Un lapsus apparemment insignifiant du Premier Ministre Benyamin Netanyahu lors d’un rare interview donné lundi à Sky News Arabia a révélé le changement tectonique de notre génération – un changement plus important que la paix qui s’instaure actuellement entre Israël et le monde arabe. Les Emirats Arabes Unis et Israël, a-t-il déclaré, sont deux pays qui constituent des « démocraties avancées ».
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— Noa Landau נעה לנדאו (@noa_landau) August 17, 2020
Netanyahu, qui se considère comme un progressiste au sens le plus élémentaire et qui a fait ses études en Amérique à l’époque où les valeurs progressistes avaient encore un sens, est tout simplement habitué à ce genre de récit à partir de ses nombreux discours sur les relations d’Israël avec d’autres pays. Il était en pilote automatique. Mais cette fois-ci, gloups, c’était une erreur.
Israël fait la paix avec un pays qui est tout sauf une démocratie. Et le discours qu’Israël a aimé vendre au monde progressiste pendant tant d’années – sur la paix entre les démocraties et sur le fait d’être la seule démocratie au Moyen-Orient – est devenu complètement superflu dans le nouvel ordre mondial, dans lequel les valeurs progressistes perdent de leur importance dans les relations internationales.
C’est le véritable tremblement de terre géopolitique de notre génération. Le discours progressiste que les pays occidentaux se sont vendus entre eux, dont certains diront qu’il est faux de toute façon, est remplacé sous nos yeux-mêmes par un nouvel ordre mondial qui se reflète surtout dans l’intensification du conflit entre les Etats-Unis et la Chine.
Depuis que les doctrines du progressisme ont pris de l’importance, et plus encore après le choc de la seconde Guerre Mondiale et l’optimisme qui a suivi la fin de la Guerre Froide, elles ont joué un rôle essentiel dans le façonnement de l’ordre mondial et des relations internationales. La nécessité d’une coopération internationale et les thèses sur les liens entre la démocratie, la paix et le capitalisme ont foisonné dans le débat public.
Mais depuis lors, Francis Fukuyama, père de la théorie de la « fin de l’histoire », a perdu du terrain face à Samuel Huntington et son « Choc des Civilisations ». Ou par les mots du Président russe Vladimir Poutine, « l’idée progressiste est devenue obsolète » et « son objectif s’est avéré inapproprié ». C’est, bien sûr, le même Poutine qui actuellement contrôle la frontière septentrionale d’Israël dans le cadre du retour de la Russie dans la région.
A l’autre bout du monde, l’Amérique sous la direction du Président Donald Trump n’a plus la prétention d’imposer au monde les valeurs démocratiques. Le capitalisme est suffisant. Et en Europe, la montée du terrorisme mondial et les vagues de migrations se sont heurtées de force à la vision de l’abolition des frontières et ont remis à l’ordre du jour les questions d’identité et de nationalisme – ou comme l’a défini Trump, du « patriotisme » contre le « mondialisme ».
Ces dernières années, Netanyahu a exploité ce défi à l’ordre démocratique progressiste, dans lequel Israël n’a jamais trouvé sa place naturelle, pour forger de nouvelles alliances avec des dirigeants partageant le mêmes idées – Trump en Amérique, Jair Bolsonaro au Brésil, Viktor Orban et Andrzej Duda en Hongrie et en Pologne, Rodrigo Duterte aux Philippines. Dans la mesure où Washington l’a permis, il a même courtisé Xi Jinping en Chine. Et ce ne sont que des exemples.
Partout où l’on trouve des centres de pouvoir conservateurs dans cette alliance d’anti-progressistes ou pires, Israël cherchera naturellement à s’associer avec eux. Cette alliance n’est pas fondée seulement sur des valeurs anti-progressistes, mais aussi sur des contreparties anti-progressistes – des initiatives communes pour saper le droit international et les institutions multinationales au commerce des technologies utilisées pour traquer les opposants à ces régimes.
L’Iran et la Turquie sont dans l’alliance anti-progressiste des acteurs de premier plan, qu’Israël ne réussira manifestement pas dans un avenir proche à recruter à son côté. Quelle déception.
Les anciens du service des relations entre Israël et l’Afrique du Sud au Ministère des Affaires étrangères diront que cette alliance n’a rien de nouveau, et ils auront raison. Mais elle est en pleine expansion. En outre, il n’y a plus aucune raison de la cacher.
Ces évolutions mondiales ne sont pas sans rapport avec la paix survenant entre Israël et le nouveau Moyen-Orient et l’Afrique. Les Emirats Arabes Unis en sont actuellement le fer de lance, mais d’autres pays vont probablement s’y joindre.
Israel n’a pas de scrupules à vendre des technologies douteuses aux EAU et ne critiquera jamais leur système de gouvernement. Idem pour l’Arabie Saoudite. Tout comme il ne lancera pas de campagne pour défendre les droits de l’homme à Hong Kong ou pour s’opposer à la persécution des homosexuels au Brésil et en Pologne.
Après tout, comment Israël pourrait-il se tirer une balle dans le pied en faisant la promotion de telles valeurs progressistes quand il est accusé de violer lui-même les droits de l’homme ? Il ne le fait que dans les tweets d’auto-justification du Ministère des affaires étrangères qui blanchissent ce qui se passe dans l’Etat de Tel Aviv, mais pas dans les relations étrangères réelles d’Israël.
C’est le moment où quelqu’un dit généralement, « Ouais, mais les Palestiniens ne sont pas vraiment progressistes ». C’est vrai, ils ne le sont pas. Mais quant aux Palestiniens, nous n’avons pas d’autre choix que de chercher un arrangement ; ils sont tout simplement ici. Quelle est notre excuse pour le reste du monde ? Le « qu’en est-ilisme » qui est devenu si répandu ici ne résout aucun problème ; il ne fait que mettre l’accent sur les autres.
Dans le cadre de cette tendance émergente, et à l’approche des élections aux E.U. qui auront une influence majeure sur celle-ci, il y a un paradoxe qui mérite l’attention. Parfois, les procédures démocratiques sont ce qui a permis à la démocratie d’être dépouillée de ses valeurs fondamentales. Ou en d’autres termes, parfois la majorité vote librement contre les valeurs démocratiques progressistes.
Israël, aussi, est encore une démocratie dans la mesure où il organise des élections - et Benyamin Netanyahu continue à les gagner. Comme en d’autres endroits dans le monde, une majorité d’Israéliens a élu à plusieurs reprises un candidat qui a fait une carrière d’alliances anti-progressistes. C’est exactement ce que Fareed Zakaria a voulu dire quand il a écrit que « les démocraties anti-progressistes acquièrent une légitimité, et donc de la force, à partir du fait qu’elles sont sensément démocratiques ».
Tout cela ne signifie pas que Israël ne doit pas aspirer à nouer des relations diplomatiques avec le plus grand nombre de pays possible, y compris les EAU. Mais il est nécessaire de regarder la tendance avec honnêteté : nous avons fièrement rejoint le club anti-progressiste. Alors que l’occupation s’aggrave, en créant un besoin croissant de démanteler l’ancien ordre progressiste, nous n’avons évidemment dans tous les cas pas d’autre choix.
Donc bienvenue à la démocratie des EAU ; il parait qu’il y a là-bas de grands centres commerciaux. Et bienvenue aussi au commencement de la fin de l’histoire progressiste.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS