Une sucette pour la majorité
Au début du processus d’Oslo, la majorité a cru qu’Israël se retirerait d’abord de la bande de Gaza. Mais Rabin a donné au mot « retrait » un nouveau sens : il a laissé toutes les colonies intactes, a accru leur territoire, et construit une épaisse barrière autour des zones laissées aux Palestiniens. Une fois Gaza emprisonné et isolé, un processus de négociations éternelles avec la direction palestinienne, portant sur les détails d’étapes à venir qui se matérialiseraient peut-être dans un futur incertain, a commencé. La majorité croyait à l’époque que non seulement nous avions tout à fait quitté Gaza, mais que nous étions sur le point de sortir du reste des territoires occupés et de finir l’occupation. Ceci a continué jusqu’à ce que l’explosion causée par Barak nous rappelle qu’en fait, nous n’avions rien quitté du tout.
En février 2002, Ami Ayalon et le conseil pour la Paix et la Sécurité ont préconisé l’arrêt de la méthode des négociations éternelles. Il est à la fois possible et nécessaire, disaient-ils, de nous retirer unilatéralement des territoires dont la majorité pense que nous devrons nous retirer à la fin du processus : toute la bande de Gaza et toute la Cisjordanie, exceptés les 6%-10% des gros blocs de colonies. Ce qui veut dire évacuer unilatéralement et immédiatement ces zones, même avant l’accord final. Dans les sondages, 60% soutenaient cette idée, mais ce qui en sortit à la fin, ce fut une campagne intense sur le thème "construisons d’abord une barrière" (kodem gader ve-az nedaber). Aux élections de 2003, Mitzna se mit sous les projecteurs avec une version réduite de l’idée de retrait unilatéral : évacuons les colonies de la bande de Gaza immédiatement. Mais pendant sa campagne électorale, "immédiatement" se transforma en "dans un an ou deux après les élections", et en attendant, renforçons la barrière.
Mais maintenant, d’après les journaux, nous sommes à un tournant historique. On demande à la majorité de croire que de tous les leaders israéliens, c’est Sharon qui nous sortira de Gaza. Sharon, qui a dessiné la carte des colonies de la bande de Gaza dans les années 70, qui a expliqué à répétition l’importance stratégique de la colonie de Netzarim pour couper la bande en deux moitiés, Sharon de la guerre du Liban, Sharon de Jénine, c’est celui qui va maintenant démanteler les colonies de Gaza et en finir avec l’occupation.
A ceux qui doutent, le monde politicien apporte des preuves abondantes. Des négociations intensives ont lieu à propos du plan, avec les USA et l’Egypte. Mais voilà, l’aile droite proteste déjà, les colons sont furieux, le chef d’état-major Ya’alon émet des réserves, et Sharon pourrait être près d’y perdre sa coalition, preuve qu’il est sérieux. Ceux qui continuent de douter se souviennent qu’il y a eu déjà bien des plans dans le passé, des feuilles de route et des délégations diplomatiques, et qu’à la fin, il en est sorti que Sharon ne voulait pas vraiment dire ce qu’il avait dit. Pour rétablir leur confiance, le discours politique est plein d’explications sur pourquoi c’est différent cette fois-ci. Les uns disent que Sharon a changé, ou qu’il a dû céder à la volonté de ses électeurs, à qui il a promis la paix. D’autres expliquent que ce qui motive Sharon, c’est le besoin de détourner l’attention des scandales et soupçons de corruption qui le concernent, ou que, peut-être, il veut se défaire des colonies de Gaza pour obtenir un soutien international pour son plan de barrières en Cisjordanie.
Le fait est que pour atteindre les buts supposés par ces explications, on n’a pas besoin de démanteler une seule colonie. Il suffit d’en déclarer l’intention, et de commencer un nouveau round de négociations. C’est exactement ce que tous les gouvernements israéliens ont fait avec succès depuis 1993, et ce que Sharon a fait ces trois dernières années. La seule innovation, c’est que maintenant on négocie avec tout le monde, à l’exception des Palestiniens. Ce qui suffit, c’est de jeter une sucette à la majorité et de la convaincre que cette fois-ci, Sharon est vraiment sincère. Ainsi, la majorité restera assise en silence un an de plus, et laissera Sharon appliquer le modèle de Gaza à la Cisjordanie.
L’historien américain Howard Zinn a formulé une loi simple : Les gouvernements mentent. Il semble que cette généralisation est une des plus difficiles à avaler et à digérer par les gens dans une société démocratique. Jusqu’à ce que ça change, la majorité est condamnée à croire encore et encore le même mensonge.
Rétrécir les cellules de la prison
Le plan de "désengagement" a été présenté début février 2004, au plus fort de la critique internationale du projet de mur de Sharon, avec les auditions de La Haye prévues pour débuter quelques semaines plus tard, le 23 février.
