Depuis 2004, l’AFPS traduit et publie chaque semaine la chronique hebdomadaire d’Uri Avnery, journaliste et militant de la paix israélien, témoin engagé de premier plan de tous les événements de la région depuis le début. Cette publication systématique de la part de l’AFPS ne signifie évidemment pas que les opinions émises par l’auteur engagent l’association. http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+
Merkel a fait quelque chose de complètement contraire à ses intérêts politiques. Elle a ouvert les portes de l’Allemagne à près d’un million de réfugiés, la plupart musulmans, dont beaucoup venaient de la Syrie en sang, déchirée par la guerre.
Aucun peuple, pas même un peuple d’anges ou d’Angelas, ne peut accueillir un million d’étrangers sans quelque réticence. Pourtant Merkel a eu le courage moral et politique d’en prendre le risque.
Maintenant elle en subit les conséquences.
DANS L’ÉTAT du Mecklembourg-Poméranie occidentale, l’une des composantes de la République Fédérale d’Allemagne et l’État dont elle est originaire, elle s’est vu infliger une gifle cinglante. Dans les élections à l’échelle de l’État, son parti est descendu à la troisième place derrière les socio-démocrates et l’extrême droite. Une défaite dévastatrice, qui pourrait signifier que Merkel va perdre le pouvoir lors des prochaines élections nationales.
La chancelière n’est pas stupide. Elle savait que son parti et elle pourraient payer le prix fort sa décision sur les réfugiés. Elle l’a néanmoins prise.
Certes elle pouvait bien avoir eu également des raisons matérielles. Les Allemands sont un peuple vieillissant. Aucune religion ne leur dit de faire plus d’enfants. L’Allemagne a besoin de plus de travailleurs. Elle a besoin aussi de plus de contribuables, afin que l’État puisse payer les généreuses pensions à ses personnes âgées.
Mais même ainsi, aucun homme (ou femme) politique normal n’aurait en conscience laissé entrer une telle vague de détresse humaine, et aucun autre politique d’Europe ne l’a fait. Chez les politiques, espèce qui n’est pas réputée pour ses hautes exigences morales, c’est vraiment très rare.
Comme disent les Allemands, Alle Achtung. Chapeau.
IL Y A BIEN DES ANNÉES j’ai lu une phrase remarquable sur le Mur des Lamentations à Cologne.
Près de l’entrée de la Kölner Dom, la magnifique cathédrale de Cologne, il y avait un grand panneau. Les gens étaient invités à y écrire leurs pensées et leurs réclamations sur des papiers fournis par la ville et à les y coller. Sur l’un d’eux on pouvait lire : “Nous voulions faire venir des travailleurs, et nous avons découvert que nous avions fait venir des êtres humains !”
C’est ce qui se produit aujourd’hui en Allemagne, comme dans d’autres pays européens, infiniment moins d’immigrants.
L’Allemagne n’avait pas de tradition de grandes femmes de pouvoir, comme Élisabeth 1ère d’Angleterre, Marie Thérèse d’Autriche et la Grande Catherine de Russie (qui était allemande).
Angela Merkel, fille d’un pasteur chrétien, m’impressionne comme femme courageuse, morale, tenace. Si je portais un chapeau – aucun Juif laïque n’en porte – je le lui tirerais.
MAIS CE signe d’admiration est contre-balancé par le dégoût que m’inspire le parti qui l’a battue aux élections de Poméranie.
L’“Alternative pour l’Allemagne”, qui a pris la seconde place dans l’État, est exactement le genre de parti que je déteste dans tout pays. Un groupe d’extrême droite, populiste, démagogue.
Je suis né en Allemagne, il y a exactement 93 ans aujourd’hui, quand un démagogue ridicule tenta de faire un putsch à Munich. Il fut réprimé par la police et l’armée. Les gens qui suivirent Adolf Hitler à l’époque étaient de la même espèce que les électeurs poméraniens d’extrême droite d’aujourd’hui.
Adolf Hitler finit par accéder au pouvoir et déclencha une guerre mondiale qui coûta des millions de vies humaines et détruisit l’Allemagne (sans parler de l’Holocauste). J’étais sûr que rien de tel ne pourrait de nouveau survenir en Allemagne. N’importe où ailleurs, même en Israël, mais pas en Allemagne. Les Allemands ont appris leur leçon. Niemals wieder. Plus jamais.
Alors comment un parti d’extrême-extrême droite, raciste, xénophobe peut-il remporter ne serait-ce qu’un triomphe électoral modeste ? Même en considérant qu’Hitler et ses nazis furent uniques, c’est un phénomène profondément inquiétant.
Il n’est pas besoin d’avoir un profond complexe juif pour voir s’allumer un voyant rouge. J’avoue être étonné, et aussi un peu inquiet.
J’ai vu l’émergence des nazis au cours de mon existence, je ne m’attendais pas à voir de mon vivant quoi que ce soit y ressemblant même de façon éloignée.
Pourtant Angela Merkel est encore au pouvoir et elle semble décidée à suivre son étoile et à poursuivre sa politique.
Comme je le disais, j’envie son peuple.
JE NE CROIS pas que quiconque au monde envie Israël pour Benjamin Nétanyahou.
À vrai dire, si je pouvais imaginer un homme politique qui soit l’exact contraire d’Angela Merkel, ce serait Benjamin Nétanyahou.
Merkel est une héroïne au plan moral, Nétanyahou est un lâche au plan moral.
