YEATS ÉCRIVAIT peu après les terribles massacres et destructions de la Première Guerre mondiale. Il croyait que la fin du monde approchait et il attendait la seconde venue du Messie.
En tant qu’élément constitutif du chaos, il prédit dans le même poème que “le centre ne peut pas tenir”. Je crois qu’il a emprunté cette métaphore aux champs de bataille des temps anciens, lorsque les armées opposées étaient rangées en deux lignes face à face, avec la force principale au centre, et les deux flancs la protégeant.
Dans une bataille classique, chaque côté tentait de détruire l’un des flancs de l’ennemi pour encercler le centre et l’attaquer. Tant que le centre tenait, la bataille était indécise.
En Israël, comme dans beaucoup de démocraties modernes, le centre se compose de deux partis dominants ou plus, légèrement à gauche et légèrement à droite. À gauche il y a le parti travailliste classique, qui se cache maintenant sous le nom de “Camp sioniste” (qui exclut automatiquement la minorité arabe, soit environ 20% de l’électorat.) À droite il y a le Likoud, l’incarnation actuelle du vieux parti “révisionniste” fondé il y a près de cent ans par Vladimir Jabotinsky, un nationaliste libéral, dans le style du Risorgimento italien.
Ainsi était le centre israélien, soutenu par quelques partis de circonstance.
Il a gouverné Israël depuis le jour de sa fondation. Un parti formait le gouvernement, l’autre se comportait en opposition loyale, et ils échangeaient les rôles au bout de quelques années, comme il se doit dans une démocratie convenable.
Sur les “flancs” il y avait, à gauche les partis arabes (contraints maintenant de s’unir), le Meretz, petit mais fondé sur des principes, et, à droite, plusieurs partis religieux et proto-fascistes.
C’était une situation “normale”, comme dans de nombreux autres pays démocratiques.
Sans plus.
AU centre-gauche, un sentiment de résignation et de défaite prévaut. Le vieux parti est tombé dans les mains de quelques nains politiques, dont les querelles intestines neutralisent toutes les autres fonctions.
Le leader actuel, Yitzhak Herzog, descendant d’une bonne famille, porte en vertu de la loi le titre de “Leader de l’opposition”, mais il ne sait même pas ce qu’est l’opposition. Certains qualifient son parti de “Likoud 2”. Sur tous les sujets vitaux – comme la paix avec le peuple palestinien et le monde arabe, la justice sociale, les droits humains, la démocratie, la séparation entre État et religion, la corruption – le parti est muet. À tous égards, il est moribond si ce n’est pire.
"Les meilleurs ne croient plus à rien” comme se désolait Yeats. Les meilleurs éléments de la société israélienne sont découragés, abattus, muets.
Au centre-droit, le tableau est encore pire, et bien plus dangereux. Le Likoud, qui fut un parti de droite libéral, démocratique, a été victime d’une prise de contrôle hostile. Son aile extrémiste a exclu tous les autres et domine désormais tout le parti. Pour reprendre la même métaphore, le flanc droit l’a emporté sur le centre.
“ Les pires se gonflent de l’ardeur des passions mauvaises.” Ces membres de la droite radicale sont maintenant en pleine action. Ils promulguent des lois abominables à la Knesset. Ils approuvent et encouragent des actions odieuses de la part des soldats et des policiers. Ils tentent de saper la Cour suprême et le commandement de l’armée. Ils veulent construire des colonies plus nombreuses et plus importantes. Ces dangereux barbares sont vraiment “gonflés d’ardeur”.
L’arrivée d’Avigdor Lieberman au gouvernement complète ce tableau effrayant. Même l’ancien Premier ministre, Ehoud Barak, politicien mesuré, a déclaré que ce gouvernement comporte des éléments fascistes.
POURQUOI en est-on arrivé là ? Quelle en est la cause profonde ?
La réponse habituelle est “la population a évolué vers la droite”. Mais cela n’explique rien. Pourquoi a-t-elle évolué vers la droite ? Pourquoi ?
Certains cherchent l’explication dans le schisme démographique au sein de la communauté juive israélienne. Les Juifs dont la famille est originaire de pays musulmans (appelés Mizrahim) ont tendance à voter pour le Likoud, tandis que les Juifs dont la famille vient d’Europe (Ashkénazes) ont tendance à voter à gauche.
Cela n’explique pas Lieberman dont le parti est composé d’immigrants de l’ancienne Union soviétique, environ un million et demi, qu’on qualifie généralement de “Russes”. Pourquoi tant d’entre eux sont-ils d’extrême droite, racistes et anti-Arabes ?
Les jeunes de gauche constituent une catégorie à part, qui refuse de soutenir quelque parti que ce soit. Ils se tournent plutôt vers un militantisme hors des partis, fondant régulièrement de nouveaux groupes de défense des droits humains et de la paix. Ils soutiennent les Palestiniens des territoires occupés, luttent pour la “pureté de nos armes” dans l’armée, et fournissent un travail extraordinaire pour des causes de ce genre.
IL y a des dizaines, peut-être des centaines d’associations de ce genre, nombre d’entre elles financées par des fonds étrangers, qui font un travail extraordinaire. Mais elles ont l’arène politique en horreur, ne rejoindraient aucun parti politique, et s’uniraient encore moins dans ce but.
