La décision de reporter à une date inconnue les élections générales palestiniennes, annoncée jeudi par le président Mahmoud Abbas, prouve que lui et sa poignée de copains du Fatah - dont il écoute les conseils - sont plus fidèles aux intérêts d’Israël pour préserver le statu quo et empêcher tout choc ou changement.
En reportant l’élection du Conseil législatif palestinien du 22 mai, ils montrent que l’objection d’Israël à la tenue du scrutin - le premier des Palestiniens depuis 2006 - l’emporte sur l’opinion de 93 % de l’électorat, qui s’est inscrit sur les listes électorales et a ainsi clairement exprimé son aspiration au processus démocratique.
Le statu quo, ironiquement, n’en est pas un : Il change constamment au détriment des Palestiniens, en tant que peuple et en tant qu’individus, et en faveur de la prise de contrôle par Israël de leurs terres et de leurs maisons.
Mais ce faux statu quo permet à un mouvement Fatah fossilisé de se maintenir aux postes de pouvoir économique, administratif et politique dans les enclaves de Cisjordanie contrôlées par l’Autorité palestinienne. Il permet à des responsables non élus - qui s’appuient sur leur gloire passée en tant que combattants contre l’occupation en exil ou dans les territoires palestiniens capturés par Israël en 1967, ou qui ont remporté une élection depuis longtemps expirée - de continuer à développer et à maintenir une strate de hauts fonctionnaires et de seigneurs clés de la sécurité. Cela leur permet également de continuer à contrôler de nombreuses initiatives dans le secteur privé tout en promouvant et en donnant la préférence à leurs associés et à leurs confidents.
L’adhésion stricte de l’AP et des dirigeants du Fatah aux accords d’Oslo, et en particulier à la coopération en matière de sécurité avec Israël, préserve une certaine stabilité dans la région. Cette adhésion se traduit à son tour par des dons et des financements de la communauté internationale, qui - même s’ils ont été réduits ces dernières années - restent importants pour le fonctionnement de l’autorité.
Cette stabilité, que l’on appelle plus exactement la sécurité d’Israël aux dépens de la sécurité et des droits des Palestiniens, est importante pour les nombreux pays donateurs, au premier rang desquels les membres de l’Union européenne et les États-Unis, qui, sous l’impulsion du président Joe Biden, ont repris leur soutien financier aux Palestiniens. L’Union européenne a peut-être exprimé son soutien à une élection démocratique et a promis qu’elle s’efforçait de faire en sorte que le vote ait lieu, mais on la voit mal utiliser son levier contre l’AP - interrompre son soutien financier - parce qu’une élection n’a pas lieu. C’est le même bâton que l’UE a utilisé contre les Palestiniens auparavant, après l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2006.
Une élection palestinienne est mauvaise pour Israël et mauvaise pour la strate dirigeante palestinienne non élue pour les raisons suivantes : Elles auraient pu entraîner des changements, surtout en ce qui concerne la division du pouvoir entre la bande de Gaza et les enclaves de Cisjordanie. Après tout, cette division est le pivot de la politique israélienne depuis 1991. Une campagne électorale est synonyme d’échanges de points de vue, de critiques, de débats et d’arguments permanents qui contournent les limites de la censure palestinienne interne orchestrée par Abbas.
Dans le cadre d’une telle campagne électorale, Israël serait lui aussi sous la loupe internationale - pour voir jusqu’où il irait pour saboter l’élection par des arrestations et l’interdiction d’exprimer des opinions (opposées à la position officielle du Fatah). Une élection avec 36 partis en lice garantit des surprises, des changements imprévus, de nouvelles coalitions. Il y a 1 400 candidats, dont 405 femmes, et 39 % d’entre eux ont 40 ans ou moins, en lice pour 132 sièges. Cela aurait garanti un parlement plus jeune dont les législateurs doivent être à l’écoute de leurs électeurs.
Les questions qui préoccupent le public palestinien ont trait à la corruption et au népotisme, à Oslo, à la coordination de la sécurité alors qu’Israël ne cesse d’étendre les colonies, au manque de transparence et de responsabilité des responsables, à l’impuissance face à la violence des colons et à la question de la création d’un État, en contraste avec la faiblesse politique. Toutes ces questions avaient une chance d’être soulevées dans un tel parlement.
Il n’est pas du tout certain que le Hamas aurait été le principal bénéficiaire de cette élection. Sa liste aurait pu devenir la plus importante du Parlement, mais pas avec une majorité lui permettant de former une coalition.
Deux listes du Fatah, en plus de la liste officielle, auraient pu recevoir les votes des partisans du Fatah qui en ont assez du pouvoir d’Abbas et qui ont voté en 2006 pour le Hamas en guise de protestation. Ces trois partis, ainsi que d’autres qui s’opposent à l’islam politique, auraient pu constituer une force dominante dans le nouveau parlement et former une coalition. Mais sans l’emprise [hold] absolue d’Abbas, il y aurait un vide [hole] absolu... - cela convient aussi à Israël.
Le report de l’élection au Conseil législatif palestinien retardera également la tentative de rétablir le Conseil national palestinien, qui est censé représenter l’ensemble du peuple palestinien, ici et en exil. La troisième étape de l’élection, après l’élection du président, était censée être l’élection du Conseil national, le parlement de l’Organisation de libération de la Palestine, tandis que les membres du conseil législatif étaient censés y être automatiquement inclus.
