Depuis le 9 mai, la police israélienne et le Shabak (les services de sécurité) ont arrêté plus de 2 000 Palestiniens dans le territoire qu’Israël occupe depuis 1948. Mais l’arrestation, le vendredi 14 mai, du Cheikh Kamal al-Khatib à Kafr Kanna (au Nord de Nazareth), a été la plus dramatique et la plus remarquable. Alors que la police entourait la maison du Cheikh, les habitants du lieu ont spontanément organisé une manifestation de masse contre son arrestation, et il y eu rapidement des affrontements avec la police. La police a fait usage de tirs à balles réelles pour disperser la foule, et Mako (1) a rapporté (ici, en hébreu) que onze des manifestants ont été évacués pour recevoir des soins, dont quatre au moins dans un état grave.
Quand al-Khatib a été inculpé deux semaines après (le 27 mai) au tribunal de première instance de Nazareth, ses avocats ont au départ protesté contre le fait que son arrestation violente était illégale. La base factuelle de l’acte d’accusation ne mentionnait que trois messages sur Facebook. En droit, la police n’est habilitée à faire intrusion au domicile des personnes et à arrêter des suspects sans mandat judiciaire que s’ils sont aux trousses de quelqu’un ou pour empêcher un crime imminent. D’anciens messages sur Facebook ne le justifient pas. A plusieurs reprises auparavant, quand la police ou le Shabak voulait donner un avertissement à al-Khatib au sujet de ses activités politiques, il était convoqué au commissariat de police et interrogé. Mais cette nouvelle démarche était exactement le message que l’état israélien oppressif voulait transmettre.
Le Cheikh Kamal al-Khatib est une des personnalités politiques les plus éminentes parmi la population palestinienne de 1948. Il était le chef adjoint du Mouvement Islamique (parfois appelé « la faction septentrionale du Mouvement Islamique ») avant qu’il ne soit proscrit par Israël en novembre 2015. Comme beaucoup d’autres membres du Mouvement Islamique, il a continué son activité publique après que le mouvement ait été interdit, et il a exercé, entre autres fonctions, celle de dirigeant du « Comité des Libertés », le comité responsable de la défense des Droits Humains et politiques au nom du « haut comité de suivi », l’organisme représentatif unifié des Palestiniens de 1948.
Al-Khatib est représenté au tribunal par une équipe conjointe de Adalah, le centre juridique des droits de la minorité arabe d’Israël, dirigé par l’avocat Hassan Jabareen, et de la Fondation des Droits Al-Mizan (de Nazareth) dirigé par l’avocat Omar Khamaisi.
Mise en accusation du récit palestinien
A la réception de l’acte d’accusation de huit pages à l’encontre de al-Khatib, Jabareen a protesté et a informé la Cour qu’il ne pouvait pas se sentir concerné par un document aussi peu objectif. Dix des 22 articles de l’acte d’accusation ne sont pas rattachés à quoi que ce soit qui soit lié à l’accusé, mais servent simplement à « définir le contexte » – en présentant un récit unilatéral du conflit entre les Palestiniens et le mouvement sioniste et Israël depuis le début du siècle précédent jusqu’au dernier bombardement de Gaza. Dans ce récit il n’y a pas de nettoyage ethnique, pas d’occupation, pas de colonies sur des terres confisquées, pas de discrimination, pas d’oppression, pas d’apartheid, seulement des émeutiers et terroristes arabes attaquant continuellement les Juifs innocents et leurs forces de sécurité vénérées.
Dans ce contexte le tribunal est tenu d’évaluer le « danger » des trois messages sur Facebook, les seuls sujets spécifiques de l’acte d’accusation, qui sont tirés de la page nommée « Le Cheikh Kamal al-Khatib » (en arabe). L’acte d’accusation répète à plusieurs reprises l’accusation selon laquelle al-Khatib « a appelé à la violence », « a encouragé les actes de terreur » et « a fait l’éloge du Hamas ». Mais dans tous les trois messages cités, même après avoir été traduits en hébreu par les traducteurs de la police (les avocats de celui-ci contestent l’exactitude de la traduction) – il n’y a pas un seul appel à la violence, aucun éloge de la violence et le nom du Hamas (ou de toute autre organisation qu’Israël considère comme « terroriste ») n’est même pas mentionné.
