L’information, en tout cas donnée
comme telle, était présentée ce
12 décembre dans le quotidien
israélien Jérusalem Post. Le ministre
israélien de la sécurité intérieure Gideon
Ezra et l’inspecteur général de police
Moshe Karadi devaient être les invités
à Paris de Nicolas Sarkozy, ministre de
l’Intérieur et président de
l’UMP, pour une rencontre de
travail de trois jours avec leurs
homologues français. Toujours
selon le quotidien, à la requête
de la France, Moshe Karadi
devait être accompagné de
Ya’acov Nehemia, chef des
forces spéciales de police. La
rencontre devait se focaliser
sur deux dossiers. L’un concerne le sort
de Gaydamak, accusé de malversations
internationales, actuellement en Israël.
L’autre concernerait rien moins que
l’échange d’informations en matière de
« lutte anti-émeutes », le ministre de l’Intérieur
souhaitant, selon le journal, bénéficier
de l’expérience israélienne dans
la répression de l’Intifada.
« L’expérience israélienne » importée dans les banlieues
L’information du Jérusalem Post mérite
vérification ; si elle n’était que pure propagande,
elle justifierait un démenti
immédiat et ferme de la diplomatie française
; dans le cas contraire, si elle s’avérait
exacte, elle serait extrêmement grave
à plus d’un titre. D’abord en matière de
politique étrangère. Elle signifierait, et
ce serait inquiétant, que Nicolas Sarkozy
aurait fait le choix d’importer en
France le conflit israélo-palestinien. Et
avec lui la vision et les méthodes des
forces de répression israéliennes. Comme
une reconnaissance de facto d’une quelconque
légitimité de la répression du
soulèvement national palestinien par les
forces de la puissance occupante. Cette
négation du droit international revenant
dès lors à désavouer ce qui continue
pourtant à fonder officiellement la diplomatie
française et, partant, son analyse
publique du conflit et de ses solutions reposant en principe sur le droit. Le
ministre des Affaires étrangères, le Premier
ministre et le chef de l’Etat seraient
dès lors requis non seulement à exiger
des explications, mais aussi à récuser
clairement et définitivement cette initiative
inopportune du ministre de l’Intérieur.
Celle-ci signerait aussi, ensuite,
une vision de la réalité de notre société
et une lecture spécieuse de l’explosion
de la colère qui a marqué ses banlieues
depuis la mort de deux adolescents à
Clichy-sous-Bois (93), le 27 octobre dernier.
Simple engagement dans une course
électorale précocement entamée, ou plus
gravement intégration et propagation
d’une vision du monde telle que la diffusent
les néo-conservateurs américains,
celle de la « guerre des civilisations » au
préjudice d’une citoyenneté fondée sur
la devise républicaine d’égalité, de liberté
et de fraternité qui fonde la collectivité
? Le contexte passionnel qui a accompagné
le retour revanchard d’un certain
refoulé colonial depuis la loi du 23 février
2005 sur l’enseignement des « aspects
positifs » de « la présence française outremer
», c’est-à-dire de la colonisation,
jusqu’à la mise en place de l’état
d’urgence, incite à tout le moins à poser
la question.
Un tramway vers les colonies de Jérusalem
D’autant que la diplomatie française vis-à-vis du conflit israélo-palestinien a été
marquée ces derniers mois d’autres événements
non moins inquiétants. Ainsi
de la signature d’un accord de coopération
très particulier entre le gouvernement
israélien et un consortium français
pour la construction et l’exploitation d’un
tramway à Jérusalem. De quoi s’agit-il ?
Deux compagnies françaises, Alstom et
Connex, ont été retenues pour participer
à ce consortium. La première fournirait
les rames, la seconde participerait à
l’exploitation du tramway,
qui doit entrer en
service en 2008. Or
celui-ci vise à relier la
partie occidentale de la
ville à deux colonies
construites en Cisjordanie
aujourd’hui occupée
: Pisgat Zeev et
French Hill, alors que se
poursuivent les
constructions dans la
proche colonie de
Ma’ale Adumim avec
l’objectif de couper en
deux la Cisjordanie.
