La peur est une condition nécessaire à la survie humaine. La plupart des animaux dans la nature l’éprouvent. Elle les aide à réagir aux dangers pour les fuir ou les combattre. Les êtres humains survivent parce qu’ils ont peur.
La peur est à la fois individuelle et collective. Dès les premiers temps, l’espèce humaine a vécu en collectivité. C’est une condition à la fois nécessaire et désirée. Les premiers êtres humains vivaient en tribus. La tribu défendait leur territoire contre tous les “étrangers” – les tribus voisines – pour préserver leurs approvisionnements alimentaires et leur sécurité. La peur était l’un des facteurs d’union.
Appartenir à une tribu (devenue après maintes évolutions une nation moderne) est aussi un profond besoin psychologique. C’est aussi lié à la peur – peur d’autres tribus, peur d’autres nations.
Mais la peur peut croître et devenir un monstre.
RÉCEMMENT J’AI reçu un article très intéressant d’un jeune scientifique, Yoav Litvin, traitant de ce phénomène.
Il décrit, en termes scientifiques, de quelle façon la peur peut être manipulée. La science concernée est la recherche sur le cerveau humain, sur la base d’expérimentations sur des animaux de laboratoire comme des souris et des rats.
Rien n’est plus aisé que de susciter la peur. Par exemple, des souris ont été soumises à un choc électrique tout en étant exposées à de la musique rock. Au bout d’un certain temps, les souris présentaient des réactions de peur extrême lorsque l’on jouait du rock, même sans subir de choc. La seule musique engendrait la peur.
Cela pouvait s’inverser. Pendant une longue durée, on leur jouait du rock sans les faire souffrir. Lentement, très lentement, la peur disparaissait. Mais pas complètement : lorsque, après un temps long, on leur faisait de nouveau subir un choc électrique en même temps que l’on mettait la musique, les symptômes de peur réapparaissaient immédiatement à pleine intensité. Il suffisait d’une fois.
APPLIQUEZ CELA à des nations humaines, et vous obtiendrez les mêmes résultats.
Les Juifs en sont un parfait exemple de laboratoire. Des siècles de persécution en Europe leur ont enseigné la valeur de la peur. Sentant le danger de loin, ils ont appris à se sauver à temps – la plupart du temps en fuyant.
En Europe, les Juifs étaient une exception, ce qui a engendré des persécutions. Dans l’Empire Byzantin (romain d’Orient), les Juifs étaient comme les autres. Dans l’ensemble de l’empire, les populations de territoires avaient été remplacées par des communautés ethno-religieuses. Un Juif d’Alexandrie pouvait épouser une Juive d’Antioche, mais pas une jeune fille de la porte d’à côté, s’il s’agissait d’une chrétienne orthodoxe.
Ce système de “millet” s’est maintenu pendant toute la durée de l’empire ottoman islamique, puis du mandat britannique et survit aujourd’hui tranquillement dans l’État d’Israël. Un Juif israélien ne peut pas légalement épouser une chrétienne israélienne ou une musulmane d’Israël et réciproquement.
C’était la raison de l’absence d’antisémitisme dans le monde arabe, en dehors du fait que les Arabes sont eux-mêmes des sémites. Juifs et chrétiens, les “gens du Livre », ont un statut particulier dans un État islamique (comme l’Iran d’aujourd’hui), à certains égards de seconde classe, à certains égards privilégié (ils n’ont pas à servir dans l’armée). Jusqu’à l’avènement du sionisme, les Juifs arabes n’avaient pas plus à craindre que la plupart des autres êtres humains.
La situation était tout à fait différente en Europe. Le monde chrétien, qui s’était séparé du judaïsme, témoigna d’un profond ressentiment à l’égard des Juifs dès le début. Le Nouveau Testament comporte des descriptions profondément anti-juives de la mort de Jésus, que tout enfant chrétien apprend à un âge où il est impressionnable. Et le fait que les Juifs d’Europe étaient le seul peuple (à part les Gitans) à n’avoir pas de patrie en faisait d’autant plus l’objet de méfiance et de peur.
