Photo : © Comité international des sciences historiques
Madame la présidente, mesdames et messieurs les membres du bureau,
Dans le prolongement de l’annonce faite à Poznan en août 2022 de la tenue du congrès du 100e anniversaire du CISH à Jérusalem, vous attendez pour la fin février 2024 les propositions de sessions, thèmes et tables rondes. Les événements qui se déroulent actuellement dans la région nous conduisent à vous demander de ne pas organiser ce congrès à Jérusalem, en voici les principaux arguments.
Peu après un quart de siècle de rencontres internationales, des historiens fondaient à Genève en mai 1926 le Comité international des sciences historiques. Une association non gouvernementale qui visait à favoriser la coopération internationale entre eux (peu, si ce n’est pas de femmes en ce temps-là). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un comité permanent fut mis en place, un bulletin publié, des prix créés pour récompenser des travaux remarquables et un congrès international organisé tous les cinq ans. Des dix-neuf comités nationaux (européens et nord-américains) en 1926, le CISH s’est progressivement élargi, il est aujourd’hui composé de 53 pays.
Il s’agit d’une organisation internationale et professionnelle parmi tant d’autres, mais dont le premier article des statuts précise : le CISH « défend la liberté de pensée et d’expression dans le domaine de la recherche historique et veille au respect de la déontologie professionnelle de ses membres », et qui a prévu d’organiser le congrès de son centenaire pour la première fois à Jérusalem, en juillet 2026.
Loin d’être des historiens hors du temps, parmi les participants du congrès dernier congrès (Poznan, Pologne, 2022), le président du comté polonais d’organisation évoquait les ombres de la guerre (en Ukraine) qui empêchaient de nombreux historiens d’y participer. Un ancien secrétaire général du CISH déplorait la fermeture du régime chinois qui, alors que le XXII congrès s’était déroulé à Jinan en 2015, empêchait désormais nos collègues chinois de nous rejoindre. Enfin par le représentant de l’Historical Society of Israel en charge de l’organisation du congrès de Jérusalem qui espérait qu’en juillet 2026 le ciel serait bleu et qu’il n’y aurait « pas un nuage que ce soit de la guerre, de la pandémie ou des politiques de racisme et de haine ».
Dans la situation actuelle est-il encore possible d’envisager que le congrès anniversaire du CISH se déroule dans cette ville ? Le 6 septembre 2023, l’appel à proposition était lancé avec le 28 février 2024, comme date d’échéance. Entre les deux dates, l’attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre a eu lieu. Avec près de 1200 victimes dont 369 soldats de l’armée israélienne, 59 membres des forces de police et 851 civils selon l’enquête menée par le journal Haaretz ainsi que 240 otages aux mains du Hamas avait lieu le plus important massacre de civils de l’histoire de l’État d’Israël. Le même jour, l’armée israélienne commençait le bombardement méthodique puis à partir de fin octobre les opérations terrestres sur Gaza : après plus de 100 jours de guerre, le bilan provisoire s’élève à 29 000 bombes larguées plus de 26 000 tués, plus de 60 000 blessés, 1,9 millions de déplacés et sinistrés auquel s’ajoute une agression conjointe des colons et des soldats envers les Palestinien·ne·s de Cisjordanie.
Au cours de ces événements relevons aussi, car ils concernent plus spécifiquement la communauté historienne, les attaques contre les universités, les bombardements des deux des plus importantes universités de Gaza, Al-Azhar et l’Université islamique, et l’Université de Palestine minée et entièrement rasée. En Cisjordanie à la célèbre université de Bir Zeit se succèdent arrestations, attaques de colons et raids de l’armée pour faire taire ce lieu de la contestation intellectuelle palestinienne.
À défaut de liste exhaustives, une centaine de sites du patrimoine culturel et historiques ont été détruits ou endommagés (l’église Saint-Porphyrius, la mosquée Omari à Jabaliya, le cimetière romain vieux de 2 000 ans dans le nord de Gaza, le Musée Rafah, le Musée culturel Al Qarara, et le musée Deir Al Balah, de nombreuses architectures de la Vieille Ville de Gaza, le Monastère Saint Hilarion) mais aussi six cimetières actuels retournés au bulldozer. N’oublions pas la destruction fin novembre des archives centrales de la municipalité de Gaza et de nombreux document qui remontent au XIXème siècle. Ce qui a donné lieu à une condamnation par le Conseil international des Archives.
Comment une organisation internationale d’historiens et d’historiennes pourrait se réunir pour célébrer la liberté de la recherche et le respect de la déontologie, assister à l’inauguration de son congrès par le président Herzog (comme cela a été annoncé par les organisateurs) représentant de l’État d’Israël qui mène jour après jour une guerre de destruction de la population palestinienne, de sa culture, de son histoire ? Les historiens et historiennes d’ordinaire attentifs aux affaires de monde, passées bien entendu, mais aussi actuelles, ne sauraient aujourd’hui demeurer aveugle et insensible à ce qui se déroule sous leurs yeux.
Signataires :
Fabrice Virgili, historien, CNRS
Malika Rahal, historienne, directrice de l’Institut d’histoire du temps présent, CNRS
Michelle Zancarini Fournel, historienne, Université de Lyon 1
Seda Altuğ, historienne, maîtresse de conférence, Université Boğazici, Istanbul
Benjamin Thomas White, historien, maître de conférence, Université de Glasgow
Pieter Lagrou, historien, professeur, Université Libre de Bruxelles
Todd Shepard, historien, professeur, Université Johns Hopkins
Amar Mohand-Amer, historien, Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle, Oran