Depuis 2004, l’AFPS traduit et publie chaque semaine la chronique hebdomadaire d’Uri Avnery, journaliste et militant de la paix israélien, témoin engagé de premier plan de tous les événements de la région depuis le début. Cette publication systématique de la part de l’AFPS ne signifie évidemment pas que les opinions émises par l’auteur engagent l’association. http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+
MAHMOUD ABBAS n’était pas présent à ma première rencontre avec Yasser Arafat pendant le siège de Beyrouth lors de la Première Guerre du Liban. C’était, il faut le rappeler, la toute première rencontre entre Arafat et un Israélien.
Quelques mois plus tard, en janvier 1983, une rencontre fut organisée entre Arafat et la délégation du Conseil Israélien pour la paix israélo-palestinienne, comprenant le général (retraité) Matti Peled, ancien directeur général du Trésor, Yaakov Arnon et moi.
À l’aéroport de Tunis, un représentant de l’OLP nous demanda de rencontrer Abbas avant de rencontrer Arafat lui-même. Abbas était chargé des relations avec les Israéliens. Jusque là j’avais simplement entendu parler de lui par deux membres dirigeants de l’OLP avec qui j’avais eu des entretiens secrets – Said Hamami (qui fut assassiné) et Issam Sartaoui (qui fut assassiné).
Ma première impression d’Abou Mazen (le nom de guerre d’Abbas) fut qu’il était très différent d’Arafat, qu’il en était même tout à fait le contraire. Arafat était une personne chaleureuse, enthousiaste, extravertie, émouvante… Abbas est un être froid, introverti, dépassionné. (Mazan, d’ailleurs, signifie en hébreu “bilan comptable”).
Arafat était le parfait leader de la libération nationale, et veillait à en donner l’impression. Il portait toujours un uniforme. Abbas ressemble à un principal de lycée et porte toujours un costume européen.
LORSQUE ARAFAT créa le Fatah à la fin des années 50 au Koweit, Abbas fut l’un des premiers à y adhérer. Il en est l’un des “fondateurs”.
Cela ne fut pas facile. Presque tous les gouvernements arabes n’aimaient pas cette nouvelle organisation, qui prétendait parler au nom du peuple palestinien. À l’époque chacun des gouvernements arabes prétendait représenter les Palestiniens et tentait d’exploiter la cause palestinienne à ses propres fins. Arafat et les siens leur ôtaient cette cause des mains, et ils étaient par conséquent persécutés dans l’ensemble du monde arabe.
Après cette première rencontre avec Abbas, je l’ai rencontré à chacune de mes visites à Tunis. Je m’entretenais d’abord avec Abbas, discutant de projets d’actions possibles pour promouvoir la paix entre nos deux peuples. Lorsque nous nous étions mis d’accord sur des initiatives possibles, Abbas disait : “Maintenant nous allons proposer ça au Ra’is.”
Nous nous rendions dans le bureau d’Arafat pour lui exposer les propositions dont nous avions discuté. À peine avions-nous terminé, Arafat disait “oui” ou “non” sans la moindre hésitation. J’ai toujours été impressionné par sa vivacité d’esprit et son aptitude à prendre des décisions. (L’un de ses opposants palestiniens m’a dit un jour : “C’est le leader parce qu’il est le seul à avoir assez de courage pour prendre des décisions.”
En présence d’Arafat, le rôle d’Abou-Mazen était clair : Arafat était le leader qui prenait les décisions, Abbas était un conseiller et un assistant, comme tous les autres “Abous” – Abou-Jihad (qui fut assassiné), Abou-Iyad (qui fut assassiné) et Abou-Alaa (qui est toujours en vie).
Lors d’une de mes visites à Tunis, on m’avait demandé une faveur personnelle : apporter à Abbas un livre sur le procès Kasztner. Abou-Mazen écrivait une thèse de doctorat pour une université de Moscou sur la coopération entre les nazis et les sionistes – un thème très populaire à l’époque soviétique. (Israel Kasztner était un fonctionnaire sioniste lorsque les nazis envahirent la Hongrie. Il tenta de sauver des Juifs en négociant avec Adolf Eichmann.)
ARAFAT n’envoya pas Abbas à Oslo, parce qu’Abbas était déjà trop reconnaissable. Il envoya à la place Abou-Alaa, l’expert financier de l’OLP, inconnu. Toute l’opération fut initiée par Arafat, et je présume qu’Abbas y avait contribué. En Israël, on se disputait entre Yitzhak Rabin, Shimon Peres (mort cette semaine) et Yossi Beilin pour s’en attribuer le mérite, mais l’initiative d’Oslo avait été prise en réalité par la partie palestinienne. Les Palestiniens avaient pris l’initiative, les Israéliens y avaient répondu. (Cela explique d’ailleurs la triste histoire des accords d’Oslo.)
Comme je l’ai déjà signalé dans un article précédent, les membres du comité du Prix Nobel attribuèrent le prix à Arafat et Rabin. Les amis de Peres du monde entier se démenèrent en sorte que le comité ajouta Peres à la liste. La justice voulait qu’Abbas aussi reçoive le prix, mais les statuts du Nobel ne permettent de l’attribuer qu’à trois lauréats. C’est la raison pour laquelle Abbas n’obtint pas le prix. C’était une injustice flagrante, mais Abbas ne protesta pas.
