L’officier de l’armée tend la main à Khaled Al Sabawi et lui lance dans un sourire : « Sabawi ou Wasabi ? » Khaled Al Sabawi, un entrepreneur palestino-canadien de 36 ans, sait alors immédiatement que l’homme qui se tient en face de lui, le lieutenant-colonel Elad Goren, a bien fait son travail. Il a évidemment lu le billet de blog dans lequel Sabawi raconte son passage au contrôle de l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv au cours duquel son nom a été confondu avec le condiment japonais.
Cette rencontre avec Goren qui dirige le bureau de liaison et de coordination pour le district de Ramallah a lieu le 4 juillet, dans les locaux de l’Administration civile israélienne pour la Cisjordanie, construits sur les terres palestiniennes d’Al Bireh. Les deux hommes ne se rencontrent pas pour discuter de la passion de Sabawi - la startup qu’il a montée au Canada pour encourager les scénaristes en herbe du monde entier à développer et écrire leurs idées avant de passer un concours. Lui qui a étudié l’ingénierie comme l’écriture de scénario, prévoit de faire de l’argent avec son entreprise mais il n’est pas pressé. Pour le moment, il se contente d’arranger des rendez-vous en ligne entre de jeunes scénaristes de tous horizons et du monde entier et de les encourager à « raconter une histoire ».
Il n’est pas là non plus pour promouvoir un autre projet, une campagne anti-tabac menée dans les territoires occupés. « Malheureusement, je me suis rendu compte que mes collègues entrepreneurs ne signeraient pas de pétition contre le tabac parce qu’ils ont des actions dans les entreprises d’importation de cigarettes. Le mal, c’est de profiter de la vulnérabilité de quelqu’un », lance-t-il malicieusement.
Vandalisme
Ce qui amène Sabawi dans le bureau de l’Administration civile est son statut de PDG et de vice-président de l’entreprise d’immobilier qu’il a créée avec son père. Plus précisément, il est ici pour discuter de plusieurs actes de vandalisme dont sa société a été victime sur un terrain qu’il a acheté dans le village de Turmusaya, au nord-est de Ramallah, quelques jours après le début des travaux, le 12 juin. Ce 4 juillet, les actes de vandalisme restent relativement mineurs. À deux reprises, les fanions rouges que les géomètres avaient placés sur le chantier ont été enlevés. "Le peuple d’Israël vit" a également été écrit, en hébreu, sur un rocher avec une étoile de David.
Plus tard, alors que les discussions entre Sabawi et les responsables de l’administration civile dont son chef, le général Ghassan Alian et le chef du commandement central de l’armée, le général Nadav Padan, continuent, les actes de vandalisme s’intensifient et se multiplient. Des incursions quotidiennes ont lieu sur la propriété privée de l’entreprise. Des civils armés intimident les ouvriers présents sur place, les forçant même à quitter les lieux à plusieurs reprises. Les pneus d’un véhicule d’arpentage ont été crevés. Son pare-brise a été cassé et du matériel coûteux a été volé. Les Israéliens ont également installé des tentes et des caravanes (enlevées plus tard) sur le site. Des manifestations et des prières y ont été organisées. Et l’asphalte coulé sur la route a été détruit à plusieurs endroits. Pourtant, aucun suspect n’a été arrêté, encore moins jugé.
La proposition du mirador
Pendant le rendez-vous du 29 juillet, Nadav Padan a proposé à Sabawi que l’armée construise un mirador sur sa propriété. Sabawi, qui avait déjà eu vent de cette idée par une autre personne de l’Administration civile, a rétorqué que ça ferait fuir les acheteurs.
Je leur ai dit qu’ils ne pouvaient pas construire un avant-poste militaire au milieu d’une propriété privée avant d’avoir prouvé qu’il y avait une menace militaire. Et qu’ils ne pouvaient pas prouver qu’il y en a une. Et que s’il y en avait une, elle ne viendrait pas de nous.
Pourquoi les vandales anonymes ont-ils commencé leur harcèlement ?
