En début de la semaine, le Washington Post a publié un rapport d’enquête qui conclut de manière approfondie que la journaliste américano-palestinienne Shireen Abu Akleh a été assassinée par des soldats israéliens alors qu’elle portait sa veste de presse et faisait son travail.
Puis, dans une tournure absurde des événements, le Post a sapé son propre journalisme exceptionnel en publiant un article d’opinion de son comité éditorial. Dans cet article, non seulement ils doutent qu’Abu Akleh ait été tuée volontairement, mais ils rejettent même la responsabilité de sa mort sur les Palestiniens eux-mêmes.
Tout en essayant de discréditer AlJazeera en qualifiant le média de sensationnaliste et indigne de confiance en le désignant comme "propriété du Qatar", le Post a estimé nécessaire de déclarer que son enquête ne prouvait pas qu’un soldat avait "visé Mme Abu Akleh parce qu’elle était journaliste".
Cette affirmation contredit directement leur propre reportage. Les journalistes du Post ont expliqué que "les deux légères déviations - impliquant deux balles - ont probablement été causées par quelqu’un qui visait à nouveau" Abu Akleh et que "les journalistes identifiés comme presse auraient probablement été visibles depuis la position du convoi des FDI" - impliquant directement que la mort d’Abu Akleh était intentionnelle et ciblée.
L’article d’opinion flagrant du Post ne s’est cependant pas arrêté là.
"Tout l’incident aurait pu être évité sans une vague d’attaques palestiniennes en Cisjordanie ayant tué 19 Israéliens, pour la plupart des civils, dans les six semaines précédant la mort de Mme Abu Akleh et auxquelles Israël répondait", écrit le comité éditorial du Post.
Le Post s’engage dans la voie du blâme des victimes pour expliquer pourquoi Shireen Abu Akleh a été assassinée. Certains pourraient même dire qu’ils ont tenté de le justifier.
"Elle a été tuée en couvrant des événements qui se produisent constamment sous l’occupation militaire israélienne", a écrit Yousef Munayyer en réponse à l’article d’opinion. L’idée que sa mort soit le résultat de quelque chose d’autre que la décision d’un soldat israélien de lui tirer dessus ce jour-là est démentie par l’ensemble de son parcours professionnel". Pour le comité éditorial du Washington Post qui, depuis le meurtre brutal de Jamal Khashoggi, a été un leader dans la dénonciation des meurtres de journalistes, publier cette absurdité est un revirement choquant et honteux."
"Comment un organe de presse qui a demandé des comptes sur le meurtre de son journaliste peut-il couvrir l’entité responsable de la mort par balle d’un autre journaliste ? La seule explication est l’exception palestinienne aux règles du journalisme" a déclaré Laila Al-Arian, journaliste d’Al Jazeera.
Je me fais l’écho de leurs déclarations.
Les défunts Palestiniens sont si intensément criminalisés que même si les faits prévalaient, il semble qu’il y ait toujours une justification pour nos morts. Edward Said nous a mis en garde contre cela.
Pour l’Occident, les vraies victimes du Moyen-Orient étaient les Juifs israéliens, dont l’ingéniosité et la bonne humeur leur ont permis d’échapper aux menaces arabes permanentes de "jeter les Juifs à la mer". Hélas, en 1982, tous les experts occidentaux n’ont pas compris que les Palestiniens étaient jetés à la mer à la sortie de Beyrouth et que c’étaient les Palestiniens, et non les Juifs israéliens, qui étaient massacrés dans les misérables camps de réfugiés", écrit Saïd dans son livre Blaming the Victims.
La réaction instinctive du Post de trouver encore un moyen de pardonner à Israël ses crimes en blâmant les autres pour le meurtre d’Abu Akleh n’est qu’un autre exemple de la façon dont l’Occident permet à Israël d’agir en toute impunité.
Ce n’est pas une provocation palestinienne qui a conduit à la mort de Shireen, mais la présence illégale de soldats israéliens dans la ville occupée de Jénine - le lieu tragique où des centaines de Palestiniens innocents, comme Shireen, ont été tués deux décennies plus tôt.
Malheureusement, le Post n’a pas fait que blâmer les victimes.
L’éditorial fait référence à la décision de l’Autorité Palestinienne qui refuse de remettre la balle à Israël parce qu’elle croit que l’État d’apartheid mentirait ou créerait un nouveau récit. Le Post ne voit pas comment cela peut être possible. "Nous ne voyons pas comment Israël pourrait manipuler le processus si les experts américains étaient effectivement impliqués à chaque étape", ont-ils déclaré.
L’affirmation volontairement ignorante selon laquelle les États-Unis sont un intermédiaire impartial qui ne peut jamais manipuler une enquête arrive à un moment particulièrement ironique. Le New York Times vient de publier des photos inédites des premiers prisonniers de Guantanamo Bay, montrant "des photos accablantes de la politique de détention américaine au XXIe siècle".
The Intercept a également publié récemment un article montrant que la marine américaine a non seulement tué trois prisonniers à Guantanamo Bay et l’a dissimulé, mais que le ministère de la justice a refusé d’ouvrir une enquête officielle indépendante sur l’incident. Au lieu de cela, il n’a trouvé "aucune preuve d’acte répréhensible", ce qui est très similaire à l’annonce faite par Israël qu’il n’y avait aucune conduite criminelle dans le meurtre d’Abu Akleh.
Les États-Unis, selon The Intercept, ont participé "à la tromperie, aux mensonges et aux dissimulations des pires moments de l’histoire de l’après-11 septembre [et] ont créé une scène sans fin d’hypocrisie que le monde entier peut voir." Il n’est donc pas sorcier d’être sceptique à l’égard d’une enquête menée par les Américains.
Shireen Abu Akleh nous a tous représentés, nous les Palestiniens. Sa volonté de vérité et son courage l’ont fait aimer par des millions de personnes dans la diaspora palestinienne et le monde arabe. Peut-être, cependant, que la mort de Shireen a entraîné celle du reportage véridique, car si une chose est devenue laborieusement évidente après cet article d’opinion, c’est que le Post est une honte pour le journalisme.
Traduction : AFPS