Plus le temps passe, plus cette protection
devient une nécessité urgente. Plus
le temps passe, plus elle touche les
affaires très concrètes de la vie, à savoir
la vie même. Le nombre de victimes
muettes de l’occupation s’accroît tous les
jours - il s’agit par exemple de ceux qui
ne sont pas tués par des balles et des
bombes, mais simplement
morts parce qu’ils
n’ont pas accès à temps
aux services médicaux.
Mais il ne faut surtout
pas, au nom d’un scrupule
statistique, compter
les morts et négliger
le problème de la dignité
des vivants, difficilement
quantifiable, ou bien,
réduire la Palestine à un
projet humanitaire. Car
il s’agit d’une affaire bien
plus délicate et dont les
enjeux transcendent ce
que la miséricorde peut
nous proposer. Si le
monde est devenu l’objet
d’une entreprise néolibérale
à l’échelle globale,
la résistance doit
être altermondialiste ; si
la Palestine est le laboratoire de l’oppression
possible dans le cadre de cette
logique de force particulière, à nous de
rechercher comment faire de l’altermondialisme
un projet réussi.
Et c’est ici que le défi altermondialiste
s’impose. En apparence, ça fait 38 ans
que les Palestiniens et leurs sympathisants
combattent contre l’occupation,
et appellent à l’instauration d’un Etat
palestinien dans les Territoires occupés.
En apparence, presque rien n’a
bougé, le combat est long et il faut continuer
sur le même chemin. Or, en réalité
beaucoup a changé. L’occupation a
changé, la Palestine a changé, Israël a
changé, et surtout, le monde a changé.
Nous avons beau nous complaire dans
une esthétique de combat pour la souveraineté
nationale, typique du XXe
siècle - on n’en est simplement plus là.
Nous devons bien évidemment continuer
à soulever le drapeau du droit des
peuples à disposer
d’eux-mêmes,
ne serait-ce que
parce qu’il s’agit
d’un des droits
les plus fondamentaux
et que
la justice le
réclame. Mais
cela ne suffit pas.
Si on n’a rien
compris des
accords d’Oslo,
ce n’est plus possible
de fermer
les yeux devant
la politique de
Sharon. Les
deux, au même
titre, nous racontent
l’histoire du
monde tel qu’il
est, d’un régime
global où le discours de l’Etat-Nation est
simplement propagé afin d’occulter un
commerce destiné à rendre les forts
encore plus forts. Si dans notre action
et dans notre discours nous continuons
à respecter les prémisses déterminées
par le capitalisme militarisé, nous allons
perdre la bataille, non seulement de la
Palestine mais du monde entier. Il faudra
alors aspirer à proposer un nouveau
discours militant, ajusté aux faits réels
du conflit, aux faits réels du monde. Le
défi altermondialiste s’impose à propos
de l’action commune des Palestiniens,
Israéliens et Internationaux progressistes,
et il couvre les champs de la compréhension,
du discours et de l’action.
Je tenterai par la suite de dresser les
défis principaux que chacun de ces
champs nous présentent.
Compréhension
D’abord, il nous faut approfondir nos
connaissances et nos analyses au sujet
des enjeux globaux de l’expérimentation
qu’Israël et certaines forces de ce monde
opèrent en Palestine. Il est temps qu’on
mette sur la table les raisons pour
lesquelles les grandes puissances
nationales et économiques (...) ont intérêt
à adopter une politique de laisser-faire.
Ensuite, il faudra se défaire de quelques
idées reçues qui nous rendent peut-être
la vie plus facile, mais nous ne permettent
pas de bien faire face à la situation - il
est tout à fait vrai qu’Israël pratique à
la fois le colonialisme et l’apartheid,
mais les analogies avec la colonisation
française en Algérie et la politique sud
africaine des années 1970 et 1980 sont
extrêmement réductrices. Surtout, ces
analogies ne nous permettent pas
d’affirmer l’une des raisons évidentes
pour lesquelles le monde se tait face à
l’Etat Juif, à savoir, bien évidemment le
fait qu’il soit juif. Elles peuvent être
utiles jusqu’à un certain point, mais il
me semble qu’elles servent trop souvent
un autre objectif - éviter les vrais
problèmes que nous devons affronter
dans le travail commun avec tous les
partenaires.
