Comment résumeriez-vous les rapports entre le sionisme politique et la religion ?
C’est un rapport qui est ambivalent. D’une part, le sionisme se détache de la religion, je parle de celui à la fin du XIXe siècle, début du Xxe, qui considère la solution de la question juive par la création d’un Etat, le retour à Sion, comme un acte humain, procédant de la volonté des hommes. Et, fondamentalement, l’idée de la religion était que l’exil des Juifs devait durer jusqu’aux temps messianiques. En ce sens, il y a une coupure nette. D’autant que le sionisme se rattache au réveil des nationalismes modernes qui, d’une certaine façon, vient des Lumières, de toute la pensée issue de la Révolution française. Il y avait d’ailleurs une opposition très forte des ultra-orthodoxes juifs au sionisme naissant. Mais, d’autre part, c’est toute la complexité, le sionisme exalte le passé juif, comme tout nationalisme, et dans ce passé la religion est une composante essentielle.
Vous décrivez d’ailleurs dans le détail la perception de David Ben Gourion, personnage emblématique du sionisme…
Oui. Les dirigeants sionistes, et cela a commencé à partir de Theodor Herzl déjà, avaient l’illusion que la composante « religion » allait disparaître d’elle-même. Une illusion d’ailleurs commune à beaucoup de mouvements en Europe. Ces sionistes avaient une idée instrumentaliste de la religion. Ils considéraient que la religion était la forme que s’était donnée le peuple juif pour se maintenir en tant que communauté nationale. A partir du moment où il y avait un Etat, la religion était censée avoir fini son rôle, donc elle allait lentement disparaître. Ce n’était donc pas la peine non plus de s’engager dans une bataille frontale, pour au moins trois raisons : 1. elle eût divisé les Juifs au lieu de les unir autour du projet sioniste ; 2. elle eût été prématurée, avant même la création d’un Etat ; 3. c’eût été inutile puisque les choses allaient s’arranger d’elles-mêmes, croyaient-ils dans leur profonde illusion.
L’attitude de Ben Gourion était aussi ambiguë, car la religion était nécessaire pour définir le caractère juif de l’Etat à créer ; il dit même en 1937 à la Commission britannique Peel : « La Bible est notre mandat ». Mais il n’a pas une vision religieuse de la Bible ! C’est la Bible comme texte fondateur historique, ce qui menait en somme à une vision historique discutable. Mais il n’y a pas de vision religieuse. Il était du reste très laïque. Il est allé une seule fois à la synagogue, je crois, le jour de l’indépendance… Il avait même une hostilité vis-à-vis des rabbins. Mais il pensait se servir de la religion comme ciment de l’identité, ce qui était bien vu, mais en même temps il ne se rendait pas compte qu’il y avait un prix à cela. On n’accorde pas impunément des avantages aux religieux, comme ce fut le cas pour l’armée, l’éducation, le statut personnel, etc.
A notre époque, dans la mouvance des Juifs israéliens pratiquants, on distingue deux grandes catégories, les ultra-orthodoxes (hommes en noir ou « craignant-Dieu »), qui vivent dans leur monde à part, et les sionistes religieux, qui forment le noyau dur des colons idéologiques…
Exactement, on peut schématiser les choses comme cela. Mais il y a, depuis plusieurs années, un rapprochement se fait entre les deux – ils étaient au départ très éloignés. L’ultra-orthodoxie, d’abord carrément antisioniste, s’est accommodée de l’Etat israélien au fur et à mesure, se rendant compte qu’elle en avait besoin pour financer ses institutions, écoles, etc. Mais, en même temps, et toutes les enquêtes d’opinion le montrent, la base des partis ultra-orthodoxes est très très à droite. Ultra-nationaliste. Plus nationaliste, presque raciste par certains côtés, que même les partis laïques de droite. Mais pas activiste.
De l’autre côté, on assiste à une radicalisation religieuse chez les sionistes religieux. Par exemple, il y a moins de mixité dans leurs mouvements de jeunesse ; dans les colonies religieuses sionistes, on voit une tendance à la radicalisation, et il y a ce groupe marginal mais très visible, ceux qu’on appelle « les jeunes des collines », des ultra-nationalistes pieux parfois dangereux.
Cela étant dit, il est bien fondamental de comprendre que ces deux « ultras » sont très différents. Dans le livre, j’explique que paradoxalement ce ne sont pas les hommes en noir avec leur conservatisme et leur rigorisme qui représentent la plus grande menace pour la société israélienne, mais plutôt ce qu’est en majorité devenu le sionisme religieux. Pour moi, le danger, par ses graves répercutions politiques, vient non pas de la foi mais du mélange de la foi et du nationalisme.
