En Palestine, une jeune femme,
une valise à la main, arrive devant
un check point. Le regard inquiet,
elle s’approche des soldats, elle doit
montrer ses papiers. Jeu de regards
méfiants, le temps s’arrête. Nous, les
spectateurs, pensons l’indicible. A-t-elle
une bombe dans son sac ?
Le film, Paradise now, du cinéaste palestinien
Hany Abu-Assad, nous amène
jusqu’à cette incertitude et nous y maintient
tout au long de son récit. Après son
premier film, moins maîtrisé, Rana’s
Wedding (Le mariage de Rana) en 2001,
Paradise now vient de recevoir plusieurs
prix dont le Prix du public et le Prix du
Meilleur film européen au festival de
Berlin et celui d’Amnesty international.
Le cinéaste, né à Nazareth il y 43 ans, a
choisi ici d’aborder un thème particulièrement
controversé, celui des attentats-
suicides, à travers l’histoire de deux
amis d’enfance vivant à Naplouse, Khaled
et Saïd, choisis pour commettre un
attentat à Tel Aviv. Bien qu’ils se soient
portés volontaires auprès d’un groupe
qu’on pourrait identifier comme le Hamas
ou les brigades des martyrs d’Al-Aqsa,
les deux amis doutent à tour de rôle de
la nécessité d’un tel acte.
Khaled est le plus dogmatique, Said en
revanche s’interroge sur la vie en Palestine
(ici, c’est une prison à perpétuité,
dit-il) sur la lutte armée et sur les formes
de résistance, influencé aussi par la
« fille à la valise » du début du film, Suha
(Lubna Azabal, comédienne talentueuse),
qui fait battre son coeur, et dont le père
est un célèbre combattant assassiné par
les Israéliens.
Au fil du film, on finit par connaître les
deux amis : enfants des camps, ils travaillent
par intermittence dans un garage,
mais passent le plus clair de leurs temps
à rêver ou ressasser leur humiliation quotidienne
et le manque de liberté et de
travail en contemplant du haut d’une
colline Naplouse occupée. Une autre
blessure profonde a marqué leur vie :
le père de Khaled s’est fait torturer par
les soldats israéliens, qui lui on brisé une
jambe, après lui avoir permis de choisir
entre la gauche et la droite. Said, quant
à lui, vit avec la honte d’un père collabo,
exécuté par des combattants palestiniens
quand il avait 10 ans. Il se doit de racheter
l’honneur du père, de sa famille, en
dépit des doutes et de l’appel de la vie
et de l’amour symbolisé par Suha.
« Je voulais que les gens se posent des
questions sur les kamikazes et j’avais
envie de raconter l’histoire de gens dont
on ne parle pratiquement jamais, sauf de
manière anonyme dans la presse pour
dénoncer ces actes : quel effet peut avoir
l’occupation sur les êtres humains, quelle
est la réalité de ces hommes ? », a expliqué
le cinéaste. « L’attentat suicide est
un acte extrême, que je condamne, mais
ce qui m’intéressait c’était de raconter
une histoire de l’intérieur et de partir,
non pas de l’acte en lui-même, mais du
processus qui conduit ces hommes à
commettre de tels actes. Nous ne sommes
que très rarement, voire jamais, confrontés
à leur version des faits. [...] J’ai étudié
les interrogatoires des kamikazes
dont les attentas avaient échoué, rencontré
des proches, lu les rapports officiels
des autorités israéliennes. Il fallait
absolument éviter les stéréotypes. »
Dans le film, la réalité rattrape vite les
deux amis : l’heure des comptes arrive
avec le rituel du futur martyre. Sans rien
dire aux familles (belle séquence avec la
mère de Said, interprétée par la magnifique
comédienne et désormais icône du
cinéma palestinien, Hiam Abbas, toute
en retenue), ils passent leur dernière nuit,
avec les combattants qui organisent
l’attentat, à prier, se faire raser, se faire
filmer en expliquant leur geste.
- DR
Et c’est ici que le cinéaste prend ses distances
avec le mythe du martyre, pour
ramener le débat (et le spectateur) sur le
terrain de la politique : si la violence
de la colonisation en Palestine provoque
une autre violence, celle des attentas,
c’est une violence encore plus terrifiante
qui est engendrée, celle de la destruction
de la société palestinienne, de la morale
humaine.