Le 2 juillet, un article publié par Ynet explique que les habitants de la colonie de Shiloh et de quelques colonies plus petites étaient persuadés que Sabawi était en train de construire « une ville palestinienne » et que l’Administration civile avait approuvé le projet parce qu’on leur avait dit que les travaux visaient à construire des sentiers agricoles.
Parmi le groupe de petites colonies associées à celle de Shiloh figurent beaucoup d’avant-postes sauvages qui ont des antécédents documentés de violence contre les habitants palestiniens de la région. Par cette violence, ils ont petit à petit pris le contrôle d’un grande partie des espaces entre les villages. Dans l’article d’Ynet, Elisha Ben Kimon rapporte que les colons ont écrit au Premier ministre pour lui demander l’arrêt des travaux au prétexte que « cette construction menaçait la sécurité personnelle de chaque Israélien qui vit au sein des blocs communautaires de Shiloh, et particulièrement celui d’Amishai », une nouvelle colonie qui accueille les habitants chassés de l’avant-poste sauvage d’Amona.
A ce moment là, il est aussi signalé que l’armée à été saisie du dossier.
Une pression efficace
La pression, les menaces et les dégâts ont porté leurs fruits. Les travaux sur la propriété privée de la société de Sabawi ont été interrompus pendant les fêtes juives de l’automne. Ils ont repris ensuite, étant entendu qu’ils ne se poursuivraient que sur la parcelle elle-même et seulement pendant les week-end. Le 27 octobre, l’entrepreneur et son équipe ont continué à étendre de l’asphalte sur les routes de la parcelle mais ils en ont été empêchés par des Israéliens armés. Plutôt que d’évacuer ces civils, les soldats ont ordonné à l’entrepreneur et à ses ouvriers de quitter les lieux. Le colonel Yonatan Steinberg, nommé en août à la tête de la brigade régionale, a alors demandé à l’Administration civile de prévenir Sabawi qu’il devait suspendre ses travaux jusqu’à nouvel ordre. Le maître d’oeuvre s’est alors retrouvé dans l’incapacité de couler le béton des trottoirs le long des routes.
« Padan m’a dit que notre colline était plus élevée que la colonie Amihai et que cela représentait un risque de sécurité », raconte Sabawi. « Mais ce sont les colons qui représentent le seul risque de sécurité à cet endroit. Ils nous ont attaqués. Ils nous ont menacés. Ils sont venus ici armés. »
A l’époque de l’article d’Ynet, il faut noter que l’Administration civile n’avait alors aucun pouvoir pour approuver ou non des travaux sur ce site - placé en zone B - selon la division articificelle de la Cisjordanie prévue par les accords d’Oslo, qui devaient prendre fin en 1999. En zone B, l’Autorité palestinienne applique une autorité administrative tandis qu’Israël maintient la sécurité. Pourtant, la responsabilité israélienne en matière de sécurité n’a pas conduit à l’application de la loi pour éviter ces actes de vandalisme.
En plus, les renseignements rassemblés par les colons qui ont justifié la lettre envoyée à Nétanyahou, sont erronés. Aucune nouvelle ville palestinienne est en train d’être construite ici. Ce que l’entreprise de Sabawi est en train de réaliser, sur le territoire de Turmusaya et sur quatre autres parcelles de Cisjordanie, c’est de préparer à la vente des terrains à bâtir pour qu’ils deviennent des quartiers résidentiels.
Chaque jour de retard dans les travaux provoquent des pertes financières à la société de Sabawi. Selon lui, les actions de son entreprise ont chuté et les bénéfices du troisième trimestre 2019 ont fondu de moitié par rapport à la même période l’année dernière.
Recours devant la Haute cour
Sabawi s’est alors tourné vers l’avocat israélien, Michael Sfard, pour lui demander de l’aide. Après une première lettre à Padan et Alian restée sans réponse, il a rempli un recours en urgence à la fin du mois de novembre devant la Haute cour de justice dans le but d’obtenir l’autorisation de poursuivre les travaux et la possibilité d’éviter le sabotage. Quand un Palestinien inflige des dégâts à un chantier israélien, nul besoin de recours devant la Haute cour, selon Sfard. Les autorités interviennent immédiatement, appréhendent les suspects avant de les faire comparaître devant un tribunal militaire.