(...) La logique de la force employée
dans la région et la destitution d’un
peuple entier n’échappent pas à la règle
générale. Ce qui implique l’exigence
des mesures internationales habituelles - la coercition de la loi internationale pour
commencer. En même temps, la différence
qu’il peut y avoir entre nos motivations
et nos inquiétudes est à travailler
en profondeur - nos analyses sont nécessairement
divergentes puisque nous
voyons le monde à travers des perspectives
distinctes, ne serait-ce que parce
que nous nous trouvons à des endroits
différents, avec une constitution identitaire
différente. Ces différences, il faut
les respecter et ne pas les réduire ; en
même temps, seul un travail commun
peut créer un intérêt commun à travers
une expérience partagée. Entre nous,
nous partageons déjà de telles expériences - c’est notre devoir de les approfondir
et les proposer aussi aux autres.
Afin de rendre ce projet réalisable, nous
devons aussi clarifier quelques points
obscurs dans le discours de chaque partenaire,
et émettre un discours plus clair
au monde, sans qu’il soit unique pour
autant.
Discours
Un Etat aux Palestiniens, c’est le minimum.
On est d’accord. Alors comment
expliquer que le mot « Etat palestinien »
n’a plus beaucoup de sens ? Comment
expliquer la campagne électorale de
Sharon qui a promis aux citoyens de
l’Etat d’Israël « Paix et Sécurité » ? At-
il simplement menti ? C’est tout a fait
probable, mais cela
n’explique toujours pas
pourquoi aucune institution
dans le monde
n’a dit à Sharon stop
depuis le début du
papotage de désengagement.
Combattons nous
aussi pour la
paix ? Pour l’instauration
d’un Etat palestinien
? Alors pourquoi
opposer Sharon et
Bush ? Problème
sémantique ? Pas seulement.
En ce qui concerne le
retrait de la bande de
Gaza, nous ne pouvons plus octroyer
aux gens le privilège d’être aveugles ou
de ne pas comprendre les enjeux. Tous
ceux qui se taisent face à la politique
israélienne en espérant que le retrait de
Gaza apprendra aux Israéliens à faire la
paix n’ont simplement « rien compris ».
Il y a bien une esthétique et une idéologie
qui soutiennent ce silence impardonnable.
On dirait que les gens ont
oublié pourquoi nous avons réclamé un
Etat palestinien. C’est parce que nous
croyons qu’un Etat est le minimum pour
pouvoir disposer de soi, c’est-à-dire
exercer ses droits politiques et ses libertés
individuelles. Or, le mot Etat et même
l’expression tant aimée « Etat viable »
ne correspondent à aucune des cartes
qu’Israël a pu présenter pendant les
négociations. A l’époque, on pouvait
encore espérer que les cartes seront
redressées et redessinées, et que les colonies
disparaîtraient par un acte magique.
Soit. Aujourd’hui il n’y a aucune force
politique en Israël qui compte plus de dixpersonnes
et qui serait prête à démanteler
les colonies d’Ariel ou de Kiryat
Sefer. Bientôt, Maalé Adumim s’ajoutera
à cette liste.
(...) Israël veut qu’on lui « foute la paix »
de faire tout ce qu’il veut. Il ne s’agit pas
de confusion dans les
termes.
Pendant que cette
grande fête de paix
prend place, personne
ne s’intéresse par
exemple à ce qui se
passera en Palestine
après le retrait de la
bande de Gaza. Peutêtre
cette manie de
l’Etat-nation ne laisset-
elle aucune place
permettant de s’intéresser
aux personnes
qui ont le « privilège »
de vivre dans ces Etats
? Imaginons que tout
se passe au mieux et qu’Israël fixe sa
frontière sur la ligne verte (un scénario
de science-fiction). Qui se pose la question
du sort des Palestiniens de l’intérieur - les Palestiniens citoyens d’Israël ?