L’un des messages que l’acte d’accusation décrit comme « soutenant le terrorisme » se rapporte à la « Révolution de Buraq » en 1929, que al-Khatib a comparé aux récents évènements, étant donné que les deux ont commencé par des provocations de Juifs extrémistes à l’intérieur et autour de la Mosquée Al-Aqsaa. Il souligne que dans les deux cas la lutte qui s’ensuivit s’est étendu à toute la Palestine, et il évoque les victimes des deux côtés. Al-Khatib a expliqué pendant son interrogatoire qu’il avait mis en garde contre le potentiel explosif provenant des provocations à Al-Aqsa afin d’éviter un bain de sang. Mais le fait même qu’il parle de ces évènements historiques d’un point de vue palestinien a suffi à l’accusation pour le déclarer « soutien au terrorisme ».
Comment identifier l’incitation ?
Dans sa pièce satirique de 1982, « Le Patriote », Hanoch Levin a écrit :
« Instructions sur la sécurité :
Un homme qui marche dans la rue en jetant des regards nerveux d’un côté à l’autre et par-dessus son épaule - sera soupçonné d’être un terroriste arabe.
Un homme qui marche dans la rue en regardant calmement devant lui - sera suspecté d’être un terroriste arabe à la tête tranquille.
Un homme marchant dans la rue et regardant le ciel - sera suspecté d’être un terroriste arabe religieux.
Un homme qui marche dans la rue en fixant le sol - sera soupçonné d’être un terroriste arabe timide.
Un homme marchant dans la rue les yeux fermés - sera suspecté d’être un terroriste arabe somnolent.
Un homme qui ne marche pas dans la rue - doit être suspecté d’être un terroriste arabe malade.
Tous les suspects énumérés ci-dessus seront arrêtés. En cas de tentative d’évasion, un coup de semonce sera tiré en l’air. Le corps sera emmené à l’institut médico-légal. »
Le premier des trois messages qui sont cités dans l’acte d’accusation comme « incitation à la violence » a été publié le 19 avril. La veille il y a eu une manifestation à Jaffa en solidarité avec les habitants de Jérusalem. Les manifestants ont été attaqués par la police et il y a eu des échauffourées. Le message contient quatre photos de personnes et une photo d’une concentration de policiers, toutes manifestement prises la veille à Jaffa. Ce message est relativement court, donc je vais le citer en entier ici (ma traduction du texte originel en arabe) :
« Jaffa le nombre brut
Jaffa a toujours été le poumon et le flanc de Jérusalem.
Tout comme Jérusalem fait face aux troupeaux de colons, Jaffa a fait face à leurs essaims la nuit dernière.
C’est la même police et son attitude hostile envers chaque Palestinien, arabe et musulman, qui a attaqué notre peuple à Jaffa, mais les héros de Jaffa prouvent chaque jour qu’ils sont un nombre difficile.
Toutes les salutations et les baisers sur le front de chacun de vous, ô lions de Jaffa.
Jaffa, la preuve définitive de l’échec du projet sioniste à dénaturer l’identité de notre peuple à l’intérieur de la Palestine (un terme relatif à la Palestine de 1948 - YH), malgré les 73 ans de la Nakba de Jaffa, et en fait de chaque Palestinien ».
Les avocats de Al-Khatib ont expliqué au tribunal que le texte devait être compris, d’après les images qui l’accompagnaient, comme un encouragement et une solidarité envers les personnes blessées par la violence policière. Ils ont affirmé que dans ces mots, comme dans les deux autres messages, il n’y a rien qui selon le droit puisse constituer un délit.
Le procureur a admis que al-Khatib n’appelait pas de façon explicite à la violence, mais il a déclaré que c’est parce qu’il est « prudent » et « raffiné », ce qui le rend encore plus dangereux.
Le mardi 8 juin, le Juge Doron Porat, le président du tribunal de première instance de Nazareth, a décidé d’accepter la requête de l’accusation et a statué que al-Khatib devait être maintenu en prison jusqu’à la fin de sa condamnation, sans possibilité de liberté sous caution. Même s’il n’y a pas eu d’appels à la violence de la part de l’accusé, il a construit un « raisonnement logique » l’incriminant, prolongeant les mesures prévue par Levin :
« Ainsi en est-il de la "publication de Jaffa", qui était accompagnée de photos de blessés du secteur arabe. Ces personnes ont apparemment participé à des émeutes ce soir-là, et ont apparemment été blessées lors d’affrontements avec les forces de sécurité... les avocats ont affirmé que ces choses-là avaient été dites dans le but de réconforter les blessés. Cependant, même si je suppose qu’il voulait les dire… ceux qui étaient blessés ont, apparemment, participé auparavant à une émeute, et donc il encourageait et louait les actes violents qu’apparemment ils accomplissaient. Pourtant, ce sont des personnes qui ont affronté les forces de sécurité et qui ont été blessées au cours de la confrontation. Par conséquent, la publication de Yaffa peut également être une publication incitative. » (Page 40 du procès-verbal, décision du Juge Porat le 8 juin 2021)
En bref, un Arabe blessé est un Arabe qui a attaqué la police, et la solidarité avec lui est une incitation à la violence !