Pour les dirigeants israéliens, il s’agit de
préempter sur l’avenir de la ville, annexée
illégalement, et décrétée tout aussi illégalement
toute entière capitale de l’Etat,
alors que la partie palestinienne considère,
au contraire, que la ville doit devenir
capitale des deux Etats, avenir qui
doit être l’objet de négociations, fondées
sur le droit international.
Engagement de deux entreprises en dehors
de toute implication de l’Etat français
? Le porte-parole de Philippe Douste-
Blazy, ministre des Affaires étrangères,
annonce le 26 octobre [1] : « La participation
d’entreprises françaises à la
construction du tramway de Jérusalem
s’inscrit dans le cadre d’un marché international
qui obéit à une logique commerciale.
Leur participation à cette
construction n’emporte à nos yeux aucune
conséquence sur le statut de Jérusalem-
Est. Notre position reste inchangée sur
la colonisation en Cisjordanie et autour
de Jérusalem-Est qui est contraire au
droit international ».
Une telle affirmation appelle plusieurs
interrogations. La première porte sur le
mot « autour ». Quid de la colonisation
dans la ville elle-même, dont aucun Etat
ne reconnaît l’annexion pas plus que la
moindre légalité aux colonies qui se
construisent dans sa partie orientale
(avec les destructions et confiscations de
terres qui l’accompagnent), aux modifications
de sa situation démographique ?
La Cour Internationale de Justice y a
condamné l’édification du mur le 9
juillet 2004, avis adopté
par l’Assemblée générale
des Nations unies
onze jours plus tard,
avec le vote des 25 Etats
membres de l’Union
européenne, dont la
France. Or, nul ne
l’ignore, la ville est soumise
aujourd’hui à une
intense politique de
colonisation, dont le
réseau de « Murs » est
le principal vecteur. Des
quartiers entiers de la
partie orientale de la ville, c’est-à-dire
la partie palestinienne occupée, sont
détruits, d’autres divisés, cloisonnés,
bouclés par ces murs qui rendent par
ailleurs quasi-impossible toute circulation
des personnes et des marchandises
entre Jérusalem-Est et le reste de la Cisjordanie.
Une telle politique empêche
l’accès des Palestiniens non résidents à
ce qu’ils considèrent pourtant comme
leur capitale administrative, culturelle,
cultuelle et sanitaire (hôpitaux), et pénalise
gravement toute l’économie palestinienne.
La seconde question concerne donc
l’assertion selon laquelle la construction
de ce tramway ne participerait pas
du projet d’annexion du grand Jérusalem,
dans le dessein d’empêcher toute
négociation sur l’avenir de la ville et,
partant, toute viabilité d’un Etat palestinien.
La troisième interrogation concerne l’irresponsabilité juridique des entreprises
françaises, assertion irrecevable.
La dernière, enfin, concerne la façon
dont l’Etat français se dédouanerait ainsi
de toute responsabilité d’une part et de
toute possibilité d’intervention d’autre part,
en dépit de ses obligations
internationales.
Or, Maurice Sportlich,
qui vient de passer
cinq années à la tête
de la mission économique
de l’ambassade
de France à Tel-Aviv,
dément dans un entretien
au même Jerusalem
Post [2], cité un
temps sur le site de
l’ambassade de France
le non engagement de
l’Etat dans cette opération.
Pire, il en
revendique une part
de paternité : « je souhaitais
surtout que les
entreprises françaises
soient présentes sur
les grands projets
d’infrastructures. Il y
a un effort considérable
qui est fait en
Israël pour développer
des projets dans
le domaine des transports,
de l’énergie, de
l’eau, de l’environnement
(...). Pour s’en
tenir au tangible et à
ce qui a été signé, on
peut citer la réalisation
par Véolia de la
plus importante usine
de dessalement d’eau
de mer du Moyen-Orient à Ashkelon ou encore la construction et l’exploitation
du tramway de Jérusalem par Alstom et
Connex. Après Jérusalem, nous sommes
en course pour l’appel d’offres pour le
tramway de Tel-Aviv ». La participation
de deux entreprises françaises à ce tramway
est non seulement le fruit d’une
intense activité diplomatique, mais elle
s’inscrit explicitement comme le jalon
d’autres projets économiques. On comprend
qu’elle ait été l’un des sujets soulevés
par le ministre palestinien des
Affaires étrangères, Nasser al-Qidwa,
lors de la visite en France du Président
Mahmoud Abbas le 17
octobre dernier. Dès
décembre 2004, à l’occasion
de la « conférence
d’Herzlya », Nicolas Sarkozy se
réjouissait que le commerce francoisraélien
ait quasiment
doublé depuis le début
des années 1990, atteignant
aujourd’hui près
de deux milliards
d’euros et citait, parmi
les exemples de cette
nouvelle donne,
l’investissement
d’entreprises françaises
dans ce projet de tramway.