Pourquoi ne s’intéresse-t-on pas à eux
? Plusieurs raisons - d’abord, toute l’idée
de l’Etat-nation est basée sur une séparation
ethnique. Ceux-là compliquent
alors beaucoup l’histoire, et franchement
on se moque de leur sort. Voilà
pour ceux qui préfèrent les négociations
diplomatiques à l’attachement aux droits
politiques. Les démocrates, eux, espèrent
que l’Etat israélien se transformera
un jour en un Etat au civisme laïc, toutes
ethnies confondues et deviendra l’Etat
de tous ses citoyens. Pour la plupart des
Israéliens il s’agit de leur plus profonde
hantise. Et encore, on n’a rien dit du
droit au retour... Je me demande parfois
si ce n’est justement pas cette angoisselà
qui explique le soutien non prononcé
de la majorité des Israéliens au projet de
colonisation des territoires occupés.
Sûrement, le soutien au mur est dû à
cela - l’idée même du mouvement national
sioniste était de ne plus être minoritaire
et de ne pas courir le risque d’être
persécuté. Je me demande si le jour qui
fait le plus peur aux Israéliens juifs n’est
pas celui du lendemain de l’instauration
de l’Etat palestinien. Ce jour-là,
Israël se trouvera tout seul face à ses
problèmes - la division sociale, le manque
total de solidarité, un bi-nationalisme
de fait, et un multiculturalisme explosif
(oblitérés jusqu’alors par le conflit, grâce
à Dieu, à l’armée, et un nationalisme
efficace). Quatre langues (Hébreu, Arabe,
Russe, Amhare), trois religions et qui
sait combien de sectes ; chômage débordant,
les résultats catastrophiques de la
privatisation violente des vingt dernières
années, un système d’éducation qui
s’écroule et aucun ressource naturelle.
Un Etat appauvri et instable à sa frontière
et toute une armée à redéployer,
des colons énergétiques qui ne sauront
plus quoi faire (faute de Palestiniens à
battre et de terrains sur lesquels construire
quelque chose) et un taux croissant de
population terrifiée. L’ex-Yougoslavie
pourrait alors verdir de jalousie. Et quoi
faire de toute l’expertise militaire qui
représente une branche importante de
l’industrie israélienne ? Il faudra sûrement
mûrir, et faire comme les adultes - inciter
les conflits loin de chez soi, et non pas
au voisinage.
Les bonnes âmes pour qui l’Etat d’Israël
est un fait raciste à la base, avec ou sans
occupation, avec ou sans Nakba, sont
parfois aussi ceux qui n’aiment pas trop
les Arabes chez eux. Car chacun a ses
Arabes, et le défi multiculturel ne trouve
pas l’Europe dans ses moments les plus
glorieux. C’est une autre raison pour
laquelle on préfère parler à propos d’Israël
du colonialisme et beaucoup moins parler
de partage des ressources, des droits
humains, de la mobilisation sociale et
des personnes en Palestine et en Israël -
du comment et de quoi elles vont vivre.
On parle des frontières mais on ne parle
jamais des droits des travailleurs palestiniens
qui continueront à servir de maind’oeuvre
exploitée en Israël, on ne parle
pas de développement durable, des problèmes
de l’environnement ou de la situation
des femmes dans la région. C’est
peut-être des libertés, du partage des ressources
et des droits politiques et culturels
qu’il faut parler et des Etats comme
le moyen pour les instaurer. Car un Etat
palestinien tailladé par des colonies israéliennes,
avec une taxation écrasante de
tous ses produits et aucune sortie libre au
monde, menacé à chaque moment par
une super-puissance militaire qui lui dira
quoi faire - ça, nous en avons déjà suffisamment
dans le monde. Ce n’est pas
la peine de combattre pour ça. Proposons
alors un autre discours, qui mettra
en avant non pas les Etats mais les femmes
et les hommes qui y vivent et leur réel
pouvoir de mener à bien leurs vies.
