Depuis 2004, l’AFPS traduit et publie chaque semaine la chronique hebdomadaire d’Uri Avnery, journaliste et militant de la paix israélien, témoin engagé de premier plan de tous les événements de la région depuis le début. Cette publication systématique de la part de l’AFPS ne signifie évidemment pas que les opinions émises par l’auteur engagent l’association. http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+
Cela ressemble à une blague. Mais c’est loin d’être une blague.
Trump a déjà fait savoir que l’élection est truquée. Les morts votent (et ils votent tous pour Hillary Clinton). Les comités de bureau de vote sont corrompus. Les machines à voter faussent les résultats.
Non ce n’est pas une blague. Pas du tout.
CE N’EST pas une blague, parce que Trump représente des dizaines de millions d’Américains, qui appartiennent aux couches les plus basses de la population blanche, que l’élite blanche avait l’habitude d’appeler “déchets blancs”. En langage plus policé on les appelle “travailleurs en col bleu”, c’est-à-dire travailleurs manuels, contrairement aux “travailleurs en col blanc” qui occupent les bureaux.
Si les dizaines de millions d’électeurs en col bleu refusent de reconnaître les résultats des élections, la démocratie américaine sera en danger. Les États-Unis pourraient devenir une république bananière, comme certains de ses voisins du sud, qui n’ont jamais connu de démocratie stable.
Ce problème existe dans tous les États-nations modernes possédant une minorité nationale conséquente. Les couches inférieures de la population dominante haïssent la minorité. Les membres de la minorité les écartent des emplois inférieurs. Et surtout : les couches inférieures de la majorité dominante n’ont rien de quoi être fiers excepté leur appartenance à la population dominante.
Les chômeurs allemands votèrent pour Hitler, qui les éleva au rang de “Herrenvolk” (peuple maître) et de race aryenne. Ils lui donnèrent le pouvoir, et l’Allemagne fut anéantie.
ON SAIT que Winston Churchill a eu cette formule célèbre que La démocratie est un mauvais système, mais que tous les autres systèmes essayés sont pires.
En ce qui concerne la démocratie, les États-Unis étaient un modèle pour le monde. Dès leur début ils attirèrent les gens épris de liberté de partout. Il y a près de 200 ans, le penseur français Alexis de Tocqueville écrivit un brillant rapport sur “La démocratie en Amérique”
Ma génération grandit dans l’admiration de la démocratie américaine. Nous vîmes la démocratie européenne s’effondrer et sombrer dans le marécage du fascisme. Nous avons admiré cette jeune Amérique qui sauva l’Europe au cours de deux guerres mondiales, par pur idéalisme. La démocratique Amérique a vaincu le nazisme allemand et le militarisme japonais, et plus tard le bolchevisme soviétique.
Notre attitude puérile a laissé place à une vision plus mature. Nous avons appris le génocide des Américains autochtones et l’esclavage. Nous avons vu comment l’Amérique est saisie de temps à autre d’une crise de folie, comme la chasse aux sorcières de Salem au 17e siècle et l’époque de Joe McCarthy, qui découvrait un communiste sous chaque lit.
Mais nous avons vu aussi Martin Luther King, nous avons vu le premier président noir, et maintenant nous allons probablement voir la première femme présidente. Tout cela à cause de ce miracle : la démocratie américaine.
Et voici que survient cet homme, Donald Trump, et qu’il essaie de défaire les liens fragiles qui assurent l’unité de la société américaine. Il monte les hommes contre les femmes, les blancs contre les noirs et les hispaniques, les riches contre les pauvres. Il sème partout la haine.
Peut-être le peuple américain va-t-il se débarrasser de cette plaie en renvoyant Trump à l’endroit d’où il vient – la télévision. Peut-être Trump va-t-il s’évanouir comme un mauvais rêve, comme avant lui McCarthy et ses pères spirituels.
Espérons-le. Mais il y a aussi la possibilité contraire : que Trump cause un désastre sans précédent : la chute de la démocratie, la destruction de la cohésion nationale, la fracture en un millier d’éclats.
CELA PEUT-IL arriver en Israël ? Avons-nous en Israël un phénomène comparable à l’ascension de l’Américain Trump ? Y a-t-il un Trump israélien ?
Mais oui, il existe. Mais le Trump israélien est une Trumpesse.
Elle s’appelle Miri Regev.
Elle ressemble au Trump original à bien des égards. Elle conteste les “vieilles élites” de Tel Aviv, de la même façon que Trump s’élève contre Washington. Elle monte les citoyens juifs contre les citoyens arabes. Les orientaux originaires de l’Est contre les ashkénazes d’ascendance européenne. Les gens incultes contre les gens cultivés. Les pauvres contre tous les autres. Elle déchire les liens fragiles de la société israélienne.
Elle n’est pas la seule de son espèce, bien sûr. Mais elle éclipse tous les autres.
Après les élections à la 20e Knesset, en mars 2015, et la constitution du nouveau gouvernement, Israël fut envahi par une bande de politiciens d’extrême droite, comme une meute de loups affamés. Des hommes et de femmes sans charme, sans dignité, possédés par un appétit vorace de pouvoir, voulant se faire voir à tout prix, des gens mus par leur intérêt personnel et rien d’autre. Ils se battent entre eux pour faire la une des journaux et pour les provocations.