- Tracé du tramway
A sa suite, Philippe
Douste-Blazy ne
manque pas une occasion
de saluer la progression
de la coopération
économique,
scientifique, technologique
franco-israélienne.
Non seulement, donc,
ces ministres réfutent
toute perspective
d’intervention de la
France contre l’impunité
israélienne dont
la politique de colonisation
et d’édification
du mur constitue l’élément
le plus dramatique
pour l’hypothèse
de la paix et se refusent
à l’utilisation du
principal instrument
de lutte contre l’impunité
dont la France
comme l’Europe disposent : les sanctions
économiques. Mais, de plus, un
pas nouveau est en train d’être franchi dans
la coopération avec l’entreprise illégale
de colonisation dans et autour de Jérusalem.
Sauf si, face à la campagne de
protestation citoyenne en cours, le gouvernement
et le chef de l’Etat se décidaient
enfin à revenir sur un tel projet pour le
condamner et en empêcher la réalisation.
En comprenant que seul l’engagement
à favoriser de véritables négociations,
fondées sur le droit international,
pour que puisse voir le jour une coexistence
entre deux Etats indépendants,
Israël et Palestine, permettra de s’engager
dans
de véritables projets de
développement, auxquels les entreprises
françaises auront alors légitimité
à coopérer activement.
Commerce et diplomatie ?
Faut-il lire dans cette attitude le fait
d’appétits commerciaux réduisant les
principes de politique étrangère à rang
négligeable, ou bien l’amorce d’une
réelle nouvelle donne diplomatique, ou
encore la combinaison des deux ? La
France a salué, à l’instar de la communauté
internationale, le retrait israélien
de la bande de Gaza. Le chef de l’Etat
lui-même n’a eu de cesse que de louer
« le courage » du Premier ministre israélien.
C’est dans ce contexte qu’a été
rendu visible le réchauffement diplomatique
franco-israélien, qui s’est manifesté
avant, pendant et après ce retrait
par une série de visites de ministres français
en Israël avec, à la clef, la conclusion
de nombreux accords de coopération
et par celle du Premier ministre
israélien en France le 9 juillet dernier.
Officiellement, la France s’en tient à
ses principes, ceux du droit international
et de la nécessité de deux Etats indépendants.
Officiellement toujours, elle
considère le retrait de la bande de Gaza
comme devant être le premier pas d’un
retrait des territoires occupés. Mais
qu’est-ce à dire ? Qu’elle conçoit que
telle serait la volonté d’Ariel Sharon ou
bien qu’elle aspire à orienter Israël dans
cette voie ?
Ce n’est pourtant pas celle choisie par
le Premier ministre israélien. Il n’a jamais
caché la nature de son projet : « achever
ce qui ne l’a été en 1948 ». Son
conseiller Dov Weisglass n’avait pas
davantage caché l’objectif du retrait de
Gaza : « geler dans le formol toute perspective
de négociation politique », le
caractère unilatéral du retrait s’inscrivant
dans ce rejet. Or la politique mise
en oeuvre sur le terrain ancre pleinement ce projet tandis que se
poursuit l’édification du
mur illégal et que vient
d’être décidée la construction
de plus de 200 nouvelles
habitations dans
les colonies. L’objectif
consiste à annexer les
grands blocs de colonies,
avec le soutien des Etats-Unis. Si Condoleezza
Rice plaide en faveur d’un
Etat palestinien viable
dans un territoire contigu
et en faveur d’un accord
négocié et non imposé,
George W.Bush maintient
cependant le contenu
de sa lettre adressée à
Ariel Sharon le 14 avril
2004 : au mépris du droit
international, les Etats-Unis soutiennent
le dessein israélien d’une annexion de
ces blocs de colonies, affirmant que la
« ligne verte » de 1967 ne saurait devenir
la frontière entre les deux Etats. Comment
dès lors considérer de bonne foi le
retrait de Gaza comme une étape, sauf
à en forcer les suivantes ?
