La différence entre la reconnaissance et la réalité est au cœur d’une des luttes mondiales non aboutie, celle pour la liberté et la nationalité. Dès le début des Nations Unies (NU), la communauté internationale a affirmé le droit des peuples à choisir leur statut politique, leurs modes de développement économique, social et culturel. D’innombrables résolutions réaffirment que les Palestiniens font partie de ces peuples. Plus de 150 États reconnaissent désormais l’État de Palestine. Pourtant, la réalité est une population fragmentée entre le territoire occupé, les camps de réfugiés et la diaspora, soumise à des déplacements, un siège et un système de contrôle que beaucoup qualifient d’apartheid. Cet écart entre le droit et la réalité n’est pas accidentel. Il reflète un ordre mondial qui a préféré gérer la question palestinienne plutôt que de la résoudre.
Ce refus a pris plusieurs formes :
- Gaza : toute la société subit bombardement, famine et destruction de son infrastructure. La Commission d’enquête des NU ne laisse aucune ambiguïté : ces actes constituent un génocide. La tentative n’est pas seulement de punir ou de dissuader, mais aussi de détruire les fondements de la vie elle-même – rendre la survie contingente, l’identité collective jetable et les droits politiques inimaginables.
- En Cisjordanie : la confiscation des terres, l’expansion des colonies et un labyrinthe de points de contrôle réduisent le territoire en enclaves déconnectées, rendant l’exercice de la souveraineté quasi impossible.
- Jérusalem : les droits de résidence peuvent être révoqués à tout moment.
- En exil : des millions de réfugiés restent apatrides, le droit de retour leur étant refusé malgré le droit international.
Ensemble, ces situations signent une stratégie systémique de fragmentation du peuple pour éviter une identité politique cohérente et affaiblir l’exigence à l’autodétermination. Comprendre cette stratégie, c’est la reconnaître comme faisant partie d’un projet colonial.
Contrairement aux occupations militaires classiques, présumées temporaires, le colonialisme de peuplement vise au contrôle permanent par effacement de la présence indigène. Les points de contrôle, les colonies, le mur et le régime juridique qui traite différemment les Palestiniens et les colons ne sont pas accessoires. Ce sont des instruments de domination conçue pour empêcher toutes aspirations nationales. C’est la raison pour laquelle les Palestiniens insistent pour dire que la lutte n’est pas seulement une question de territoire, mais également de dignité, d’égalité et de reconnaissance de leur humanité.
Le droit international reconnaît toutes ces procédures comme illégales. Le droit à la nationalité est un Droit de l’Humain et personne ne peut en être arbitrairement privé. Cependant, l’exception palestinienne s’est enracinée au fil des générations. Un réfugié né au Liban ou en Jordanie hérite de l’apatridie, tandis qu’une autre née à Jérusalem peut perdre son droit de résidence révoqué après avoir étudié à l’étranger. Ce déni n’est pas seulement un préjudice juridique ; c’est une blessure profonde. Être apatride, c’est vivre en permanence en marge de l’ordre international, incapable de revendiquer les protections et les opportunités qui accompagnent la citoyenneté.
L’histoire montre que la reconnaissance sans obligation est vide. D’autres peuples qui ont lutté pour la liberté – les Algériens contre le colonialisme français, les Sud-Africains contre l’apartheid, les Namibiens contre l’occupation – ont tous été reconnus par la communauté internationale bien avant qu’ils ne soient libres. Ce qui a changé le rapport de force, ce ne sont pas les résolutions isolées, mais la pression : sanctions, boycotts, isolement et mobilisation de la solidarité mondiale.
La Palestine se trouve aujourd’hui à ce point. La reconnaissance de l’État a une valeur symbolique, mais sans mesures pour mettre fin à l’occupation, arrêter l’expansion des colonies, et assurer les droits des réfugiés, cela sera une illusion et non un pas vers la libération. C’est là que l’Europe doit agir, une décision morale et politique. Les États européens proclament régulièrement leur soutien du droit international, aux droits de l’Homme et au multilatéralisme. Mais ces postures sonnent creux si l’occupant est maintenu dans sa toute-puissance, si les accords commerciaux ignorent l’illégalité des colonies, et que les voix pro-palestiniennes sont réduites au silence au nom de la sécurité.
La reconnaissance de l’État de Palestine, sans obligations, risque d’être un geste qui masque la complicité. Pour aligner ses politiques sur ses principes, l’Europe doit dépasser l’action symbolique et conditionner ses relations au respect des Droits de l’Humain, au soutien des tribunaux internationaux et à la protection de la société civile palestinienne, plutôt que de la criminaliser. Dans cette lutte, il faut reconnaître que les Palestiniens ne cherchent pas d’exception, mais un traitement égal. Ils demandent l’application de ce que le droit international affirme : un peuple peut déterminer son propre statut politique, les réfugiés peuvent rentrer chez eux, les citoyens peuvent vivre sans domination ni discrimination. Ce ne sont pas des « extrémistes », mais ils revendiquent les conditions minimales à leur dignité.
La dimension humaine ne doit pas être perdue de vue lors de débats juridiques et diplomatiques. Chaque checkpoint qui divise une famille, chaque maison démolie, chaque réfugié né sans nationalité est un rappel que l’autodétermination n’est pas un principe abstrait, mais une nécessité. La nationalité, en ce sens, est plus qu’un passeport ou un drapeau ; c’est la reconnaissance que les droits ne sont pas contingents et que l’avenir n’est pas décidé par d’autres. Pour les Palestiniens, la lutte pour l’autodétermination est donc à la fois légale et existentielle. C’est une lutte contre la fragmentation, contre l’effacement. Nous ne sommes pas des cas humanitaires, mais des acteurs politiques. C’est aussi une lutte d’espoir – celui qu’un jour, la reconnaissance ne sera pas seulement symbolique mais réelle, la nationalité ne sera pas une revendication mais un statut. La libération permettra de sortir d’une tutelle internationale.
Le choix de la communauté internationale, et surtout de l’Europe, est grave. Elle peut poursuivre ses déclarations et reconnaissances symboliques, tout en laissant les Palestiniens piégés dans un cycle de dépossession. Ou elle peut traduire les principes en action, en transformant les reconnaissances en levier d’un changement structurel. Choisir ce dernier n’est pas seulement être du côté de la justice pour la Palestine ; c’est aussi réaffirmer et rétablir le droit international. L’autodétermination n’est pas négociable. La nationalité n’est pas facultative. Pour les Palestiniens, comme pour tous les peuples, ce sont les fondements de la liberté. Et face au génocide, ce sont les exigences urgentes de la survie.
Lema Nazeeh, avocate pour les droits des Palestiniens
Traduction : MS
Photo : L’armée israélienne attaque une manifestation de Palestiniens à Umm Safa, Cisjordanie occupée, 14 juillet 2023 © Oren Ziv / Activestills




