Candidat officiel du Fatah à l’élection présidentielle, Mahmoud Abbas a donc été élu Président de l’Autorité nationale palestinienne le 9 janvier dernier, à l’occasion du deuxième scrutin du genre en Palestine occupée. Il a dédié sa victoire à Yasser Arafat, « aux âmes de nos martyrs », aux blessés, aux prisonniers politiques, ainsi qu’à « tous les mouvements palestiniens ». Simple rhétorique ? Surtout pas. Car, de longue date, et cette fois légitimé par les urnes, Abou Mazen défend un programme aux axes indissociables : la démilitarisation de l’Intifada, la construction d’institutions solides, la remobilisation populaire, dans l’unité nationale, pour une solution politique fondée sur le droit international.
Un pari difficile face à un gouvernement israélien qui, loin de s’engager dans la mise en œuvre de la « feuille de route », vient au contraire de décider une nouvelle accélération de la construction de colonies en Cisjordanie, un nouvel isolement de Jérusalem à travers la construction d’un nouveau réseau de murs, l’annexion de facto de colonies comme Ma’ale Adumim ; qui prétend revendiquer la « sécurité » des uns avant toute perspective de paix pour les deux sociétés, notamment pour en reculer encore l’échéance ; et qui jouit d’une période de grâce non seulement auprès de ses alliés américains, mais aussi de la part d’une Europe soulagée de se contenter de l’annonce de retrait de la bande de Gaza comme signe de bonne volonté sinon comme solde de tout compte, provisoire mais durable, du conflit. Pari pour autant impossible ?
La légitimation des urnes dans un contexte d’occupation
Tous les observateurs l’ont souligné : les élections et leur bon déroulement ont témoigné de l’engagement démocratique des institutions et de la société palestiniennes. Des élections qui ne concernent pourtant qu’une partie de la population palestinienne, sa majorité vivant en exil forcé et les prisonniers étant privés du droit de vote. Parmi les 1,8 millions d’électeurs potentiels, 72% se sont inscrits sur les listes selon la commission électorale centrale. Dont deux tiers de moins de quarante ans, et 46% de femmes.
Les forces israéliennes n’ont pas ménagé les obstacles au bon déroulement du scrutin. Entre le 11 novembre 2004 -jour du décès du Président Arafat- et le 6 janvier 2005, 88 Palestiniens ont été assassinés, parmi lesquels un quart d’enfants, 339 ont été blessés. On a dénombré 1555 raids, 901 arrestations - avec 276 détenus -, 89 maisons rasées, 42 couvre-feux [1]...
Au dernier jour de la campagne, sept jeunes paysans, dont un enfant de douze ans, étaient tués par des tirs d’obus israéliens dans le village de Beit Lahya. Si les contrôles aux check-points ont été moins brutaux le jour du vote sous le regard des observateurs internationaux, les pressions se sont accentuées à Jérusalem. Où l’on n’a compté que 5300 votants sur 120 000 électeurs potentiels.
D’où un taux d’abstention non négligeable. 840 000 Palestiniens ont cependant participé au vote. Au-delà des appels au boycott des mouvements de la résistance islamique, certains abstentionnistes considéraient le résultat de toutes façons acquis ; d’autres - comme d’ailleurs les électeurs et les candidats eux-mêmes - ont mis en évidence le caractère incomplet d’une démocratie sous occupation ; et alors que Marwan Barghouti, Hussam Khader et plus de 8000 autres Palestiniens croupissent en prison. La journaliste israélienne Amira Hass commente l’abstention dans le Ha’aretz : « elle prouve que l’opinion palestinienne ne se berce pas d’illusions quant à l’identité de ceux qui régissent vraiment sa vie. Il ne s’agit ni d’Abou Mazen, ni du Fatah, mais du gouvernement israélien et de son émissaire, l’armée ».
Dans ce contexte, deux candidats ont émergé. Abou Mazen avec un peu plus de 62 % des voix, et Mustapha Barghouti, avec près de 20 %. Le représentant de l’Initiative Nationale Palestinienne, soutenu par le FDLP et par plusieurs personnalités comme Haïder Abdel Shafi, recueille là une audience inédite pour une organisation de l’opposition laïque. Se prononçant lui aussi pour une Intifada populaire et non violente, le fondateur de l’Union des comités de secours médical dans les territoires occupés s’est fait le chantre de la dénonciation de la corruption, du népotisme de l’Autorité palestinienne, ne ménageant pas ses critiques contre l’incompétence en son sein. Sans illusion sur les projets israéliens, il prône une négociation unique sur l’ensemble des dossiers. En 2000, en amont de la négociation de Camp David, il avait dénoncé le risque de concessions inacceptables de la délégation palestinienne. Ce qui ne s’est pas avéré... Il ne s’en dit pas moins toujours défiant aujourd’hui quant aux intentions politiques et stratégiques du nouveau gouvernement.
Mahmoud Abbas a donc, quant à lui, recueilli près des deux tiers des suffrages exprimés, soit environ 45% des électeurs potentiels. Les commentateurs palestiniens mettent en exergue plusieurs facteurs ayant contribué à son élection. D’une part, un vote légitimiste en faveur du candidat du Fatah, la principale composante de l’OLP, et d’un homme reconnu comme l’un des principaux compagnons de route de Yasser Arafat, depuis l’émergence de la résistance. Ensuite, l’espoir d’une solution politique malgré le refus israélien. Enfin, mais pas moins, l’aspiration à une amélioration des conditions de vie. Saleh Abdel Jawad, historien et politologue, souligne à la fois l’absence de réel débat mais aussi la clarté des programmes des candidats [2].
