Photo : Une femme palestinienne et ses enfants retournent à Gaza-ville après le début du cessez-le-feu, 11 octobre 2025 © Yousef Zaanoun / Activestills
Il y a beaucoup de vérités qui ont été enfouies à Gaza, et des histoires racontées pour couvrir les blessures les plus profondes. Les choses que nous, les femmes de Gaza, ne disons pas, mais qui ont vécu en nous pendant ces deux années de pertes incessantes, parce que nous devions nous concentrer uniquement sur la survie.
Ce que le monde appelle « résilience » est moins une vertu qu’un masque qui épargne aux autres d’affronter l’insupportable.
Les femmes de Gaza n’ont jamais prétendu être plus fortes que leurs fardeaux. C’est le monde qui l’a dit, en tissant des récits tout faits sur notre courage. Ce qui n’a pas été dit dans ce récit, cependant, c’est que la patience n’est pas un choix, mais un piège. La survie n’est pas toujours de l’héroïsme. C’est une existence fracturée, ponctuée de pertes et de trahisons.
Lorsque je marche dans les rues de Gaza, mon corps absorbe la lourdeur ambiante. L’odeur vient en premier : fumée, égouts, sel et poudre à canon transportés par la brise marine. Les sons suivent : les cris désespérés d’un vendeur, les pieds nus des enfants qui pataugent dans la boue et la poussière, les charrettes surchargées qui klaxonnent alors qu’elles transportent des dizaines de passagers, les rires interrompus en plein élan par le fracas d’un missile. Même le sol est agité, il émet un bruit étrange sous mes chaussures lorsque je marche dessus, comme pour me rappeler que je marche sur des décombres, et non sur des routes.
Deux années de ma vie ont disparu dans un vide d’instabilité et d’horizons qui se rétrécissent. Non seulement en termes de perspectives d’emploi et de carrière, mais même les rêves les plus simples se sont envolés, comme celui de devenir mère un jour.
Chaque matin, dans le bus, je vois des femmes porter des nourrissons dans leurs bras fatigués, des mères serrer contre elles des biberons pour leurs bébés, sans savoir s’ils auront assez à boire le lendemain, d’autres porter les cartables d’enfants qui ne sont plus là. Que signifie la maternité dans un endroit où l’enfance est volée avant même d’avoir commencé ?
Lors d’un trajet en bus, une jeune mère m’a demandé de tenir son bébé pendant qu’elle cherchait dans son sac une pièce pour payer le chauffeur. Elle était maigre, ses yeux étaient fatigués. « Je n’ai pas dormi depuis sa naissance, m’a-t-elle dit, non pas parce qu’il pleure, mais parce que les avions ne s’arrêtent jamais. Chaque frappe me réveille en sursaut, et je vérifie s’il respire encore. Il est né dans une salle de classe transformée en refuge. D’autres femmes déplacées m’ont aidée pendant l’accouchement. Je l’ai amené aujourd’hui dans l’espoir d’obtenir du lait gratuit. Je crains que l’eau ne soit trop contaminée. Son père et moi n’avons même pas les moyens d’acheter des couches. »
Comment faire grandir une nouvelle vie palestinienne quand tout autour de vous, on tente de la détruire ? Sa tâche semble impossible.
Nous n’avons pas le privilège d’être « simplement des femmes ». Pendant la guerre, chacune d’entre nous devient une usine à vie et un bouclier quotidien contre l’absence et la mort.
Je vis les deux facettes de cette ville. L’une insiste sur la vie : je range soigneusement mes vêtements, je vaporise mon parfum préféré, comme si je me rendais à une fête. L’autre sort d’un foyer brisé pour entrer dans un monde qui semble méconnaissable.
Lorsque je marche dans les rues de Gaza, mon corps absorbe la lourdeur ambiante. L’odeur vient en premier : fumée, égouts, sel et poudre à canon transportés par la brise marine. Les sons suivent : l’appel désespéré d’un vendeur, les pieds nus des enfants pataugeant dans la boue et la poussière, les charrettes surchargées klaxonnant alors qu’elles transportent des dizaines de passagers, les rires interrompus en plein élan par l’explosion d’un missile. Même le sol est agité, il émet un bruit étrange sous mes chaussures lorsque je marche dessus, comme pour me rappeler que je marche sur des décombres, et non sur des routes.