Pourtant, vous affirmez dans le livre que ce groupe sioniste religieux se détache de plus en plus de la société israélienne, comme si le danger s’éloignait. Mais quand on voit un sondage montrant que 15 % des Israéliens estiment que l’assassin du Premier ministre Yitzhak Rabin devrait être gracié, on peut quand même se dire que cette proportion de la population se montre extrêmement radicale. Et ils font bien plus d’enfants que les laïcs…
Oui. Et parmi ceux-là, d’ailleurs, vous trouverez énormément d’ultra-orthodoxes. Mais j’ai notamment écrit ce livre car il me semble que certaines images ne correspondent pas à la réalité telle que je le connais. Si je pense effectivement que le nationalisme religieux est une menace réelle et si je vois une progression de l’ultra-orthodoxie, je ne pense néanmoins pas qu’il y aurait là une ascension irrésistible. Après la création d’Israël l’image d’un pays laïque s’était imposée, les pionniers, les kibboutz, etc. Une image à l’époque déjà assez abusive, je crois. Or cette image a cédé la place à une autre image, celle d’une société face à une déchirure permanente, celle dont je parle, mais qui serait au bord de l’implosion, ce qui me paraît exagéré. Evidemment, il y a un paradoxe : j’écris sur une crise réelle, mais en même temps je cherche à montrer qu’il ne faut pas céder à l’excès. Par exemple, ce qui m’a frappé dans le nationalisme religieux, c’est que d’une part, effectivement, il peut présenter, sous la forme qu’il a aujourd’hui, un vrai danger pour la société israélienne, mais ce qui me frappe c’est que c’est un mouvement qui est en recul. Et ce n’est pas suffisamment perçu.
Ce qui est frappant, quand on visite souvent Israël depuis près de deux décennies, c’est de voir les sentiments partagés du grand public israélien vis-à-vis de cette mouvance extrémiste : une crainte pour ces radicaux mêlée d’admiration pour ces derniers pionniers…
C’est cela qui a changé, justement. Ce que vous décrivez était très vrai après 1967 (la guerre des Six-Jours et la conquête de Jérusalem, la Cisjordanie, etc., NDLR). Il faut rappeler le contexte de l’époque : la peur existentielle puis euphorie, sentiment d’une victoire… miraculeuse. Après, on a même des sionistes de gauche qui voient ces pionniers qui s’installent dans les territoires conquis avec admiration ; ce sont les enfants chéris d’Israël dans les années 70. Mais ça a changé profondément. Il est frappant de lire la presse sioniste religieuse, qui traduit un malaise, un sentiment d’être mal aimé. Vous avez par exemple des images des gens (colons, NDLR) de Hébron, des fous dingues, présentés dans la presse israélienne dans les caricatures de manière très extrême. Autre élément frappant, c’est ce qui s’est passé lors du retrait de Gaza en 2005. Il y avait eu une grande mobilisation des nationalistes religieux pour empêcher ce retrait et le résultat s’est révélé minable ! Ils espéraient faire venir 150.000 personnes, elles ne sont pas venues. L’armée israélienne n’aurait pas pu les évacuer. En 1982, pour l’évacuation des colonies du Sinaï (égyptien), le même phénomène s’était déjà produit.
Il faut nuancer : cela ne veut pas dire que ce qui s’est produit à Gaza se reproduirait en Cisjordanie. Hébron ce n’est pas Gaza, ce sont des attaches religieuses juives beaucoup fortes, et puis une population de colons bien plus importante, on parle en Cisjordanie de centaines de milliers de personnes (moins de 8.000 à Gaza, NDLR).
Quand vous dites que le public ultra-orthodoxe séfarade est très à droite, nationaliste, plus d’ailleurs souvent que son leadership, vous expliquez peu pourquoi…
Je ne pense pas qu’ils se soient radicalisés. Ils l’ont toujours été. Le Shass, authentiquement séfarade, n’existe que depuis 1984. Avant, ils votaient pour des partis religieux ashkénazes ou des partis de droite laïques. Les choses ne sont pas simples au Shass. Le personnage central, Ovadia Yossef, très prestigieux et cultivé, est bien plus fin que les vulgaires boutades qu’il adresse à ses ouailles. Mais un autre personnage qui compte, Arieh Deri, n’est pas un extrémiste du tout. Il n’a pas protesté contre le retrait de Gaza, lui, contrairement aux autres. Il n’est pas à gauche, mais c’est un pragmatique. Les clivages, dans le parti, ne sont pas gauche-droite. Mais le leadership fait du suivisme par rapport à son public. Yossef fait des remarques racistes, mais surtout pour plaire. Cela dit, il y a un lien profond, pour eux, entre la terre d’Israël et la religion. Et ce lien, on ne peut pas le nier. Sans oublier que tout cela ne se passe pas dans un vase clos, le contexte est celui de la montée de l’islamisme. L’un joue vis-à-vis de l’autre, ce serait un livre à écrire. Les peurs des Israéliens ne sont pas tout à fait irréelles. Le langage de la droite qui consiste à dire « le conflit avec les Arabes n’est pas territorial mais existentiel, fondamentalement le monde arabe ne nous accepte pas », ce langage est entendu.
On pourrait vous dire que les souffrances infligées par les Israéliens aux Palestiniens nourrissent la haine qui accable ces Israéliens…
Oui, mais ce n’est pas contradictoire. C’est un cercle vicieux. Dont le paroxysme se vit à Hébron dans l’attitude des colons. Mais, dire aux gens : « Vos peurs sont imaginaires », c’est très contestable. Et l’islamisme n’est pas uniquement une conséquence de l’occupation israélienne. Je ne fais pas de jugement de valeur, mais cela joue. Je pense que les Juifs d’Afrique du Nord sont sensibles à cela. Il y a aussi, et cela complique tout, une haine de la gauche, pas politique mais en raison de l’identification de la gauche avec une laïcité agressive et avec l’establishment israélien ashkénaze.
Il y a aussi par ailleurs quelque chose à comprendre dans le réveil du religieux en Israël : c’est le cas comme dans d’autres parties du monde ; comme l’envers d’un vide que l’idéologie sioniste n’a pas rempli. Les gens sont en quête d’un sens à la vie…