Qu’est-ce qui n’a pas été traduit ?
Le troisième message cité dans l’acte d’accusation est une vidéo comportant un discours d’une longueur de neuf minutes que le Cheikh Kamal al-Khatib a prononcé le 11 mai lors d’une réunion publique qui a été tenue dans sa ville, Kafr Kanna, en solidarité avec Jérusalem et al-Aqsa. Le long texte traduit comprend beaucoup de choses qui ne sont liées en aucune façon à l’accusation, comme la citation par al-Khatib de textes religieux comprenant le dicton célèbre selon lequel « le meilleur djihad »(2) est de dire la vérité face à un souverain tyrannique ». Dans son discours il a fait état des attaques perpétrées par les colons fascistes contre la population arabe en différents endroits et a mis l’accent sur le besoin d’unité contre ces attaques. Il a fait l’éloge de la nouvelle génération palestinienne, qu’il a qualifiée de consciente et de courageuse, et a applaudi sa fermeté face aux oppresseurs.
La seule partie du discours qui n’a pas été traduite est celle où il a décrit en détail une acte particulier de détermination : quand les Palestiniens ont été appelés à venir prier à al-Aqsa, mais que la police israélienne a décidé de les en empêcher et a bloqué les bus et les voitures sur la principale route menant vers Jérusalem. Il a décrit la façon dont la police israélienne s’attendait à ce que les Palestiniens retournent dans leur ville, mais dont des milliers d’entre eux, au contraire, ont commencé à faire à pied les vingt kilomètres les séparant de al-Aqsa. Cela a provoqué un tel énorme embouteillage que la police israélienne a préféré finalement les laisser continuer leur route dans leur véhicules.
Il n’est pas étonnant que cet exemple frappant de victoire par la lutte populaire ait été omis de l’acte d’accusation – il contredit tout le récit qui est construit par l’accusation selon lequel les Palestinien sont constamment en train de perpétrer de violentes attaques sans aucune raison.
Fondée sur ce texte, l’accusation fonde aussi l’affirmation selon laquelle al-Khatib « soutient le Hamas » – mais le Hamas n’est même pas mentionné, et ce qu’il a dit, selon même la traduction de la police, est « Bénissez Jérusalem, bénissez Gaza, bénissez « l’intérieur » (3), bénissez la Palestine, bénissez notre peuple dans « l’intérieur », à Gaza, en Cisjordanie, à Jérusalem et dans la diaspora » .
La logique qui veut que ce texte soit considéré comme un "soutien à une organisation terroriste" est que, selon leur pensée raciste, le peuple palestinien dans son ensemble est considéré comme une organisation terroriste.
Défendre les innocents
Les avocats de la défense ont présenté au tribunal une vidéo comportant un sermon qu’a prononcé al-Khatib dans une mosquée de Kafr Kanna le jour de son arrestation. Dans son sermon il a parlé des évènements qui se sont produits près de la localité quelques jours auparavant, quand un conducteur juif a été attaqué par une foule en colère – et que d’autres habitants de Kafr Kana l’ont sauvé de la foule, l’ont emmené recevoir des soins médicaux et l’ont ensuite escorté vers un lieu sûr. Il a déclaré que la protestation ne justifie pas les attaques contre des innocents, a fait l’éloge des habitants qui ont aidé la victime et a dit que, s’il avait été présent là, il aurait agi de la même façon.
Même ce sermon a ensuite été déformé par l’accusation et par le juge, affirmant qu’en dénonçant l’attaque de victimes innocentes, al-Khatib en réalité louait et encourageait d’autres attaques.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers
(1) Mako est une chaîne de télévision israélienne sur Internet.
(2) Djihad ne veut pas dire « guerre sainte » mais « effort sur le chemin de Dieu ».
(3) l’intérieur est la partie de la Palestine occupée en 1948-1949 par les sionistes, puis par Israël.