On l’a vu dans une farce politique qui a ébranlé Israël ces derniers jours : le grand scandale du chemin de fer le jour du Shabbat.
Israël est officiellement “un État juif et démocratique”. Bon..., pas tout à fait juif ni tout à fait démocratique, mais peu importe.
Étant un État juif, Israël est le seul pays au monde qui n’a pas de transports publics le jour du Shabbat – depuis le coucher du soleil le vendredi jusqu’à l’apparition de trois étoiles le samedi soir. (À Tel Aviv je n’ai vu aucune étoile à aucun moment depuis mon enfance.)
Pourquoi ? Entre les deux versions des Dix Commandements dans la Bible, il y a une différence significative.
Dans la première version (Exode 20) la raison est divine : “Car pendant six jours, le Seigneur a fait le ciel et la Terre… puis il s’est reposé le septième jour.”
Mais dans la seconde version (Deutéronome 5) la raison est purement sociale : “afin que ton esclave… puisse se reposer tout comme toi. Et souviens-toi que tu as été esclave en terre d’Égypte.” (l’Hébreu originel dit “esclave”, la traduction dit “serviteur”.)
La plupart d’entre nous athées aimons aussi le shabbat – le pays est calme, la plupart d’entre nous pouvons nous reposer et/ou nous amuser. Mais c’est là que le bât blesse, comme Hamlet, aucun Juif n’y aurait pensé. Comment fait une personne pauvre, qui n’a pas de voiture, pour aller au bord de la Méditerranée, ou se rendre à la Mer de Galilée au nord, à la Mer morte à l’est ou à la Mer Rouge dans le grand sud ?
Il ne le peut pas. Il reste à la maison à maudire les rabbins.
Les rabbins sont dans la coalition gouvernementale. La droite n’a pas suffisamment de suffrages sans eux. La gauche non plus. Alors il leur faut les payer. Donc pas de transports publics.
Le contrat se fonde sur quelque chose appelé le Statu Quo, non pas en hébreu biblique mais en latin. Cela veut dire “la situation qui”, un raccourci pour “la situation qui existait avant (la guerre)”. Dans notre cas, la situation que l’on suppose avoir existé avant la fondation d’Israël.
La loi dit qu’aucun travail ne sera effectué par des Juifs le jour du Shabbat, mais autorise le ministre du Travail à exempter certaines tâches si c’est absolument nécessaire pour faire fonctionner une société moderne – l’eau, l’électricité... Les partis orthodoxes sont d’accord avec cela, contre un prix raisonnable (de l’argent pour leurs écoles, dans lesquelles on n’enseigne rien d’autre que les textes sacrés).
Ce statu quo est tout à fait fluctuant. Comprend-il la réparation des rails ? Cela dépend. Cela dépend de l’humeur des rabbins. Et de l’argent qui change de mains.
Soudain l’attention a été attirée sur le fait que de tout temps la direction des chemins de fer de l’État faisait faire l’essentiel des réparations le jour du Shabbat. Les rabbins ont menacé de faire tomber le gouvernement. Alors Nétanyahou a cédé le vendredi de la semaine dernière, 10 minutes avant le début du Shabbat, et il a exigé d’arrêter immédiatement tous les travaux sur les chemins de fer.
Cela a eu des conséquences catastrophiques. Le trafic a été arrêté aussi le dimanche, de façon à effectuer les réparations nécessaires un jour ouvrable. Chaos total.
Il faut observer que les chemins de fer ne jouent pas un rôle majeur en Israël. Les transports publics utilisent principalement des bus. La première ligne de chemin de fer fut construite par les Turcs pour faciliter le Hajj vers La Mecque. Les Britanniques en ont ajouté quelques unes, en particulier pendant la seconde guerre mondiale, pour transporter leurs troupes vers l’Égypte.
La ligne de Haïfa à Damas fut l’objet de nombreuses plaisanteries. Une dame appela le conducteur : “Il y a une vache qui nous suit !” à quoi l’homme répondit calmement : “Ne vous inquiétez pas. Elle ne va pas nous doubler !”
Maintenant nous avons un nouveau ministre des Transports, plein d’ambition, qui veut moderniser le service des chemins de fer. Il insinue aussi qu’il désire succéder un jour à Nétanyahou. Nétanyahou n’aime pas les gens qui veulent lui succéder – ni maintenant, ni dans un avenir éloigné, ni jamais. Alors il a saisi cette occasion pour lui tirer dans les pattes.
La crise a gagné la Cour suprême qui a décidé que le Premier ministre n’avait aucun titre pour fermer le chemin de fer. Seul le ministre du Travail avait le droit d’émettre des autorisations de travail le jour du Shabbat ou de les annuler. Alors Nétanyahou put respirer profondément – ce n’est plus de sa responsabilité. Que les ministres des transports et du travail se disputent entre eux. Plus on est de fous, plus on rit.
Cette semaine tout le monde a suivi le drame – les réparations des chemins de fer le jour du Shabbat vont-elles reprendre ou non ? Les soldats pauvres, qui sont autorisés à rester à la maison le jour d Shabbat, vont-ils pouvoir prendre le train pour rentrer à leur base le dimanche ?
(J’ai été soldat et je n’ai jamais été pressé de rentrer à ma base.)
Quoi qu’il en soit, Nétanyahou s’est montré une fois de plus un politicien opportuniste sans beaucoup de colonne vertébrale, cédant facilement aux pressions sur des questions mineures, ne traitant pas du tout les grandes questions.
Il n’est pas Angela Merkel, lui.