Lire le rapport « Le périmètre » - Témoignages de soldats de la zone tampon de Gaza 2023-2024 (en anglais)
Le 7 octobre 2023, à la suite des terribles attaques menées par le Hamas dans le sud d’Israël, qui comprenaient des massacres et des enlèvements massifs d’Israéliens et de citoyens étrangers, l’État d’Israël est entré en guerre dans la bande de Gaza. Les principaux objectifs de la guerre, tels que définis par le cabinet de sécurité israélien, étaient l’élimination du Hamas et le retour des otages israéliens ; mais quiconque écoutait les soldats savait que nombre de leurs missions n’avaient rien à voir avec ces objectifs. L’une de ces missions consistait à créer une « zone tampon » à l’intérieur de la bande de Gaza, ce qui signifiait en pratique raser la région. Les dirigeants politiques israéliens ont évité de travailler à un accord politique qui mettrait fin à la guerre et ouvrirait une nouvelle ère pour le « jour d’après ». Il incombait donc à l’armée israélienne de façonner l’avenir de la bande de Gaza, qui, à son tour, a créé des faits sur le terrain avec les seuls outils dont dispose une armée. Cette opération - avec les actions nécessaires pour la mener à bien, les risques encourus, ses ramifications et le prix qu’elle a coûté - est restée largement inconnue du public. En procédant à des destructions massives et délibérées, l’armée a jeté les bases du futur contrôle israélien de la région. Un élément clé de ce contrôle était la création d’une nouvelle zone tampon séparant Gaza d’Israël, que les soldats appelaient simplement « le périmètre ».
Le recueil de témoignages qui suit comprend des témoignages de soldats et d’officiers qui ont participé à la création du périmètre et à sa transformation en une zone de destruction totale. Les témoins décrivent avec leurs propres mots comment eux et leurs unités ont transformé des terres agricoles cultivées et des zones résidentielles en une nouvelle zone tampon, quels objectifs de mission leur ont été assignés et comment ces missions se sont déroulées sur le terrain.
Les zones tampons sont un élément essentiel de la stratégie de défense d’Israël depuis des décennies. La stratégie militaire qui a dicté la création du nouveau périmètre à Gaza ne fait qu’étendre et reproduire un élément important de l’approche sécuritaire ratée de l’establishment de la défense israélienne qui prévalait à la veille du 7 octobre 2023. Avant la guerre, la zone tampon entre Israël et la bande de Gaza s’étendait sur environ 300 mètres à l’intérieur du territoire palestinien, et l’accès à cette zone était limité. La largeur du nouveau périmètre n’était pas uniforme, allant de 800 à 1500 mètres. Pour créer cette zone, Israël a lancé une vaste opération de génie militaire qui, par des destructions massives, a entièrement remodelé environ 16 % de la bande de Gaza (approximativement 55-58 kilomètres carrés), une zone qui abritait auparavant quelque 35 % des terres agricoles de Gaza. Le périmètre s’étend de la côte au nord jusqu’à la frontière égyptienne au sud, le tout à l’intérieur du territoire de la bande de Gaza et en dehors des frontières internationalement reconnues d’Israël.
Dès octobre 2023, des ministres et des membres du gouvernement israélien ont déclaré leur soutien à une nouvelle zone tampon permanente dans la bande de Gaza, ainsi que leur volonté de faire payer à Gaza un « prix territorial » pour les attaques du 7 octobre. Les témoignages des soldats inclus dans ce rapport montrent que l’armée s’est effectivement mise au travail, rasant la plus grande partie de ce qui existait dans la zone tampon depuis le tout premier mois des combats jusqu’à l’établissement complet du nouveau périmètre, aux alentours de décembre 2024. Pendant les travaux, le nom de la zone a changé au gré des besoins politiques : « zone tampon », « zone de sécurité », « espace de sécurité » et « périmètre ».
L’objectif militaire du périmètre est de créer une bande isolée qui offre une ligne de vue dégagée, et donc une ligne de feu dégagée, sur tout ce que l’armée définit comme une menace potentielle. En d’autres termes, il s’agit d’un contrôle militaire absolu sur la zone. La mission confiée aux soldats sur le terrain, telle qu’elle ressort de leurs témoignages, consistait à créer une étendue vide et complètement plate d’environ un kilomètre de large le long de la barrière frontalière du côté de Gaza. Cet espace ne devait comporter ni cultures, ni structures, ni personnes. La quasi-totalité des objets, des infrastructures et des structures situés à l’intérieur du périmètre ont été démolis. Les Palestiniens n’avaient pas le droit d’entrer dans la zone, une interdiction qui était appliquée par des tirs réels, y compris des tirs de mitrailleuses et des obus de chars d’assaut. Les militaires ont ainsi créé une zone de mort aux proportions énormes. Des lieux où des gens avaient vécu, cultivé et établi des industries ont été transformés en un vaste terrain vague, une bande de terre éradiquée dans son intégralité.