Dans l’intimité du kamikaze
S’il se donne comme mission celle
d’humaniser les « bombes humaines »,
Hany Abu-Assad s’écarte néanmoins du
choix politique de l’attentat. C’est ainsi
que les combattants organisateurs de
l’attentat sont présentés comme des êtres
ambigus, complexes, pragmatiques voire
cyniques. Silencieux. Presque neutres.
Le rituel du martyre est même présenté,
par moment, avec les procédés de la
comédie : lors du discours d’adieu, la
caméra vidéo ne marche jamais, le
testament des futurs martyrs se nourrit
de rappels sur les choses du quotidien ;
dans une autre séquence on voit même
des vendeurs de cassettes-vidéotestaments :
« c’est une affaire lucrative »,
dixit le commerçant palestinien... Ce
choix de destruction de l’aura du martyr
et de l’image du paradis promis (« deux
anges viendront te chercher après
l’explosion », ainsi répond le
combattant/recruteur aux questionnements
de Khaled sur la mort...) ne se fait jamais
dans le mépris envers un peuple qui lutte
pour la liberté de son pays. Les images
ici nous incitent à réfléchir aux formes
de la résistance, à leur efficacité, aux
limites de l’humain et de l’inhumain, à
plonger dans l’univers intime de ceux
qui, par leur geste, deviennent des
monstres sans histoire, comme l’a souvent
expliqué Hany Abu-Assad. « Mon film est
aussi intime. Pour comprendre les
motivations des kamikazes, on doit les
regarder de l’intérieur, de leur point de
vue, et personne n’ose le faire par crainte
d’être accusé d’être un terroriste ou de l’appuyer ou simplement parce qu’on
a peur de ce qu’on pourrait découvrir... »
Sans événement visible
Le tournage, à Naplouse, n’a pas été
facile. Une équipe importante, 70 personnes
et 30 camions, focalisait forcement
l’attention. « Chaque jour, à un
moment ou à un autre, nous devions
arrêter le tournage. Nous étions forcés
d’attendre que les échanges de coups
de feu s’arrêtent, raconte le cinéaste.
Certains membres de groupes palestiniens
armés pensaient que nous faisions un
film contre les Palestiniens, alors que
d’autres groupes soutenaient le film
parce que, selon eux, nous nous battions
pour la liberté et la démocratie.
[...] Il est impossible de décrire en un
film tout le poids et la complexité de la
tragédie palestinienne. Aucune des deux
parties ne peut prétendre que ses positions
sont plus morales que celles de
l’autre, surtout quand il s’agit d’ôter la
vie à des êtres humains. Je pense qu’il
serait plus prudent de dire que les attentas
suicides sont une conséquence de
l’occupation. Un certain nombre d’Israéliens
pensent que le processus de paix
ne peut commencer tant que les Palestiniens
n’arrêteront pas la violence.
C’est un cercle vicieux. Aucun peuple ne
mérite de vivre sous occupation. »
Et pourtant, les images du film ne nous
donnent pas à voir l’occupation. Mais tout
au long du film on la ressent.
Constamment à travers les images perce
l’humanité. Said attend à un arrêt de bus
à Tel Aviv. Les regards des Israéliens sont
inquiets. Il y a comme un flottement.
Soudain, le bus s’arrête, le conducteur
attend que Said monte. Une petite fille
s’approche. La vie, l’avenir, se déversent
alors comme des flots dans la tête de
Said. Il recule. Il ne montera pas dans
le bus. Mais il reviendra pour accomplir
sa tâche même si le spectateur ne verra
rien. Le film se clôt sans événement
visible. Ne pas montrer la violence, ne
rien « expliquer ».
C’est aussi cela, le film. Laisser le spectateur
juge sans le forcer avec des imageschoc.
On ne voit jamais l’attentat, on ne
voit jamais l’occupation, pourtant si présents,
l’un et l’autre dans leurs signes.
Restent les yeux d’un jeune homme et
tout l’abîme qui s’y ouvre.
Antonia Naïm
Le film a été projeté à Ramallah, au
théâtre d’Al Kasaba le 18 et le 19
septembre.
A signaler aussi : l’exposition de
photographies réalisées pendant le
tournage du film à l’Institut du
monde arabe, Paris.