Je pense que ce phénomène n’est pas loin d’expliquer la tendance. De plus en plus de gens, en particulier les jeunes, tournent complètement le dos à la “politique” – qu’ils entendent par politique des partis – dans son ensemble. Ce n’est pas qu’ils “ne croient plus à rien”, mais ils pensent que les partis politiques manquent de convictions sincères et ils ne veulent rien avoir à faire avec eux.
Ils ne se rendent pas compte que les partis politiques sont des outils indispensables dans une démocratie pour réaliser un changement Ils les considèrent comme des groupes d’hypocrites corrompus, dépourvus de véritables convictions, et ils ne souhaitent pas se montrer en telle compagnie.
AINSI NOUS observons un fait stupéfiant : ce qui se produit en Israël ressemble aux processus dans beaucoup d’autres pays, qui n’ont rien à voir avec nos propres problèmes.
Il y a quelques jours il y a eu des élections présidentielles en Autriche. Jusqu’à présent, la présidence autrichienne, une fonction honorifique comme en Israël, passait de l’un des deux principaux partis à l’autre. Cette fois il s’est produit un événement sans précédent : les deux candidats finaux étaient issus de l’extrême droite et des Verts. Les électeurs avaient tout simplement éliminés les candidats de l’establishment central. Pire, le candidat proche du fascisme n’a perdu que de justesse.
L’Autriche ? Un pays qui avait accueilli avec enthousiasme (l’Autrichien) Adolf Hitler il y a seulement 80 ans et qui en a subi toutes les conséquences ?
La seule explication est que les Autrichiens, comme les Israéliens, en ont assez des partis au pouvoir. Les deux nations, de même taille et qui n’ont rien d’autre en commun, éprouvent les mêmes sentiments.
En France la femme politique d’extrême-droite anti-establishment Marine Le Pen est à la fête. En Espagne, en Hollande et dans certains des pays scandinaves les partis anti-establishment gagnent du terrain.
Au Royaume Uni, la mère des démocraties, la population s’apprête à voter pour ou contre le Brexit, une cause identifiée à l’establishment. Quitter l’Union Européenne semble (du moins à mes yeux) totalement irrationnel. Pourtant les chances que cela se produise semblent réelles.
MAIS POURQUOI ne parler que de petits pays ? Quid de la seule superpuissance, les États-Unis d’Amérique ?
Depuis des mois maintenant, l’opinion publique mondiale assiste avec un étonnement croissant à l’incroyable ascension de Donald Trump. De jour en jour, le drame, qui a commencé comme une comédie, devient de plus en plus effrayant.
Bon sang, qu’est-il arrivé à cette grande nation ? Comment des millions et des millions de gens peuvent-ils se rassembler sous la bannière d’un candidat fort en gueule, vulgaire, ignorant, dont le principal atout – et peut-être le seul – est d’être étranger à tous les partis politiques ? Comment pourrait-il vaincre, en réalité détruire, le Parti Républicain, ce « Grand Vieux Parti » (Grand Old Party), une partie de l’histoire américaine ?
À l’autre bord il y a Bernie Sanders, un personnage bien plus séduisant, mais qui est lui aussi détesté par son propre parti, avec un programme qui est relativement éloigné de celui de la majorité des Américains.
Il y a une seule ressemblance entre ces deux personnages : ils détestent leur parti et leur parti les déteste.
CELA SEMBLE être devenu un modèle d’évolution mondial. Dans toute l’Amérique du Sud, il n’y a pas si longtemps une forteresse de la gauche, les partis de gauche sont rejetés et des personnalités de droite prennent le pouvoir.
Si l’on considère que cela survient au même moment dans des dizaines de pays, grands et petits, et qui n’ont absolument rien d’autre en commun – des problèmes différents, des préoccupations différentes, des situations différentes – cela ne manque pas d’étonner.
Pour moi c’est une énigme. Toutes les quelques décennies, de nouvelles idées voient le jour et se répandent dans une grande partie de l’Humanité. Démocratie, libéralisme, anarchisme, social-démocratie, communisme, fascisme, démocratie de nouveau, et maintenant cette sorte de chaos, appartenant principalement à une droite radicale, sont des tendances mondiales. Elles n’ont pas encore de nom.
Je suis sûr que beaucoup de gens, marxistes et autres, ont une explication toute faite. Je ne suis convaincu par aucune. Je suis simplement déconcerté.
POUR REVENIR à nous, pauvres Israéliens : je viens de publier dans Haaretz un plan pratique pour arrêter le déluge et le faire reculer.
Je suis toujours dévoué à l’optimisme.
1 Traduction de “The Second Coming” de W.B. Yeats par Yves Bonnefoy in Anthologie bilingue de la poésie anglaise.
Uri Avnery, journaliste israélien et militant de paix d’origine allemande émigré en Palestine en 1933 à l’âge de 10 ans, écrit chaque semaine à l’intention d’abord de ses compatriotes, un article qui lui est inspiré par la situation politique de son pays ou en lien avec lui. Ces articles, écrits en hébreu et en anglais sont publiés sur le site de Gush Shalom, mouvement de paix israélien dont il est l’un des fondateurs. À partir de son expérience et avec son regard, Uri Avnery raconte et commente.
Depuis 2004, l’AFPS réalise et publie la traduction en français de cette chronique, excepté les rares articles qui n’ont aucun lien avec la Palestine. Retrouvez l’ensemble des articles d’Uri Avnery sur le site de l’AFPS : http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+