Les souffrances endurées continuellement par les Juifs en Europe semèrent chez tout Juif européen une peur permanente et profondément ancrée. Chaque Juif était en alerte permanente, consciemment, inconsciemment ou subconsciemment, même à des époques et dans des pays qui semblaient loin de tout danger – comme l’Allemagne de la jeunesse de mes parents.
Mon père fut un exemple remarquable de ce syndrome. Il avait grandi dans une famille qui vivait en Allemagne depuis des générations. (Mon père, qui avait étudié le latin, affirmait toujours que notre famille était venue en Allemagne avec Jules César.) Mais lorsque les nazis arrivèrent au pouvoir, il ne fallut à mon père que quelques jours pour décider de fuir, et quelques mois plus tard ma famille arriva heureusement en Palestine.
SUR UN plan personnel : ma propre expérience de la peur fut intéressante également. Tout au moins pour moi.
Lorsque la guerre arabo-hébraïque de 1948 a éclaté, je me suis naturellement engagé pour remplir mon devoir de combattant. Avant ma première bataille j’étais – littéralement – pétrifié de peur. Pendant l’engagement, qui était heureusement un combat facile, la peur m’a quitté, pour ne jamais revenir. C’est ainsi. Disparu.
Dans la cinquantaine de combats suivants, dont une demie douzaine de batailles majeures, je n’éprouvai plus aucune peur.
J’en étais très fier, mais c’était stupide. Vers la fin de la guerre, alors que j’étais déjà chef de section, je reçus l’ordre de prendre une position située sous le feu de l’ennemi. J’allai l’examiner, marchant presque debout en plein jour, et je fus immédiatement atteint par un obus anti-char. Quatre de mes soldats, des volontaires du Maroc, m’évacuèrent courageusement sous le feu. J’arrivai à l’hôpital de campagne juste à temps pour sauver ma vie.
Même cela ne me fit pas retrouver ma peur perdue. J’en suis toujours à ne plus l’éprouver, et j’ai pourtant conscience que c’est absolument stupide.
REVENONS À mon peuple.
La nouvelle communauté hébraïque de Palestine, fondée par des réfugiés des pogroms de Moldavie, de Pologne, d’Ukraine et de Russie, puis renforcée plus tard par les rescapés de l’Holocauste, vécut dans la peur de ses voisins arabes, qui se révoltaient périodiquement contre l’immigration.
La nouvelle communauté, appelée le Yishouv, tirait une grande fierté de l’héroïsme de sa jeunesse, qui fut tout à fait capable de se défendre, de défendre ses villes et ses villages. C’est un véritable culte qui se développa autour des nouveaux Sabras (“pousses de cactus”), les jeunes Hébreux nés dans le pays, sans peur, héroïques. Lorsque pendant la guerre de 1948, après de longs et durs combats (nous avions perdu 6.500 jeunes gens sur une communauté de 650.000 personnes), nous avons fini par l’emporter, la peur collective raisonnable céda la place à un orgueil irrationnel.
Nous étions là, nation nouvelle sur une nouvelle terre, forts et indépendants. Nous pouvions nous permettre d’être sans peur. Mais nous ne l’étions pas.
Des gens sans peur peuvent faire la paix, obtenir un compromis avec l’ennemi de la veille, tendre vers la coexistence et même l’amitié. Cela s’est produit – plus ou moins – en Europe après des siècles et des siècles de guerres continuelles.
Pas ici. La peur du “Monde arabe” fut une donnée permanente dans notre vie nationale, la représentation d’un “petit Israël entouré d’ennemis” à la fois une conviction profonde et un outil de propagande. La guerre succédait à la guerre, et chacune provoquait de nouvelles vagues d’anxiété.
Ce mélange d’orgueil démesuré et de peurs profondes, une mentalité de conquérant et l’angoisse permanente, est la marque de l’Israël d’aujourd’hui. Les étrangers soupçonnent souvent qu’il s’agit là d’un faux-semblant, mais c’est la stricte réalité.