Dans un entretien avec Ha’aretz, Sharon annonça que "ce vide, qui est de la faute des Palestiniens, de peut pas durer indéfiniment. Alors dans le cadre du plan de désengagement j’ai ordonné une évacuation - pardon, une relocalisation - de 17 colonies avec leurs 7500 habitants, de la bande de Gaza vers le territoire israélien. L’objectif est de déplacer des colonies depuis des endroits où elles nous posent problème, ou bien, où nous ne resterons pas dans le cadre d’un arrangement permanent. Pas seulement des colonies à Gaza, mais aussi trois colonies problématiques en Samarie." (Yoel Marcus, Ha’aretz, 3/2/2004). Alors que les titres présentaient cela comme un plan de retrait immédiat israélien de la bande de Gaza, sur le modèle du retrait du Sud-Liban, Sharon clarifiait déjà ce point dans l’interview : "le processus prendra un ou deux ans". Il expliquait qu’un long processus de négociations allait venir, pas avec les Palestiniens, qui seront exclus de toute négociation sur le plan, mais avec les USA, avec lesquels "il faut un accord à la fois sur l’évacuation et sur la question de la barrière" (ibid).
Trois jours plus tard, des détails complets furent donnés sur ce que Sharon demande aux américains en échange de ses concessions généreuses : "décaler la barrière de séparation vers l’est, avec approbation américaine, vers une ligne temporaire de sécurité qui englobera plus de colonies que le tracé actuel du mur. La nouvelle ligne de sécurité sera maintenue jusqu’à application complète de la feuille de route. Après la reprise des négociations [avec les Palestiniens] et l’obtention d’un accord, [Israël] déplacera la barrière à la frontière qui sera fixée." (Aluf Ben, Ha’aretz, édition en hébreu, 6/2/2004). Sharon recherche aussi la permission américaine « d’agrandir les grands blocs de colonies en Cisjordanie, qui seront annexés à Israël dans l’accord permanent » (ibid).
Effectivement, le tracé de la barrière a été au centre de négociations intensives avec les USA. Nachum Barnea, un des journalistes israéliens les mieux renseignés, rapporte que « Israël ne demande pas d’argent pour financer l’évacuation, mais serait heureux s’il en recevait. Il veut surtout un soutien pour le tracé de la barrière. » (Supplément du samedi de Yediot Aharonot, 20 février 2004).
Hormis les négociations avec les USA, il n’y a pas trace sur place d’une quelconque intention d’évacuer Gaza. Un comité a été établi pour planifier la manière d’indemniser les colons, mais pour l’instant il n’y a pas d’indications d’interviews ou de contacts entre le comité et des colons, ni qu’il ait fait des plans concrets. Il n’y a même pas de liste des colonies qui sont supposées être évacuées de Gaza. Peu après l’annonce cérémonieuse à Yoel Marcus dans Ha’aretz, on a entendu dire que "des sources des bureaux de Sharon ont indiqué que l’évacuation planifiée de Gaza inclura moins que les 17 colonies mentionnées par Sharon dans l’entrevue avec Yoel Marcus. D’après une source diplomatique à Jérusalem, Sharon pourrait proposer de n’évacuer dans un premier temps que les colonies isolées, et de retarder l’évacuation du bloc de Katif [la plus vaste bloc de colonies dans la bande de Gaza] à une deuxième étape » (Aluf Ben et Arnon Regular, Ha’aretz, édition en Hébreu, 9/2/2004).
On pourrait en déduire qu’au moins, les colonies isolées comme Netzarim sont en préparatifs d’évacuation dans un futur proche. Ceci serait vraiment un pas en avant significatif. Comme Sharon l’a dit et répété, la colonie de Netzarim n’a pas été construite par hasard. Elle est près de la mer, au milieu de la bande. Pour y arriver depuis Israël, Israël a construit une route spéciale parsemée de postes militaires israéliens. Cette route, avec sa "bande de sécurité" de plus en plus large, sépare la zone nord de la ville de Gaza du reste de la bande. Le transit entre la partie nord de la bande et la partie sud est entièrement à la merci de l’armée israélienne, ce qui veut dire, en réalité, qu’il n’est pas possible pour les Palestiniens. Au moins l’évacuation de cette colonie avec sa route et ses postes militaires permettrait une certaine continuité territoriale dans la bande très peuplée de Gaza. Mais sur place, les travaux pour fortifier cette colonie n’ont fait que s’intensifier ces dernières semaines. "L’IDF construit actuellement, au prix de millions de shekels, une nouvelle barrière électronique pour Netzarim. La nouvelle barrière empêchera la pénétration par temps de brouillard. Le chef d’Etat Major a approuvé le plan et le commandant de région a donné les ordres, y compris l’appropriation de terres appartenant à des Palestiniens (Nachum Barnea, supplément du samedi de Yediot Aharonot, 12 mars 2004).