Lorsque Arafat revint en Palestine, il fut partout fêté. Ce soir là, tandis que je me frayais un passage à travers les foules en délire qui entouraient le quartier général temporaire d’Arafat à l’Hôtel Palestine, on ne vit Abbas nulle part.
Par la suite Abbas demeura dans l’ombre. De toute évidence, il se fit confier d’autres tâches et ne fut plus chargé des relations avec les Israéliens. Je vis Arafat à maintes reprises, et par deux fois je lui servis de “bouclier humain” dans son bureau de Ramallah, lorsque Sharon voulait attenter à sa vie. Je ne vis Abbas que deux ou trois fois (J’ai le souvenir d’une scène : une fois, lorsque Arafat insista pour nous prendre les mains à ma femme Rachel et à moi pour nous conduire à l’entrée de l’immeuble, nous croisâmes Abbas. Nous nous sommes serré la main, avons échangé des politesses et puis c’est tout.)
Rachel et Abbas avaient le même âge et ils avaient passé une grande partie de leur enfance à Safed. Le père de Rachel avait une clinique sur le Mont Canaan de Safed et nous nous sommes demandé un jour si Abbas enfant n’avait pas été soigné par lui.
QUAND ARAFAT MOURUT (assassiné à mon avis), Abbas fut son successeur naturel. Comme membre fondateur, il était acceptable par tous. Farouk Kaddoumi, de rang égal, est sympathisant du régime Baas à Damas et il avait rejeté Oslo. Il n’est pas revenu en Palestine.
Je rencontrai Abbas à la cérémonie des obsèques d’Arafat à la Moukata. Il était assis à côté du chef des services de renseignement égyptiens. Après un échange de poignées de mains, je vis en regardant de côté qu’il essayait d’expliquer à l’Égyptien qui j’étais.
Depuis lors, Abbas remplit les fonctions de président de l’“Autorité Nationale Palestinienne”. C’est l’une des fonctions les plus difficiles sur terre.
Un gouvernement national sous occupation est contraint de suivre une ligne très étroite. Il peut à chaque minute tomber d’un côté (collaboration avec l’ennemi) ou de l’autre (élimination par les autorités d’occupation).
À 17 ans, lorsque j’étais membre de l’Irgoun, ma compagnie monta un simulacre de procès de Philippe Pétain, le maréchal placé par les nazis à la tête du gouvernement de Vichy, fonctionnant sous l’autorité nazie dans la France sud “non-occupée”.
Mon rôle était de “défendre” Pétain. Je disais que c’était un patriote français, qu’il tentait de sauver ce qui pouvait être sauvé après l’effondrement de la France et de s’assurer que la France serait encore là à l’heure de la victoire.
Mais quand vint la victoire, Pétain fut condamné à mort et ne dut son salut qu’à la sagesse de son ennemi, Charles de Gaulle, dirigeant de la France Libre.
Il n’y a aucune possibilité de préserver la liberté sous occupation. Quiconque s’y essaie se trouve sur une pente glissante, en tentant de satisfaire l’occupant et de protéger son peuple. Au cours des années, le régime de Vichy fut obligé de collaborer avec les Allemands, pas à pas, depuis la poursuite des clandestins jusqu’à l’expulsion des Juifs.
De surcroît, là où il y a une autorité, même sous occupation, des groupes d’intérêt apparaissent. Des gens trouvent un intérêt au statu quo et soutiennent l’occupation. Pierre Laval, un homme politique français opportuniste, arriva au sommet à Vichy, et quantité de Français se rassemblèrent autour de lui. Pour finir il fut exécuté.
ACTUELLEMENT ABBAS se trouve dans une situation semblable. Une situation impossible. Il joue au poker avec les autorités d’occupation, alors qu’ils détiennent tous les atouts, et il n’a en mains rien d’autre qu’une carte sans valeur.
Il considère sa fonction comme celle de protéger la population palestinienne jusqu’au jour de la délivrance – jusqu’au jour où Israël va être obligé de renoncer à l’occupation sous toutes ses formes – les colonies, les vols de terres, l’oppression.
Obligé de renoncer – mais comment ?
Abbas est opposé à la résistance violente (“le terrorisme”). Je crois qu’en cela il a raison. Israël a une armée considérable, l’occupation n’a pas de freins moraux (voir : Elor Azaria). Les actions des “martyrs” peuvent renforcer l’orgueil national de la population palestinienne, mais elles aggravent l’occupation et ne mènent nulle part.
Abbas a adopté une stratégie d’action internationale. Il investit une grande partie de ses moyens dans l’obtention d’une résolution pro-palestinienne des Nations unies, une résolution qui condamnerait l’occupation et les colonies et reconnaîtrait la Palestine comme membre à part entière des Nations unies. En ce moment, Benjamin Nétanyahou craint que le Président Obama n’emploie ses deux mois d’irresponsabilité – entre le jour des élections et la fin de son mandat – pour laisser passer une telle résolution.