LA PEUR EST aussi instrumentalisée par les dirigeants. Faire peur pour gouverner. Cela a été la devise de rois et de dictateurs de tout temps.
En Israël, c’est la chose la plus facile au monde. Il suffit d’évoquer l’Holocauste (ou la Shoah en hébreu) et la peur suinte de chaque pore du corps national.
Entretenir le souvenir de l’Holocauste est une industrie nationale. On envoie les enfants visiter Auschwitz, c’est leur premier voyage à l’étranger. Le précédent ministre de l’Éducation avait décrété l’instauration d’un enseignement sur l’Holocauste au jardin d’enfants (sérieusement). Il y a une Journée de l’Holocauste – en plus de nombreuses autres fêtes juives chômées, dont la plupart commémorent quelque conspiration du passé pour tuer les Juifs.
Le tableau historique inscrit dans l’esprit de tout enfant juif, en Israël comme à l’étranger, se trouve dans les termes de la prière de la Pâque lue à haute voix dans chaque famille juive : “À chaque génération ils se lèvent contre nous pour nous détruire, mais Dieu nous sauve de leurs mains !”
LES GENS SE DEMANDENT quelle est la qualité particulière qui permet à Benjamin Nétanyahou d’être élu et réélu, et de gouverner pratiquement seul, entouré d’une bande de nullités bruyantes.
La personne qui le connaissait le mieux, son propre père, déclara un jour que “Bibi” pourrait faire un bon ministre des Affaires étrangères, mais en aucun cas un Premier ministre. C’est vrai, Nétanyahou a une bonne voix et un réel talent pour la télévision, mais c’est tout. Il est superficiel, il n’a aucune vision mondiale et aucune véritable perspective d’avenir pour Israël, ses connaissances historiques sont très limitées.
Mais il a un talent réel : les discours alarmistes. En cela il est sans égal.
On aurait de la peine à trouver un discours de Nétanyahou, en Israël ou à l’étranger, sans au moins une évocation de l’Holocauste. Après cela, vient la dernière image du jour de nature à susciter la peur.
Il y a eu le “terrorisme international”. Le jeune Nétanyahou a écrit un livre sur le sujet en se présentant comme un expert. En réalité c’est une absurdité. Il n’y a pas de terrorisme international. Cela a été inventé par des charlatans, qui en ont fait une carrière. Professeurs et autres semblables.
Qu’est-ce que le terrorisme ? Tuer des civils ? Dans ce cas, les actes de terrorisme les plus horribles de l’histoire récente sont Dresde et Hiroshima. Tuer des civils par des combattants qui n’appartiennent pas à un État ? Vous avez le choix. Comme je l’ai souvent dit : “les combattants de la liberté” sont de mon bord, les “terroristes” sont de l’autre bord.
Les Palestiniens, et les Arabes en général, sont, bien entendu, des terroristes. Ils nous haïssent pour avoir usurpé une partie de leur terre. Il est évident que vous ne pouvez pas faire la paix avec des gens pareils. Vous ne pouvez que les craindre et les combattre.
Lorsque le terrain des combattants-terroristes est devenu trop encombré, Nétanyahou s’est tourné vers la bombe iranienne. C’est là qu’était la menace réelle pour notre existence même. Le second Holocauste.
Pour moi, cela a toujours été ridicule. Les Iraniens n’auront pas de bombe, et s’ils en fabriquaient une – il ne s’en serviraient pas, parce que leur propre anéantissement serait assuré.
Mais si vous enlevez la bombe iranienne à Nétanyahou, que lui reste-t-il ? Il n’est pas étonnant qu’il se batte bec et ongles pour la garder. Mais maintenant elle a finalement été écartée. Que faire ?
Ne vous inquiétez pas. Bibi trouvera une autre menace, à vous glacer le sang plus que jamais auparavant.
Il vous suffit d’attendre pour trembler.