’in, chaque vendredi, juste après les prières à la mosquée, une manifestation contre l’occupation et les colons a lieu. Quelques militants pacifistes israéliens et des volontaires internationaux y participent. Les manifestants sont généralement non-violents, mais sur les franges, des adolescents et des enfants lancent des pierres. Les soldats tirent des balles d’acier recouvertes de caoutchouc, des gaz lacrymogènes et des grenades assourdissantes, quelquefois des balles réelles.
Comme dans beaucoup de petits villages arabes, la plupart des habitants appartiennent à une nombreuse famille. Un garçon Tamimi a été tué dans une des manifestations, une fille a été blessé au pied. C’est un garçon Tamimi qui figure dans l’événement récent.
LE CLIP qui a ébranlé le monde démarre avec un soldat isolé, qui était évidemment envoyé pour arrêter un garçon qui avait (ou n’avait pas) lancé une pierre.
Les soldats montent à travers le terrain rocailleux, cherchent le garçon qui se cache derrière un rocher et l’attrapent. C’est Mohammed Tamimi âgé de 12 ans, qui a un bras dans le plâtre.
Le soldat met son bras autour du cou du garçon, qui pleure de terreur. Aussitôt sa grande sœur âgée de 14 ans apparaît, suivie aussitôt après de sa mère et d’autres femmes. Elles griffent toutes le soldat qui essaie de les repousser avec son autre bras. Pendant la violente bagarre, la sœur mord le bras du soldat, celui qui tient son fusil.
Le soldat est masqué. C’est nouveau. Pourquoi sont-ils masqués ? Se cachent-ils ? Après tout, ils ne sont pas des policiers russes qui craignent la vengeance des gangsters. Quand j’étais soldat, il y a longtemps, les masques étaient inconnus.
Durant la mêlée, l’une des femmes réussit à arracher le masque du soldat. Nous voyons son visage – celui d’un jeune homme quelconque, récemment sorti du lycée, qui évidemment ne sait pas quoi faire. Il semble y avoir des photographes tout autour. On voit leurs pieds.
Le soldat aurait-il utilisé son arme si les photographes n’avaient pas été là ? C’est difficile à dire. Récemment un commandant de brigade a tiré et a tué un garçon qui avait lancé une pierre sur sa voiture. L’armée pardonne et même défend de tels actes d’« auto-défense ».
Pendant quelques minutes la scène continue – le garçon pleure et supplie, les femmes poussent et frappent, le soldat repousse, tout le monde crie. Alors, un autre soldat approche et dit au premier soldat de relâcher l’enfant, qu’on voit partir en courant.
NOUS NE SAVONS pas qui est le soldat. Il est difficile de deviner son parcours. C’est juste un soldat, l’un des nombreux soldats qui assurent l’occupation, qui affrontent les manifestations chaque semaine.
Un autre angle de l’événement est fourni par un des manifestants hors camera, mais dont la voix est captée l’espace d’un instant. Il a été reconnu.
Il s’agit un enseignant qui porte les noms de deux illustres personnages – le fondateur du sionisme Theodore Herzl et le compositeur Franz Shubert. Herzl Shubert est un militant de gauche vétéran. Je l’ai rencontré dans de nombreuses manifestations.
Le lendemain de la diffusion de la séquence sur toutes les chaînes de télévision, des voix se sont élevées pour demander son renvoi. Quoi, un manifestant pacifiste de gauche dans la salle de classe ?
Shubert n’était pas accusé de prêcher ses opinions en classe. Ses activités pacifistes ne se situent pas pendant ses heures de travail. Le simple fait qu’il ait participé à une manifestation sur son temps libre suffisait. Son cas est maintenant « examiné » par le ministre de l’Éducation.
Au fait, ceci n’est pas un cas exceptionnel. Une éducatrice respectée qui était choisie comme directrice dans une école d’art a été bloquée par la découverte que, il y a des années, elle avait signé une pétition appelant à ce que l’armée permette aux soldats de refuser de faire leur service dans les territoires occupés. La pétition n’appelait pas à l’objection de conscience, mais seulement au respect de la décision morale des objecteurs. C’était trop. Le ministère, maintenant dirigé par un démagogue nationaliste-religieux, a promis, de « considérer l’affaire ».
Ces cas d’un nouveau Mccarthysme concernent, bien sûr, seulement les gens de gauche. Aucun n’exige la démission du rabbin qui interdit la vente ou la location d’appartements à des Arabes. Ou des rabbins qui ont écrit qu’à certaines conditions on peut tuer des non-Juifs, y compris des enfants. Leur salaire sont payés par l’État.
DES MILLIONS de personnes dans le monde peuvent à tout moment avoir vu la séquence de Nabi Saleh. Il est impossible de mesurer l’étendue du dommage.
Ce n’est pas que ce clip soit spécialement révoltant. Rien d’extraordinaire n’arrive. C’est le visage de l’occupation, le visage actuel d’Israël, qui s’imprime dans les esprits des spectateurs.
Depuis de nombreuses années maintenant, presque toutes les nouvelles séquences venant d’Israël concernent les faits et méfaits de l’occupation. Parti et oublié le visage d’Israël comme État progressiste construit par les victimes du plus hideux crime de masse de l’histoire moderne. L’État des pionniers qui « font fleurir le désert ». Le bastion de liberté et de démocratie dans une région turbulente.
Cette image est depuis longtemps détruite. L’Israël qui se présente au monde maintenant est un État d’occupants, d’oppresseurs, de colonisateurs brutaux, de soldats armés jusqu’aux dents qui arrêtent des gens au milieu de la nuit et les persécutent le jour.
Ce visage change la perception d’Israël à travers le monde.Tous les clip TV et les nouveaux sujets contribuent imperceptiblement à ce changement. L’attitude des gens à travers le monde, y compris aussi les Juifs, est transformée. Le dommage est durable , et probablement irrémédiable.
Le visage terrifié du jeune Mohammed Tamimi pourrait bien nous hanter pendant longtemps.