Les témoignages démontrent que les soldats ont reçu l’ordre d’anéantir délibérément, méthodiquement et systématiquement tout ce qui se trouvait dans le périmètre désigné, y compris des quartiers résidentiels entiers, des bâtiments publics, des établissements d’enseignement, des mosquées et des cimetières, à quelques rares exceptions près. Les zones industrielles et les zones agricoles qui desservaient l’ensemble de la population de Gaza ont été réduites à néant, que ces zones aient ou non un lien quelconque avec les combats. Dans leurs témoignages, les soldats décrivent la manière systématique dont la création de la nouvelle zone tampon a été planifiée et exécutée. Par exemple, les zones désignées ont été divisées en sections définies - les « polygones » - à l’intérieur desquelles les soldats ont reçu l’ordre de détruire les structures. L’armée a consacré d’énormes ressources à cette entreprise, y compris l’utilisation intensive de bulldozers (excavateurs, bulldozers D9 et autres équipements lourds), ainsi que des milliers de mines et d’explosifs.
La destruction des infrastructures et des bâtiments civils fait partie intégrante de la méthode de guerre choisie par l’armée israélienne dans la bande de Gaza. De nombreux bâtiments ont été détruits après avoir été « incriminés », c’est-à-dire que l’armée israélienne a estimé qu’il s’agissait de bâtiments utilisés par l’appareil de guerre de l’ennemi.
Toutefois, de nombreux bâtiments situés à l’intérieur du périmètre ont été démolis sans avoir été incriminés. La destruction était basée sur la géographie : le fait d’être situé dans une certaine zone désignée était une raison suffisante pour qu’un bâtiment soit marqué pour la démolition. Contrairement à de nombreuses autres zones de combat dans la bande de Gaza, l’anéantissement des infrastructures et des bâtiments dans le périmètre a parfois eu lieu après la prise de la zone, lorsqu’il n’y avait pas de menace immédiate ou concrète pour les forces. Certains soldats ont même témoigné que certains commandants considéraient la destruction comme un moyen de se venger et de punir les atrocités commises le 7 octobre.
La contiguïté territoriale du périmètre a pour but de créer une sorte de « zone unilatéralement démilitarisée », où les forces sont théoriquement en mesure de détecter tout mouvement vers la clôture et de le contrecarrer. Les règles d’engagement dans cette zone ont changé au cours de la guerre, mais l’ordre de base était d’empêcher les Palestiniens de pénétrer dans le périmètre en leur tirant dessus - parfois pour les faire fuir, mais surtout pour les tuer. Comme pour les démolitions systématiques, l’ouverture du feu dans le périmètre était basée sur une démarcation géographique qui était communiquée aux soldats et appliquée à toute personne pénétrant dans la zone. Cependant, alors que le périmètre était défini et communiqué aux forces sur le terrain, il n’y avait pas de marquage clair indiquant ses limites, ce qui mettait en danger la vie de tout Palestinien qui franchissait cette ligne imaginaire.
Un nuage sombre plane sur la création du périmètre. Son établissement et son maintien ont coûté de nombreuses vies. S’il peut sembler étrange de parler de la destruction de maisons, compte tenu des pertes massives de vies humaines au cours de cette guerre, les maisons sont bien plus que de simples boîtes en béton. Une maison fait partie de la vie d’une personne, de son passé, de son avenir. Le fait de raser une zone, de la rendre impropre à l’habitation humaine, a un coût humain tangible et incommensurable. Les habitants de Gaza sont ceux qui doivent payer pour les nouvelles exigences d’Israël en matière de sécurité. La destruction et l’expropriation de cette zone constituent une punition collective infligée à tous ceux qui y vivaient auparavant, ainsi qu’à l’ensemble de la population de Gaza. La saisie de cette zone constitue un obstacle important à la réhabilitation de la bande de Gaza et est donc non seulement immorale, mais elle perpétuera également l’instabilité dans la région. Cela signifie, entre autres, qu’elle ne sera jamais en mesure d’assurer une véritable sécurité aux citoyens d’Israël. Si l’histoire nous enseigne quelque chose, c’est que les clôtures et les zones tampons ne peuvent jamais fournir une protection absolue ; l’occupation militaire ne peut pas remplacer les solutions politiques.
La logique du maintien du contrôle militaire et de la création du périmètre a conduit à l’anéantissement de plus de 3 500 bâtiments, ainsi que de zones industrielles et agricoles essentielles au tissu de la vie dans la bande de Gaza, et qui seraient vitales pour toute tentative de reconstruction. Tous ont été rayés de la surface de la terre. L’anéantissement, l’expropriation et l’expulsion sont immoraux et ne doivent jamais être normalisés ou légitimés.
Lire le rapport « Le périmètre » - Témoignages de soldats de la zone tampon de Gaza 2023-2024 (en anglais)
Traduction : AFPS