Ces dernières années, les appels à faire revivre cette institution pan-palestinienne se sont multipliés, comme l’une des tentatives pour redonner à l’OLP son statut d’organe qui définit la politique palestinienne. Pendant les années d’Oslo, la situation s’est inversée et l’AP - qui, sur le papier, est subordonnée à l’OLP - est devenue la principale institution politique, laissant l’OLP comme une coquille vide.
Au sein de l’AP, le Fatah est le mouvement dominant, et Abbas et un petit cercle de ses associés sont les seuls décideurs. Il est très pratique pour Israël que la politique palestinienne soit dirigée par un petit groupe de hauts fonctionnaires dont les privilèges et l’avenir financier - pour eux et leurs familles - sont pris en otage par Israël.
Le mantra "pas d’élection sans Jérusalem" a été de plus en plus prononcé par les associés d’Abbas au cours des dernières semaines, à mesure que la date d’ouverture de la campagne électorale, le vendredi 30 avril, approchait - sans qu’Israël ait donné son consentement officiel au vote à Jérusalem. Mercredi, le chef de la liste des partis du Fatah et adjoint d’Abbas, Mahmoud Aloul, a déclaré que la tenue d’une élection sans Jérusalem était une trahison et un crime.
Lui et d’autres ont complètement ignoré l’alternative à l’annulation des élections, suggérée à plusieurs reprises par d’autres partis : Trouver des moyens d’organiser l’élection à Jérusalem-Est sans l’approbation officielle d’Israël. Par exemple, installer des bureaux de vote dans les bâtiments de l’ONU, les églises et les mosquées, y compris la mosquée Al-Aqsa, et aller de maison en maison avec une urne, ou installer davantage de bureaux de vote dans les parties du gouvernorat de Jérusalem qui n’ont pas été annexées à Israël.
Tant Aloul qu’Abbas (dans son discours de jeudi soir) ont parlé avec un mépris caractéristique des personnes qui ont fait ces suggestions, comme si l’élection à Jérusalem n’était pour eux qu’une question technique. Ils ont totalement ignoré l’élément subversif de ces suggestions - ébranler l’illusion de normalité à Jérusalem et lancer une campagne de résistance populaire par le simple fait d’amener les Palestiniens de Jérusalem-Est à voter de toutes les manières possibles.
Abbas, Aloul et nombre de leurs fidèles n’ont pas expliqué pourquoi il était nécessaire d’attendre l’approbation israélienne pour voter à Jérusalem-Est, et donc de céder au veto israélien sur l’élection. Leur silence expose ici une hypocrisie caractéristique : les hauts responsables du Fatah et de l’AP font toujours de la "lutte populaire" leur étendard, en contrepoint du slogan de la lutte armée. En n’exploitant pas l’opportunité, cela prouve ce que tout le monde sait : les dirigeants du Fatah ne croient pas en une lutte populaire, ne s’y intéressent pas et ne sont certainement pas intéressés à la diriger.
Avant l’annonce de la décision attendue sur le report des élections, les opposants au report ont exprimé leur position de plusieurs manières en plus des médias sociaux - rassemblements Zoom, interviews avec des médias indépendants, une manifestation à Gaza par les partisans de la liste indépendante de Mohammed Dahlan, ainsi qu’une veillée sur la place Manara à Ramallah.
Jeudi soir, après l’annonce officielle du report de l’élection, quelques centaines de personnes sont venues protester contre cette décision à Ramallah, dont un groupe visible de partisans de la liste indépendante.
Mahmoud Dudin, professeur de droit à l’université de Birzeit, a déclaré la semaine dernière, avant l’annonce officielle attendue de l’annulation/du report, que le report de l’élection par l’exécutif constituait une violation de la constitution palestinienne (lois fondamentales). Il s’est exprimé lors d’un rassemblement Zoom initié par Masarat - le Centre palestinien de recherche politique et d’études stratégiques, l’un des principaux organismes indépendants luttant contre le schisme politique palestinien et encourageant la discussion critique sur la manière de trouver une issue au statu quo.
M. Dudin a déclaré que le report des élections relève de la seule compétence de la Commission électorale centrale, et seulement si elle fournit des raisons convaincantes. Il a ajouté que la commission a annoncé qu’il était possible d’organiser une élection à Jérusalem même sans autorisation officielle israélienne. Mais jeudi soir, la commission électorale a déclaré qu’elle arrêtait l’ensemble du processus.
Selon M. Dudin, le public palestinien a deux options : La première est de déposer des pétitions auprès de la Cour suprême palestinienne contre la décision de reporter/annuler l’élection. Mais les chances que ces pétitions aboutissent sont minces car le système judiciaire et les juges sont nommés par la direction politique (Abbas) et sont ses captifs, dit Dudin. La deuxième option est "révolutionnaire" - la désobéissance civile qui crée "une légitimité révolutionnaire, l’équivalent de la légitimité constitutionnelle, et un moyen de la réhabiliter."
Il est difficile d’imaginer que 35 partis ignorent l’ordre d’annuler/de reporter l’élection et continuent à préparer le vote normalement. Mais le simple fait de soulever l’idée en public reflète l’énorme distance entre le public palestinien et ses hauts fonctionnaires non élus. Dans l’ombre de cette décision et du dégoût général qu’elle suscite, il est difficile d’imaginer la liste officielle du Fatah tenter de se présenter à des élections générales dans un avenir proche.
Traduction : AFPS
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