« LE PATRIOTISME », a dit le Dr Samuel Johnson il y a plus de 200 ans, « est le dernier refuge pour une crapule. » Si nous remplaçons racisme par patriotisme, alors nous avons une équivalence parfaite avec l’affaire Esterina Tartman.
Celle-ci aurait pu être un membre apprécié de la Knesset. Elle est d’une famille orientale respectée (la famille Shabtai, sept générations dans le pays). Elle est jolie et paraît beaucoup moins que ses 50 ans. Elle est mère de quatre enfants. Elle sort d’un grave accident de la route.
Elle est apparue sur la scène publique à la fin de la dernière Knesset, quand elle a pris la place d’un membre décédé. Dès le tout début, elle a suscité de forts sentiments de rejet, de dégoût et même de répulsion.
Pourquoi ? Parce qu’elle est vulgaire. Sa « grande gueule » est devenue sa marque de fabrique. Non seulement elle est membre de la faction nationaliste-raciste d’Avigdor Ivette Lieberman, « Yisrael Beitenu », qui suinte le fascisme, mais elle a tendance à exprimer des opinions discordantes. Ses discours violemment racistes lui ont valu les gros titres des médias, mais elle a dégoûté les honnêtes gens, de gauche et même de droite. « On a levé une hache contre l’arbre appelé sionisme », « Il faut extirper le mal ! » a-t-elle déclaré après la nomination comme ministre d’un arabe musulman pour la première fois .
De tels discours sont probablement mélodieux aux oreilles d’Ivette Lieberman (personne ne sait pourquoi son prénom russe ou moldave sonne comme un prénom féminin français.) Donc ce fut tout naturellement qu’il décida de donner à Esterina le poste de ministre du Tourisme qui avait été proposé à son groupe. Comme il est l’unique dirigeant de Yisrael Beitenu (« Israel est notre maison », cela suffisait. Quand on lui a demandé comment la décision avait été prise, il a répondu, avec un humour involontaire, « démocratiquement et à l’unanimité. » « Unanime » vient de « Un seul esprit », dans ce cas, le sien.
ET ALORS, juste avant la confirmation de la nomination, ona appris que la belle Esterina était un imposteur qui prétendait avoir des diplômes qu’elle n’avait jamais obtenus. On a également découvert que, après son accident de la route, elle avait utilisé des témoignages douteux pour obtenir des indemnités et un taux d’invalidité (52%) des compagnies d’assurance. Une autre fois, après avoir heurté un piéton, elle a prétendu que la victime avait causé l’accident intentionnellement pour obtenir des indemnités. Les tribunaux l’ont sanctionnée pour cette accusation et lui ont retiré son permis de conduire pour une longue période.
Ce sont les titres universitaires qui furent sa perte. En fait, un membre de la Knesset n’en a pas besoin. J’ai été trois fois membre de la Knesset sans avoir terminé mes études primaires. Alors pourquoi Mme Tartman a-t-elle ajouté ces faux titres à sa biographie officielle ? Juste pour son image.
Pendant plusieurs jours, le scandale a éclipsé toutes les autres affaires qui rendent la vie israélienne si intéressante : l’affaire de sexe du Président, le baiser fatal de l’(ex) ministre de la Justice, la nuée d’affaires de corruption alléguées qui poursuivent le Premier ministre où qu’il aille, les présomptions de pots de vin électoraux du ministre des Finances, les soupçons très répandus de corruption au plus haut niveau de l’administration des impôts, la démission du chef d’état-major après le fiasco libanais, la démission du chef de la police pour avoir laissé pénétrer son organisation par la mafia.
L’affaire Esterina a même éclipsé une autre révélation importante : qu’Ehoud Olmert, quand il était ministre de l’Industrie et du Commerce, avait distribué des emplois et autres avantages à quelque 115 membres du puissant comité central du Likoud, dont il faisait alors partie, pour assurer sa place sur la liste du parti aux élections suivantes. Et en effet, comment une telle corruption de routine pouvait-elle concurrencer la croustillante affaire de la « Tartarina » (comme l’a surnommée un membre de la Knesset).
CEPENDANT, ce n’est pas la tromperie de Tartman qui constitue le point essentiel, ni même son racisme vulgaire mais une question obsédante : comment une telle personne a-t-elle pu (presque) entrer au gouvernement ?
Il est vrai que le ministre du Tourisme n’a pas un portefeuille très important, mais il fait au même titre que les autres partie du Conseil des ministres, avec une voix sur les questions de la guerre et de la paix. Cette voix peut être décisive pour l’envoi à la mort de milliers de soldats et de civils. Le ministre participe aux votes qui décident de l’avenir de l’Etat pour des générations. Comment un individu si discutable peut-il parvenir à une position aussi élevée ?
Cette question n’est pas purement israélienne. Elle s’est également posée dans de nombreuses autres démocraties.
Aux Etats-Unis, les ministres sont nommés par le Président et ils ne sont que ses assistants. S’il le veut, il nomme des gens capables. S’il en a envie, il nomme des gens parfaitement idiots, tricheurs et fanatiques.
Mais le Président lui-même, comment est-il nommé ? Il n’a besoin que d’une chose : convaincre l’électorat de voter pour lui. Après avoir été élu, il peut surprendre tout le monde et devenir un véritable dirigeant, visionnaire et intègre (comme Franklin Delano Roosevelt, par exemple), ou il peut se transformer en un escroc charismatique, un tricheur dénué de valeurs et de principes (voir certains des derniers noms dans les médias).