Dans le cas en question, la Cour n’a vu aucune urgence à traiter le dossier et a donné à l’Etat un mois pour répondre, rejetant un amendement qui demandait de raccourcir cette période.
L’entreprise responsable du projet, Union Construction and Investment, a été fondée par le père de Sabawi, Mohamed Al Sabawi, reflet de l’espoir suscité par la signature des accords d’Oslo auprès des Palestiniens aisés. Un espoir renforcé par les appels occidentaux à investir à Gaza et en Cisjordanie, à faire des bénéfices tout en soutenant le processus de paix.
Expulsés de Salameh
Mohamed Al Sabawi était enfant, en 1948, quand les soldats israéliens ont expulsé sa famille du village de Salameh, à l’est de Jaffa, vers Gaza. A cette époque, la famille Sabawi disposait d’un acte de propriété sur 200 dunams dans le village.
La perte de leur terre a encouragé Mohamed Al Sabawi a voir plus grand. Il a quitté Gaza pour le Koweït, où il a intégré une compagnie d’assurance. Il a alors lancé son propre business, passé un diplôme en gestion du risque, épousé une gazaouïe rencontrée au Caire, tout ceci sans être citoyen d’aucun pays. Plutôt que d’un passeport, il disposait d’un laissez-passer.
La famille décide de chercher un avenir plus sûr en partant pour le Canada, Khaled est alors âgé de 3 ans. La première chose qu’ils font après avoir reçu la nationalité canadienne, a été de visiter leur terre ancestrale et de se recueillir sur ce qu’ils avaient perdu. Ils décident alors de sauter dans le train de la reconstruction et de la réhabilitation des territoires occupés de 67, sans ignorer la promesse de profits financiers.
Mohamed Al Sabawi monte une compagnie d’assurance à Gaza, puis une entreprise de BTP. Depuis le milieu des années 90, il entre en Palestine (sa terre natale) avec un visa israélien.
Son fils Khaled, énergique jeune homme de 25 ans à cette époque, rêve de construction écologique qui utiliserait l’énergie géothermique pour maintenir une température agréable dans les logements, hiver comme été. A cause des restrictions israéliennes, l’entreprise doit déménager en Jordanie. Pourtant, là, à cause de la bureaucratie et de la chute des prix du pétrole, les demandes pour un produit relativement cher ne décollent pas. Aujourd’hui, la société n’existe plus que sur le papier.
Cap sur le business de la terre en Cisjordanie
Khaled développe alors une autre idée de business initiée par son père : offrir des logements abordables à la classe moyenne palestinienne de Cisjordanie - exempts d’intérêts pendant les 5 premières années.
La terre que Sabawi achète et vend n’appartient qu’aux zones A et B, sa société ne peut intervenir en zone C qui représente 62% de la Cisjordanie sauf Jérusalem-Est. Ici, il est peu probable que les autorités israéliennes délivrent un permis à un Palestinien qui voudrait installer ne serait-ce qu’une tige de fer.
Le projet a été baptisé TABO, en référence au processus d’enregistrement des titres de propriété. L’entreprise prospecte des terres disponibles à la vente en Cisjordanie. Ses employés recherchent alors les héritiers de chaque parcelle pour recueillir leur accord et s’assurer qu’aucune malfaçon n’est impliquée dans le processus. A de rares exemples près où la terre figure déjà dans le registre de propriété - comme dans le cas du village de Turmusaya - le but de l’entreprise est alors de coopérer avec les autorités locales, de paver les routes d’accès au site et sur le site et de le connecter à l’électricité. En revanche, la connexion à l’eau est impossible parce qu’elle requiert l’approbation des Israéliens, délivrée seulement après des années de négociations fastidieuses.
