Si Mourid Barghouti a fait du récit de son retour en
Palestine après trente années d’exil ce beau texte lyrique,
ce n’est pas simplement parce qu’il est un grand poète.
C’est aussi parce qu’il considère l’imagination poétique comme
un acte de résistance à l’enfermement dans un langage qu’il
qualifie de « verbicide », comme une autre expression de la réalité
qui cesse tout à coup de laminer le rêve, « une déclaration
de mutinerie à bord du navire de ce monde, dont nous
ne sommes jamais autorisés à diriger la course. » [1]
L’imagination et le langage poétique se saisissent de cette
réalité palestinienne déchirée et déchirante, non pour s’en évader
ou l’embellir, mais pour faire surgir dans les interstices du
rêve et de la contemplation des fragments de mémoire et tenter
de les relier, rendant ainsi au pays aimé une continuité, une
unité perdues.
Le chemin du retour commence par le pont Allenby, que
Mourid Barghouti traversa un jour de juin 1967 dans l’autre
sens pour achever ses études à l’université du Caire sans savoir
qu’il ne pourrait plus revenir et qu’il deviendrait cet étranger
« atteint par l’exil comme par l’asthme ». Il s’avance sur ce
pont de bois de quelques mètres de long qui a pu « bannir une
nation entière de ses rêves » et immédiatement surgit la foule
des visages aimés, la stèle du frère aîné, Mounif, mort à Paris
en 1993, la grand-mère poétesse, le père à la tendresse silencieuse,
Ghassan Kanafani tué à Beyrouth, Naji-al-Ali [2] assassiné
en Angleterre... et tant d’autres.
La mémoire est tout d’abord celle, emblématique, de tout exil.
Elle est alors infiniment nostalgique, peuplée de morts et
de disparus, gisant ça et là en morceaux dans des lieux dérobés
au bonheur passé de l’enfance. Mais il s’agit ici de la
terre de Palestine, et la fragmentation de la mémoire s’inscrit
dans la discontinuité du territoire. Les constructions,
barrages, drapeaux flottant sur les entrées des maisons israéliennes,
routes et lumières des colonies - « la perdition
palestinienne même » - cernant l’ombre séculaire rétrécissent
le champ de vision et délient les souvenirs des lieux.
Chaque maison désertée ou détruite, chaque arbre arraché
est un symbole du déracinement sournois et permanent opéré
sur l’identité palestinienne.
La ville de Ramallah rend à l’exilé les souvenirs d’une jeunesse
heureuse. Etonnante Ramallah « des cyprès et des pins », « le
vert qui parle vingt langues parmi les langues de la beauté »,
« le jasmin de l’Intifada et son acier limpide », les premières
manifestations, le sens du mot « réfugié », les morts anonymes
et l’éveil politique au coeur du quotidien. Petits rêves de rien ?
« La politique, c’est l’air qu’a la famille à la table du petit
déjeuner. Qui est présent à table et qui est absent et pourquoi
est-il absent. Qui éprouve le manque de qui lorsqu’il verse le
café dans les tasses ? [...] »
A quelques kilomètres, Deir Ghassaneh, son village natal, est
le théâtre déserté de sa première enfance, un monde englouti
où il est à présent étranger à lui-même, dont il parcourt les ruelles
sans être reconnu. Le poète qui a tant écrit sur ce pays d’enfance, la matière même - la terre - du poème interroge l’acte
de chanter un pays que l’on ne connaît pas. Quelle est la nature
de cet amour ? « La longue occupation a réussi à nous transformer
d’enfants de Palestine que nous étions, en enfants de
“l’’idée de Palestine.” » Mais si les images du passé sont malgré
tout convoquées, les morts ne ressuscitent pas.
- Vieille carte postale datant de 1889. Région de
Jérusalem, la route de la station.
Dans les souvenirs de l’enfance heureuse, le temps et l’espace
se confondent car « nos endroits désirés ne sont que des
moments » quand le conflit, lui, se tient tout entier dans l’espace,
dans la dépossession du lieu. La tragédie palestinienne
s’inscrit dans l’espace, elle n’offre d’autre alternative à l’interdiction
d’arpenter librement le territoire que la dispersion
dans les non-lieux de l’exil. Mourid Barghouti conçoit l’impossibilité
de vivre dans un lieu ; il ne lui reste qu’à habiter
le temps puisque la vie « n’accepte pas que nous considérions
les arrachements répétés comme un drame. Car ils comportent
une part de farce. Et elle n’accepte pas que nous nous
y habituions comme à une blague répétée. Car ils comportent
une part de drame. »
Le retour à Ramallah est alors un retour sur l’histoire des exils
successifs entre Le Caire, Budapest et Amman, mais également
une réflexion sur la résistance et l’action politique que
l’écriture poétique a transformés en exils de l’ordinaire, du
dogmatisme idéologique, de « l’idée d’allégeance ». C’est là que
Mourid Barghouti entreprend avant de partir les démarches
qui permettront à son fils Tamim, né au Caire, de venir pour
la première fois en Palestine : espoir d’héritage, ce voeu de
transmission filiale constitue un autre acte positif qui défie l’impuissance.
La poésie est bien la seule liberté capable, dit
Edward Saïd dans son avant-propos, de faire tomber les murs,
d’échapper aux gardes, de « trouver le chemin qui mène à sa
Palestine, qu’il atteint à Ramallah. » « Et c’est par la force de
la réfutation sans cesse renouvelée de Barghouti, sa résistance
contre les raisons [de la] perte, que sa poésie prend corps et
âme, et donne au récit sa valence positive. »
La dernière nuit à Ramallah est peuplée du récit des morts-
celle du frère Mounir, celle de Naji-al-Ali - , et de récits de la
guerre des Six jours, dans un décompte des pertes inséparable
des retrouvailles. Dernière nuit interminable, où défilent encore
souvenirs personnels et figures historiques du conflit, étroitement
mêlés dans une ultime tentative de donner corps et sens
à l’histoire, de « recoudre les temps ensemble ». A l’approche
de l’aube, avant le départ pour Amman, ne subsiste que la
question de savoir « qui vole les couleurs de l’âme ».
« Qu’est-ce qui, autre que le bombardement des envahisseurs,
a atteint le corps ? »
Françoise Feugas