La démocratie israélienne est basée sur un système différent. Etant donné qu’aucun parti ne peut carrément gagner une élection, le Premier ministre potentiel a besoin d’une coalition pour rassembler une majorité parlementaire. Les ministères sont répartis entre les partis de la coalition comme des butins de guerre. Ce n’est qu’après que les partis ont reçu leur part, chacun selon sa force, que l’on décide de qui va occuper tel ou tel fauteuil. Dans un parti dictatorial, comme Yisrael Beitenu, c’est le dirigeant qui distribue les emplois à ses loyaux partisans. Dans un parti démocratique, les gagnants sont les hommes politiques qui ont le mieux réussi à accumuler le pouvoir par des intrigues, en soudoyant les collègues et en établissant des centres de pouvoir à l’intérieur du parti.
TOUT AU LONG de ce processus, une considération n’est jamais prise en compte : la capacité des candidats à diriger les ministères pour lesquels ils se battent. Cela n’est pas considéré comme pertinent.
Je me souviens d’un parti démocratique, peu après qu’Ehoud Barak eut été élu Premier ministre, où j’ai rencontré plusieurs des ministres nouvellement nommés par Barak. Tous étaient fous furieux.
Schlomo Ben-Ami, professeur d’histoire, intellectuel introverti intéressé par la théorie sociale et les affaires de paix, s’est retrouvé au ministère de la Police. C’est lui qui sera le responsable des « événements d’octobre » 2000, quand la police a tué une dizaine de citoyens arabes. La commission d’enquête judiciaire l’a sévèrement sanctionné.
Yossi Beilin, qui avait rêvé du ministère des Affaires étrangères, homme plein d’idées politiques (certaines bonnes, certaines mauvaises, certaines très mauvaises), a été envoyé au ministère de la Justice, ce qui ne l’intéressait pas le moins du monde. Barak a traité les autres de la même façon, presque sadique.
Mais pourquoi revenir sur le passé - le présent donne suffisamment d’exemples. En tant que président du parti travailliste, Amir Peretz avait droit au plus important des ministères attribués à son parti : celui de la Défense. La détention de ce portefeuille s’est transformée pour lui en une farce pathétique (symbolisée avec force par la fameuse photo qui montre le ministre en train d’observer des manœuvres militaires à travers des jumelles dont les couvercles des lentilles n’avaient pas été retirés.)
La ministre des Affaires étrangères Tsipi Livni est considérée comme très capable à cette fonction parce que d’autres pays - dont les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Autriche - ont également des ministres des Affaires étrangères femmes. Elle a aussi des relations avec la Chancelière allemande et peut-être bientôt - si Dieu le veut - également avec la Présidente de France. Depuis qu’elle est en place, Livni n’a pris aucune initiative et n’a exprimé aucune idée qui pourrait faire penser qu’elle a une quelconque conception du monde.
Le ministre de la Police est un ancien chef du Shin Bet, et donc il considère la police comme une force qui combat les ennemis plutôt que comme une force qui protège les citoyens. Il a montré son talent en nommant un nouveau chef de la police qui, dans le passé, a été qualifié par un tribunal comme indigne de porter un uniforme de la police. Le nouveau ministre de la Justice, qui vient juste d’être nommé, déclare publiquement que son but principal est de paralyser la Cour suprême, le dernier bastion de démocratie en Israël, parce qu’une de ses amies n’a pas réussi à être nommée dans cette vénérable institution. (Son principal allié dans cette noble entreprise a été - surprise, surprise - la députée Esterina Tartman.) Et la nomination d’Avigdor Lieberman, tyran raciste primaire, comme ministre chargé de négocier le problème iranien, c’est comme introduire un éléphant dans un magasin de porcelaines.
Et ce gouvernement reste au pouvoir ,uniquement parce que presque tout le monde croit qu’un autre serait encore pire.
LA SOCIÉTÉ ISRAÉLIENNE est dynamique, variée et riche en talents. Elle est performante dans de nombreux domaines, comme les sciences, la médecine, l’informatique, et particulièrement la création d’entreprises, l’économie, la littérature, dans plusieurs domaines des arts et dans certains sports. Pourquoi diable alors nomme-t-elle aux plus hautes fonctions des politiciens qui ne sont bons à rien ?
J’ai l’impression que dans d’autres démocraties, les mêmes questions se posent. Là aussi il y a un cercle vicieux : la profession politique est dégradée ; il en résulte que les honnêtes gens ne choisissent pas la carrière politique, ce qui fait que la profession politique se dégrade de plus en plus.
Selon un proverbe hébreu, « les ennuis des autres sont une demi-consolation ». Pas dans ce cas.
Israël est confronté à de nombreux problèmes, plus que la plupart des pays démocratiques. Il a un besoin viscéral de reconnaissance de la part de ses voisins. Il doit surmonter les aspects négatifs qui ont accompagné cent ans d’expérience sioniste. Il a besoin d’une solution, de paix et de conciliation avec le peuple palestinien, et avec la totalité du monde arabe. Il doit gérer de profondes divisions intérieures - entre les laïques et les religieux, entre les pauvres et les riches, entre la majorité juive et la minorité arabe, entre les différentes communautés ethniques juives.
Pour faire face à ces tâches, on a besoin d’hommes et de femmes exceptionnels, des gens ayant des idées, de l’intégrité et du talent. Et oui : des patriotes qui ne sont pas des crapules en quête de refuge.
En bref : des hommes et des femmes qui sont exactement le contraire d’Ivette et de son Esterina.