Intifada : les enjeux de la démilitarisation
« Nous ne voulons pas arrêter l’Intifada, mais la maintenir dans son cours normal et en arrêter les aspects négatifs comme sa militarisation et les bains de sang qui en découlent ». L’appel du Président Mahmoud Abbas à la démilitarisation de l’Intifada n’est pas conjoncturel. Il rencontre face à ce choix une opposition réelle, notamment de mouvements tels que le Hamas ou le Jihad. Si ceux-ci ont bâti une part de leur popularité sur leurs solides réseaux caritatifs, ils se sont aussi construits dans le choix des armes contre l’occupation.
L’opposition à la démilitarisation s’appuie sur plusieurs arguments [3]. D’abord, la lutte armée est née comme réponse à la terreur militaire israélienne, qui a fait plus de 200 morts dès les deux premiers mois de l’Intifada et n’a cessé de croître. Ensuite, la démilitarisation constituerait une concession sans contrepartie. Enfin, l’imposer risquerait de provoquer une scission dans les rangs palestiniens.
Le choix d’Abou Mazen, au contraire, se fonde à la fois sur une analyse des rapports de force et sur une conception de la société. L’Intifada, dit-il, est d’autant plus légitime qu’elle répond à un projet d’anéantissement du peuple palestinien et de ses aspirations à l’indépendance, à la poursuite de la colonisation, et qu’elle est intervenue après la provocation d’Ariel Sharon à Jérusalem. Mais son orientation militaire, analyse-t-il, n’a en rien modifié positivement le rapport des forces sur le terrain. Au contraire, Ariel Sharon n’en est pas plus impopulaire, la colonisation n’a pas cessé, le peuple palestinien a subi la destruction de tout ce qui avait commencé à se construire les années précédentes et la dévastation, le morcellement total des territoires, la pauvreté et la famine. L’option de la lutte armée a aussi hypothéqué l’espoir d’un soutien de la communauté internationale et contribué à fragiliser le camp de la paix en Israël.
Mais elle affecte aussi la société ; de longue date, Abou Mazen affirme qu’elle se fait substitut illusoire d’une mobilisation politique populaire en déshérence [4]. Et la violence politique pénétre en profondeur et durablement les relations sociales.
Aussi Abou Mazen se fixe-t-il plusieurs priorités concomitantes : favoriser l’unité nationale, à laquelle toutes les organisations s’affirment attachées, intégrer les forces de sécurité sous contrôle de l’Autorité nationale à qui revient le monopole de l’usage de la force, instaurer sans attendre des instruments de la démocratie, bâtir des institutions solides pour promouvoir des conditions de vie meilleure. Institutions dont il s’agira d’obtenir la souveraineté, dans un Etat indépendant et souverain.
Bâtir des institutions solides
Tandis que se réorganisent les services de sécurité, le dialogue palestinien a jusqu’à présent permis d’avancer dans cette voie, chacun sachant, comme l’histoire récente en a témoigné, que toute nouvelle provocation militaire israélienne en compromettrait voire en ruinerait la poursuite. Et le dialogue se révèle politique, au-delà des questions de cessez-le-feu.
L’urgence est à l’amélioration des conditions de vie quotidienne, à un début de reprise de l’activité économique, notamment en forçant l’arrêt de la terreur imposée par l’armée israélienne, et la levée des bouclages. C’est le sens donné aux réformes en cours, que revendique la société, et à l’affirmation de la loi. Construire des infrastructures et des institutions consistantes est censé y contribuer, pour le présent et pour l’avenir. Il s’agit de ne pas laisser la société livrée à elle-même, à ses seuls réseaux associatifs quelle qu’en soit l’efficacité ou aux solidarités familiales, de mettre en place des prémices de réels services publics, d’affirmer concrètement le rôle de l’Etat en construction.
L’exigence du droit international
Cette orientation se veut indissociable de l’exigence du droit international. Mahmoud Abbas n’a eu de cesse de le répéter durant toute sa campagne, et depuis son élection. Sur l’ensemble des dossiers du conflit, qu’il s’agisse des colonies, du territoire et de sa souveraineté, des frontières, de Jérusalem, ou des réfugiés. En fait, à leur sujet, Abou Mazen exige la reconnaissance par Israël de l’expulsion, de la dépossession, du droit international, se disant prêt à cette condition préalable à envisager une négociation sur les modalités d’application du droit. Ce qui n’est pas sans faire débat. Il a fait de la libération des prisonniers politiques une priorité absolue, les droits humains n’étant pas négociables.
Aura-t-il les moyens de cette politique ? Nul en Palestine ne se fait d’illusion sur les projets israéliens. Abou Mazen entend amener Ariel Sharon à se dévoiler sur le fond face à la communauté internationale plutôt que de « rester dans l’affrontement militaire dans lequel Israël a tout à gagner ».
La marge est étroite et le temps compté, face à Israël et sur la scène internationale. Les autorités israéliennes ne ménagent ni leurs opérations de séduction inter
nationale, ni leurs opérations coloniales et militaires sur le terrain et jouissent d’un appui stratégique inconditionnel des Etats-Unis. La responsabilité de l’Europe en est d’autant plus importante. Soit elle jouera enfin un rôle politique clair, exigeant une vraie perspective politique et non de fausses étapes, soit elle assumera le risque d’un nouveau cycle armé, dont nul ne peut prédire l’issue, sinon qu’elle serait tragique pour les deux sociétés. Et pour toute la région.
Isabelle Avran