Et alors ? Cela va-t-il renforcer d’une façon quelconque la lutte du monde contre l’occupation israélienne ? Cela va-t-il réduire d’un seul dollar l’aide des États-Unis à Israël ? Dans le passé les gouvernements israéliens successifs ont ignoré des dizaines de résolutions des Nations unies, et la position internationale d’Israël n’a fait que s’améliorer.
Les Palestiniens ne sont pas stupides. Ils connaissent tout cela. Une victoire aux Nations unies réjouira leurs cœurs, mais ils savent bien que cela aura très peu d’effet pour leur apporter une aide concrète.
Je n’ai pas de conseil à donner aux Palestiniens. J’ai toujours pensé qu’un membre du peuple occupant n’a aucun droit à donner des conseils au peuple occupé.
Mais je m’autorise à penser à haute voix, et mes pensées me conduisent à la conviction que la seule méthode efficace pour un peuple occupé est la désobéissance civile – l’opposition populaire non-violente totale à l’occupation, la désobéissance totale au conquérant étranger.
Cette méthode a été perfectionnée par l’opposition indienne à l’occupation britannique. Son leader, le Mahatma Gandhi, était une personnalité hors du commun, une personne morale douée d’un grand sens politique pratique. En Inde, quelques dizaines de milliers de personnels britanniques civils et militaires avaient en face d’eux plus d’un million d’Indiens. La désobéissance civile mit fin à l’occupation.
Dans notre pays, l’équilibre des pouvoirs est extrêmement différent. Mais le principe est le même : aucun gouvernement ne peut fonctionner longtemps face à une population qui refuse toute forme de coopération avec lui.
Dans un tel combat la violence est toujours exercée par l’occupation.
L’occupation est toujours violente. Par conséquent, dans une lutte non-violente de désobéissance civile, beaucoup de Palestiniens vont être tués, la souffrance générale va croître beaucoup. Mais une telle lutte apportera la victoire. C’est toujours le cas partout où on la mène.
....si on la mène quelque part.
Le monde qui témoigne d’une profonde sympathie pour le peuple palestinien, tout en coopérant avec le régime d’occupation, sera obligé d’intervenir.
Et, ce qui est le plus important, l’opinion publique israélienne, qui observe aujourd’hui ce qui se passe à quelques dizaines de kilomètres de chez elle comme si c’était à Honolulu, se réveilleront. Les meilleurs éléments de notre peuple apporteront leur concours à la lutte politique. Le faible camp de la paix redeviendra fort.
LE RÉGIME D’OCCUPATION est tout à fait conscient de ce danger. Il s’efforce d’affaiblir Abbas par des tas de moyens. Il accuse Abbas d’“incitation” – c’est-à-dire d’opposition à l’occupation – comme s’il était un ennemi brutal. Tout cela alors que les forces de sécurité d’Abbas coopèrent ouvertement avec la police et l’armée d’occupation.
En pratique l’occupation renforce dans la bande de Gaza le régime du Hamas qui hait Abbas.
Les relations entre le Hamas et le gouvernement israélien remontent à longtemps. Dans les premières années de l’occupation, lorsque toute forme d’activité politique était rigoureusement interdite dans les territoires occupés, seuls les islamistes étaient autorisés à exercer des activités. D’abord parce qu’il était impossible de fermer les mosquées et ensuite parce que les autorités d’occupation pensaient que l’hostilité des musulmans religieux à l’OLP laïque allait affaiblir Arafat.
Cette illusion s’est évanouie au début de la première intifada, lors de la création du Hamas qui devint rapidement l’organisation de résistance la plus active. Mais, même alors, les autorités d’occupation voyaient dans le Hamas un facteur positif, parce qu’il introduisait la division dans la lutte palestinienne.
IL faut se souvenir que la bande de Gaza séparée est une invention israélienne. Dans les Accords d’Oslo, Israël s’engageait à ouvrir quatre “passages sécurisés” entre la Cisjordanie et la bande de Gaza. Sous l’influence de l’armée, Rabin viola cette obligation dès le début. En conséquence la Cisjordanie fut totalement coupée de la Bande – et la situation actuelle en est le résultat direct.
Partout les gens se demandent pourquoi Nétanyahou accuse quotidiennement Abbas d’être un “incitateur” et un “promoteur de terreur”, tout et ne parlant pas du Hamas. Pour résoudre ce mystère, on doit comprendre que la droite israélienne n’a pas peur de la guerre mai
qu’elle craint les pressions internationales – et qu’en conséquence le “modéré” Abbas est bien plus dangereux que le Hamas “terroriste”.
LA RÉSISTANCE CIVILE ne se produira pas dans le proche avenir. L’opinion publique palestinienne n’y est pas encore prête. Par ailleurs, Abbas n’est pas le leader qui convient à ce genre de lutte. Ce n’est pas un Gandhi palestinien, ni un autre Mandela.
Abou-Mazen est le leader d’un peuple qui s’efforce de survivre dans des conditions impossibles – en attendant que la situation change.