- © Rabab Khairy
- Manifestation lors du FSM à Porto
Alègre, en janvier 2005.
Action
La solidarité, c’est nécessaire afin d’agir
ensemble, mais ce n’est pas suffisant.
Afin de pouvoir proposer au monde un
autre projet de vie, il faut aussi avoir
l’expérience du travail en commun. Nos
réseaux ne nous le permettent pas encore.
La campagne excellente de Stop the
Wall doit être notre point de départ mais
non pas le point final. Il faut trouver les
moyens de mieux profiter de nos avantages
respectifs, de nos différences de
perspectives et de pratiques de travail,
tout en aspirant à la création d’une culture
de travail commun. Lancer une campagne
internationale limitée dans un cadre
temporel restreint - disons quelques mois - qui se fixe un objectif et des critères de
réussite précis, pourrait nous permettre
de développer une telle
culture de travail. Chaque
mouvement ou ONG décidera
sa manière d’interpréter
les objectifs et les
adaptera à sa structure et
à ses modes de travail.
Personne ne sera obligé
de suivre les prérogatives.
Il ne s’agit pas d’instaurer
une structure parapluie
mais de donner un sens
pratique à l’idée d’une
communauté internationale
solidaire.
Imaginons que durant
trois à quatre mois tous
les cadres d’action variés
dans le monde réclameront
une seule et même
chose - le démantèlement
de certains barrages ou la coordination
du retrait de Gaza avec la Palestine et la
mise au point des conditions minimales
pour que ce territoire soit véritablement
gouverné par le régime local ou n’importe
quel autre objectif sur lequel nous nous
déciderons ensemble. Tout en gardant nos
objectifs à long terme et nos exigences
pour la fin totale de l’occupation et pour
l’application de toutes les décisions internationales,
il me semble qu’une campagne
précise pourrait nous donner un
nouveau souffle et nous obligerait à faire
connaître le réseau international à ses
propres militants et aux puissances mondiales.
Il s’agit non seulement de regrouper
nos ressources afin de maximiser
leur impact mais aussi de pratiquer à
l’échelle globale une expérience réelle
d’une coopération altermondialiste.
Pour nous, militants en Israël et en Palestine,
cela est à l’ordre du jour car il est
temps de nous réveiller de
cette illusion dangereuse
selon laquelle nous serions
dans une réalité binaire,
telle que présenté dans le
mot même de « conflit
israélo-palestinien ». Cela n’a jamais
été un conflit binaire, et cette conception
qui n’a aucune prise historique, économique
ni même identitaire sert les pires
passions et se rend utile aux pires tournures
rhétoriques. Faire face à la réalité
mondiale veut dire
aussi, en quelque
sorte, adopter une
conscience mondialiste
et laisser derrière
soi quelques notions
identitaires nationalistes.
Moi, j’habite
en Israël et ma langue
maternelle est
l’Hébreu. Cela ne veut
pas dire que je n’agis
que comme une Israélienne
et que je le fais
que pour les citoyens
de l’Etat d’Israël. Il
est temps de positionner
l’identité nationale
à sa juste place,
c’est-à-dire une parmi
une multitude indéfinie
d’autres. Je peux
aussi agir en tant que féministe, en tant
qu’altermondialiste, en tant que linguiste
qui aime écouter Oum Kalsoum et de
l’Acid-Jazz scandinave, en tant que juive
laïque, ou en tant qu’amie de Youssef,
mon voisin de quartier à Jaffa, avec qui
je partage les blagues et les intérêts particuliers
(politique, potins, culture...).
Concevoir le monde comme un réseau,
cela ne veut pas dire renoncer à la dimension
locale de notre vie. Cela signifie
simplement que nous vivons dans un
même système écologique. En faisant
face aux dégâts de la globalisation du
pouvoir, nous devons considérer que ce
qui se passe en Palestine aussi bien
qu’ailleurs est notre affaire personnelle.
C’est là un message que le monde aura
peut-être plus de mal à ignorer. -