Mais puisqu’à la fois les Israéliens et le monde sont si désireux de croire que Sharon a l’intention d’évacuer bientôt les colonies de Gaza, qui remarquerait les horreurs quotidiennes ? Au moins, le projet de barrière en Cisjordanie est l’objet d’une attention mondiale. Dans la bande de Gaza, le mur a été terminé dès les premières étapes du processus d’Oslo. La bande est devenue une prison gigantesque, divisée en dedans en unités carcérales plus petites. Mais le projet actuel des militaires est de rétrécir encore plus les cellules de la prison. Cela se fait par la destruction continuelle de maisons et de vergers au bord des "bandes de sécurité". Alex Fishman, l’analyste militaire en chef de Yediot Aharonot, décrit un des projets qui continue alors qu’Israël "se prépare à se retirer". "Dans le bataillon de Gaza, ils continuent d’exécuter graduellement mais systématiquement le vieux rêve : élargir la route "Philadelphie" [au long de la frontière avec l’Egypte] à au moins un kilomètre de large. La réalisation de ce rêve se poursuit depuis deux ans déjà. Chaque fois que le porte-parole de l’IDF annonce que nos forces opèrent dans la zone de Rafah pour découvrir des tunnels, quelques rangées de maisons sont nivelées dans le camp de réfugiés. Sur certains segments de la route, la largeur est déjà quelques centaines de mètres, et ils écartent encore les bras." (Supplément du samedi de Yediot Aharonot, 19 mars 2004).
Maintenant que Sharon "a l’intention de se retirer", ce projet peut se poursuivre sans entrave. Depuis l’annonce de la nouvelle initiative, il y a déjà eu trois attaques israéliennes meurtrières sur les Palestiniens à Gaza (rapportées les 12 février, 8 mars et 17-21 mars). En même temps, de nouvelles perspectives sont envisagées pour la maintenance de la prison, c’est-à-dire : qui devrait être responsable de nourrir les prisonniers ? Le conseiller à la Sécurité Nationale Giora Eiland, qui est chargé d’élaborer les détails complets du plan de désengagement, expliquait lors d’une réunion des hauts échelons sécuritaires avec Sharon qu’avec son retrait de la bande de Gaza, Israël "ne serait plus responsable de ce qui s’y passe. ’Que le monde s’inquiète pour eux’, a t-il dit. ’Je ne serai plus l’occupant de Gaza, alors ça sera autant l’affaire des Egyptiens et des Européens que la mienne’ " (Aluf Benn, Ha’aretz, 18 mars 2004).
Voici comment Amira Hass décrit la réalité quotidienne de la bande de Gaza : [1]
C’est un aveu d’échec. L’écriture échoue à rendre palpable l’horreur réelle de l’occupation de la bande de Gaza au lecteur israélien. (…) Cet aveu de l’échec du mot écrit n’est pas pour glorifier le rôle de la photographie. Une image peut valoir 1000 mots, mais pour arriver à une certaine compréhension de l’occupation israélienne, il faudrait que les Israéliens regardent des dizaines de milliers de photos, l’une après l’autre, ou regardent des documentaires d’au moins huit heures chacun, pour qu’ils saisissent en temps réel la frayeur dans les yeux des écoliers quand un sifflement au-dessus d’eux se transforme en métal broyé et tordu avec des corps carbonisés dedans.
Un autre film devrait montrer aux spectateurs les vignes de Cheikh Ajalin, les pamplemoussiers mûrs, les paysans qui ont soigné avec amour leurs arbres pendant des années pour voir tout cela transformé en terre écorchée par les tanks et les bulldozers israéliens. Aucun film n’a encore été produit qui permettrait aux Israéliens de goûter aux raisins merveilleux de Cheikh Ajalin. Les vignes ont disparu pour que des positions militaires protègent Netzarim.
Comment des photographies illustreraient-elles les faits suivants ? Du 29 septembre 2000 à ce lundi, 94 Israéliens ont été tués dans la bande de Gaza - 27 civils et 67 soldats -, d’après l’IDF. De la même date au 18 février de cette année, 1231 Palestiniens y ont été tués - tous des terroristes ? En l’absence d’une agence centrale palestinienne, il y a des différences entre les données fournies par les groupes palestiniens et aucun ne prétend être sûr à 100%.
(…) L’échec à faire entrer cela chez les lecteurs n’est pas dû à la faiblesse des mots ou à un manque d’images. C’est parce que la société israélienne a appris à vivre en paix avec les faits suivants. Il y a 8.000 Juifs et 1, 4 millions de Palestiniens dans la bande de Gaza. La surface totale de la bande est 365 kilomètres carrés. Les colonies occupent 54 kilomètres carrés. Avec les zones détenues par l’armée, d’après les accords d’Oslo, 20% de la bande est sous contrôle israélien. C’est 20% du territoire pour la moitié d’un pour cent de la population.
(…) Le voisinage de chaque colonie qui gonfle à côté de la communauté palestinienne, densément peuplée, asphyxiée, voilà la cause du grand nombre de victimes palestiniennes dans la bande de Gaza, dont de nombreux civils. C’est ce qui détermine l’élasticité des règles d’engagement militaire, le type de bombes à fragmentation, et les drones qui tirent des missiles. (…).