Deux années de ma vie ont disparu dans un vide d’instabilité et d’horizons qui se rétrécissent. Non seulement en termes de perspectives d’emploi et de carrière, mais même les rêves les plus simples se sont envolés, comme celui de devenir mère un jour.
Chaque matin, dans le bus, je vois des femmes porter des nourrissons dans leurs bras fatigués, des mères serrer contre elles des biberons pour leurs bébés, sans savoir s’ils auront assez à boire le lendemain, d’autres porter les cartables d’enfants qui ne sont plus là. Que signifie la maternité dans un endroit où l’enfance est volée avant même d’avoir commencé ?
Lors d’un trajet en bus, une jeune mère m’a demandé de tenir son bébé pendant qu’elle cherchait une pièce dans son sac pour payer le chauffeur. Elle était mince, ses yeux étaient fatigués. « Je n’ai pas dormi depuis sa naissance, m’a-t-elle dit, non pas parce qu’il pleure, mais parce que les avions ne s’arrêtent jamais. Chaque frappe me réveille en sursaut, et je vérifie s’il respire encore. Il est né dans une salle de classe transformée en refuge. D’autres femmes déplacées m’ont aidée pendant l’accouchement. Je l’ai amené aujourd’hui dans l’espoir d’obtenir du lait gratuit. Je crains que l’eau ne soit trop contaminée. Son père et moi n’avons même pas les moyens d’acheter des couches. »
Comment faire émerger une nouvelle vie palestinienne quand tout autour de vous, on tente de la détruire ? Sa tâche semble impossible.
Cette jeune mère m’a rappelé Um Mohammed, une autre femme qui doit faire chaque jour des choix inconcevables. Elle se lève à l’aube pour faire du pain, mais pas seulement pour sa famille. Au fil du temps, le seuil de sa porte est devenu une boulangerie improvisée pour ses voisins et les familles déplacées. Douze heures de travail par jour, souvent non rémunérées, parfois récompensées seulement par un morceau de pain ou un bonbon pour ses propres enfants affamés.
Nous, les femmes de Gaza, sommes fatiguées d’expliquer que nous souffrons. Nous sommes épuisées de nous tenir devant les caméras depuis 24 mois de génocide, comme si nous avions choisi ce combat. Nous sommes lassées de raconter nos histoires à un monde qui fait semblant d’écouter mais qui n’entend jamais. Parfois, le silence est notre seul refuge.
Les médias ne mentionnent que rarement le fait que nos épaules ne peuvent plus supporter ce poids. Que nous souhaitons nous réveiller chaque matin sans craindre que l’eau et le pain viennent à manquer, ou que la prochaine frappe aérienne ne mette fin à tout. Que nous aspirons à la liberté d’être des mères ordinaires, des travailleuses ordinaires, des femmes ordinaires qui rient de choses insignifiantes sans rapport avec la mort.
Pour moi, c’est là que réside l’essence même du féminisme, même si le monde le présente rarement ainsi lorsqu’il s’agit de Gaza. Nous sommes des êtres humains qui revendiquons les mêmes droits que les femmes partout dans le monde : vivre sans peur, élever nos enfants en toute sécurité, voir notre travail respecté, voir nos choix honorés. Le droit à la joie, au repos, à la vulnérabilité sans honte.
Si l’histoire de cette terre doit être écrite, qu’elle le soit avec la vérité sur ce qu’ont enduré les femmes de Gaza.
J’écris et je parle de notre réalité non pas parce que je suis une exception, mais parce que le monde doit savoir ce qui nous a été imposé. Cela est particulièrement important alors que les médias occidentaux se focalisent sur le cessez-le-feu comme si le traumatisme des deux dernières années avait tout simplement disparu. Le génocide a complètement bouleversé nos vies et nous a privés du luxe de pouvoir rêver.
Eman Afana est une enseignante et écrivaine originaire de Gaza. Elle a fondé Witness and Memory, une initiative qui aide les enfants et les survivants du génocide à utiliser l’écriture comme moyen d’expression et de documentation.
Traduction : AFPS