Influence néo-conservatrice ?
Ce n’est pas la voie que semble choisir
Paris. Au point de réaffirmer d’un côté
la validité de la feuille de route et, de
l’autre, d’en donner une nouvelle lecture
contraire à sa lettre : Philippe Douste-
Blazy n’hésite pas à proposer le démantèlement
des organisations armées palestiniennes
comme un préalable à sa mise
en oeuvre. Au moment où le président
palestinien tente de préserver une trêve
durement obtenue des organisations de
résistance palestiniennes, en dépit de sa
violation récurrente par les forces armées
israéliennes et de l’absence de perspective
politique qui fragilise son projet,
de telles mentions apparaissent relever
de la politique de l’apprenti sorcier.
Les atermoiements de la France suscitent
d’autant plus d’inquiétude qu’ils s’inscrivent
en faux contre la position diplomatique
qu’elle a définie depuis 1967. La
nouvelle orientation de la politique française
dessinée par Charles De Gaulle à
l’issue de la guerre de 1967, de l’occupation
de territoires arabes par Israël, et
dans le contexte de la diplomatie spécifique
vis-à-vis des Etats-Unis a guidé,
malgré des approches sensiblement différentes,
la politique des gouvernements
suivants. Elle s’est manifestée en particulier
durant cette Intifada à la fois dans
la réaffirmation des principes du droit et
dans celle de la légitimité des représentants
élus que se choisit le peuple palestinien,
notamment face à la campagne
israélienne de délégitimation du président
Yasser Arafat reclus à la Muqata’a.
Une orientation adoptée également par
l’Union européenne. Même si cela n’a pas
empêché le développement de la coopération
économique et scientifique franco
et euro-israélienne, en particulier depuis
2002, pas plus que le mépris des chefs
d’Etats et de gouvernements vis-à-vis
des recommandations du parlement européen,
par deux fois depuis le 10 avril
2002, de suspendre l’accord d’association
entre l’Union européenne et Israël.
Il n’empêche que c’est en vertu des
mêmes principes que Paris a su aussi
s’opposer énergiquement à la guerre
contre l’Irak, au nom une fois encore du
nécessaire respect du droit, des instances
internationales, et du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes. Jacques Chirac
soulignant alors que la démocratie ne
s’exporte pas dans des chars.
La coopération de plus en plus ostensible
entre la France et Israël semble remettre
en cause ces orientations. Or celle-ci
s’inscrit aussi dans un rapprochement
des relations franco-américaines, singulièrement
au Proche et au Moyen-
Orient, alors que nombre
de dirigeants d’entreprises
françaises se lamentent de
n’avoir pu participer au
partage du marché irakien.
Le discours de Nicolas Sarkozy
à Herzlya de
décembre 2004 semble
quant à lui aller bien audelà
de la volonté de développement
d’une telle
coopération, avec notamment
la mise en oeuvre
entre l’Union européenne
et Israël d’une politique
de voisinage dépassant très
largement le cadre de
l’accord d’association. Il
n’hésite pas à faire de
« valeurs communes »
comme de la proximité
culturelle un thème central. Valeurs communes
? Le respect du droit et de celui
des peuples à l’autodétermination n’en
feraient-ils donc plus partie ? La colonisation
israélienne de la Palestine seraitelle
à inscrire au titre des aspects positifs
de l’engagement de la civilisation
face à la barbarie ?
Une telle vision, si elle se devait se confirmer,
serait d’abord préjudiciable à la
paix à construire et, partant, à l’avenir
des deux sociétés, israélienne comme
palestinienne. Elle le serait aussi aux
ambitions régionales que s’est définies
l’Europe, tant politiques qu’économiques,
alors qu’elle a pu vérifier notamment
combien l’impasse politique grippe durablement
tous les projets de coopération
économique envisagés à Barcelone en
1995. Elle le serait enfin pour notre société
elle-même. Car le néo-conservatisme
des promoteurs du « clash des civilisations
» ne saurait faire figure de projet
de société acceptable, quand qu’il s’agit
de dynamiser, au contraire, instamment,
un destin commun fondé sur l’égalité
des droits et enrichi par le respect de la
diversité.
Isabelle Avran