Une course d’obstacles bureaucratique
Dans les autres cas où la propriété de la terre n’est pas officiellement inscrite au registre (en 67, Israël a gelé le processus d’enregistrement instauré par les Britanniques et es Jordaniens), la société et ses avocats y procèdent après l’achat du lot. Cela implique une course d’obstacles bureaucratiques à travers neuf ministères et départements de l’Autorité palestinienne dont l’efficacité laisse à désirer.
L’achat du terrain et sa division en parcelles plus petites à vendre rationalise le processus et protège l’acheteur contre le risque de fraude ou contre la nécessité de supporter les frais de raccordement à l’électricité ou de pavage des routes. En huit ans d’activité, le projet TABO a acheté et préparé 1 500 dunams de terrain pour les revendre à des particuliers. Les acheteurs peuvent ensuite construire leur propre maison à leur rythme et dans le style de leur choix.
Jusque là pourtant, seulement 15 maisons - dont les maisons témoins - ont été construites sur 4 lots. Les acheteurs réalisent surtout un investissement pour l’avenir. Le projet à Turmusaya concerne 150 dunams divisés en 94 lots individuels. En juin, près d’un quart avait été vendu en deux semaine pour
60 000 dollars chacun. Si on s’éloigne plus de Ramallah, les prix chutent de moitié.
Des ventes presque à l’arrêt
Mais les ventes se sont pratiquement arrêtées ces quatre derniers mois à cause du harcèlement des colons et de la pression de l’armée. Il y a aussi eu la tentative de présenter le projet sur les réseaux sociaux comme un projet israélien afin d’appeler les Juifs à acheter. Une ruse qui ajoute de la méfiance envers Sabawi que les Palestiniens peuvent soupçonner d’avoir acheté de la terre palestinienne pour la revendre aux colons.
Malgré tout, des acheteurs potentiels continuent de montrer un certain intérêt pour le projet. Dernièrement, un habitant du quartier chrétien de la Vielle Ville de Jérusalem est venu pour visiter une deuxième fois, cette fois-ci avec sa femme et sa fille. La première fois, il avait été « accueilli » par deux jeunes avec des papillotes qui lui avaient bloqué le passage. Pourtant, il n’a pas été découragé.
Il travaille pour la société SodaStream, dans l’usine de Lehavim dans le nord du Néguev. Il est en contact régulièrement avec des Israéliens et rêve d’une résidence secondaire dans un bel endroit. « D’abord, il faut que je rembourse le prix du terrain pendant les cinq prochaines années », ajoute-t-il.
L’autre jour, Sabawi semblait perdu dans ses pensées. Debout sur la terre qu’il a achetée au début de l’année, balayant du regard les oliviers, les champs labourés et les terrasses paysagées qui bordent la parcelle. Il trouve que ça ressemble à la Toscane.
La Palestine est un essai grandeur nature. C’est un test pour notre ingéniosité, de notre capacité à rester zen aussi, c’est vraiment intéressant. Il est facile de pratiquer le zen sur une montagne isolée mais le vrai zen, c’est de le pratiquer dans l’œil du cyclone, avec le chaos tout autour.
Khaled Al Sabawi utilise son zen depuis le début, quand il était le bras droit de son père - et qu’en 2009, il a commencé à s’affronter aux problèmes en voulant obtenir un visa israélien pour entre en Cisjordanie et en Israël. Cela lui a également été utile quand il a eu à affronter les institutions traînantes et laxistes de l’AP. Les critiques émises par Sabawi et son père les ont opposé aux fonctionnaires palestiniens et au refus des autorités d’enregistrer leur société sur la terre qu’ils voulaient acheter. L’Autorité n’a cédé qu’à la suite d’une décision de la Haute Cour de justice palestinienne saisie par Sabawi.
Etonnamment, il déclare qu’il se sent parfois « canadien à 99,9% ». Par exemple, quand il est fâché par les feux de poubelle dans les villes et les villages palestiniens, ou quand il n’accorde aucune excuse à la corruption. Il est aussi particulièrement canadien quand il attend des autorités israliennes qu’elles fassent leur devoir et protègent ses ouvriers et son projet des attaques.