SUR la ligne de départ ils étaient tous à égalité – ambitieux, antipathiques, sans scrupules. Mais progressivement, Miri Regev l’emporte sur tous les autres. Tout ce qu’ils peuvent faire, elle peut le faire mieux. Pour chaque manchette de journal obtenue par un autre, elle peut en obtenir cinq. Pour chaque condamnation par un autre dans les médias elle en obtient dix.
Benjamin Nétanyahou est un nain mais, comparé à cette bande, c’est un géant. Pour le rester, il a confié à chacun ou chacune d’eux le job qui lui convient le moins. Miri Regev, une personnalité grossière, vulgaire, primitive est devenue ministre de la Culture et des Sports.
Regev, 51 ans, est une belle femme, fille d’immigrants du Maroc. Elle est née Miri Siboni à Kiryat-Gat, un lieu qui soulève chez moi une profonde émotion, parce que c’est là que j’ai été blessé en 1948. C’était encore un village arabe à l’époque appelé Irak-al-Nabshiyeh, et ma vie fut sauvée par quatre soldats, l’un d’eux s’appelait Siboni (aucun rapport).
Pendant de nombreuses années, Regev a servi dans l’armée comme officier de relations publiques, atteignant le grade de colonel. Il semble qu’elle décida un jour de faire des relations publiques pour son propre compte plutôt que pour les autres.
Depuis son premier jour comme ministre de la Culture, elle a fourni aux médias un flux continu de scandales et de provocations. C’est ainsi qu’elle surclasse tous ses concurrents pour la direction du Likoud. Ils ne peuvent tout simplement pas lutter avec son énergie et son inventivité.
Elle a déclaré fièrement qu’elle conçoit son travail comme l’élimination de la scène culturelle de tous ceux qui sont contre le Likoud – après tout, “c’est ce pour quoi le Likoud a été élu.”
Partout dans le monde, les gouvernements subventionnent les institutions culturelles et les créateurs, convaincus que la culture est une richesse nationale vitale. Lorsque Charles de Gaulle était président de la France, il fut un jour contacté par les responsables de sa police lui demandant de pouvoir délivrer un mandat d’arrêt contre le philosophe Jean-Paul Sartre, en raison de son soutien aux combattants de la liberté algériens. De Gaulle refusa en disant : “Sartre aussi est la France !”
Eh bien, Regev n’est pas de Gaulle. Elle menace de supprimer les subventions du gouvernement à toute institution qui s’oppose publiquement à la politique du gouvernement de droite. Elle a exigé l’annulation du programme d’un rappeur arabe qui emprunte aux œuvres de Mahmoud Darwish, le poète national adoré des citoyens arabes et de tout le monde arabe. Elle a exigé que tous les théâtres et tous les orchestres se produisent dans les colonies des territoires occupés, s’ils veulent conserver leurs subventions.
Cette semaine elle a remporté une victoire éclatante quand Habima, le “théâtre national” accepta de se produire à Kiryat-Arba, nid des plus fanatiques colons fascistes. En fait, il ne se passe pas un jour sans l’annonce de quelque nouvel exploit de Regev. Ses collègues suffoquent de jalousie.
LA BASE du ‘trumpisme’ israélien et de la carrière de Miri Regev est le profond ressentiment de la communauté orientale – ou Misrahi. Il est dirigé contre les ashkénazes, les Israéliens d’ascendance européenne. Ceux-ci sont accusés de traiter les Orientaux avec mépris, en les appelant “le second Israël”.
Depuis que ces recrues d’ascendance marocaine m’ont sauvé la vie près du lieu de naissance de Miri Regev, j’ai beaucoup écrit sur la tragédie de l’immigration Misrahi, une tragédie dont j’ai été un témoin oculaire depuis le début. Beaucoup d’injustices ont été commises par la communauté juive en place contre les nouveaux immigrants, la plupart du temps sans mauvaises intentions. Mais on parle rarement du plus grand des péchés.
Toute communauté a besoin d’éprouver un sentiment de fierté, basé sur ses réalisations passées. La fierté a été refusée aux Misrahim, qui sont arrivés dans le pays après la guerre de 1948. On les a traités comme des gens sans culture, sans passé, “des habitants de grottes des montagnes de l’Atlas”.
Cette attitude traduisait un mépris pour la culture arabe, mépris profondément imprégné dans le mouvement sioniste. Vladimir (Ze’ev) Jabotinsky, le leader sioniste de droite et l’ancêtre du parti Likoud, avait écrit à son époque un article intitulé “L’Orient”, dans lequel il exprimait son mépris pour la culture orientale, juive comme arabe, en raison de sa religiosité et de son incapacité de séparer État et religion – un obstacle à tout progrès humain selon lui. On parle rarement de cet article de nos jours.
Les immigrants orientaux arrivaient dans un pays qui était majoritairement “laïque”, non religieux et occidental. Il était également très anti-arabe et anti-musulman. Les nouveaux immigrants ont très vite compris que, pour se faire accepter dans la société israélienne, ils devaient se débarrasser de leur culture traditionnelle religieuse. Ils ont pris l’habitude de prendre leurs distances avec tout ce qui était arabe, comme leur accent et leurs chants. Sinon il leur aurait été difficile de s’intégrer à la nouvelle société du pays.
Avant la naissance du sionisme – mouvement très européen – il n’y avait aucune inimitié entre juifs et musulmans. bien au contraire. Lorsque les Juifs furent expulsés de l’Espagne catholique, il y a des siècles, seule une minorité immigra vers l’Europe chrétienne, antisémitique. La grande majorité alla en terres musulmanes et fut reçue à bras ouverts partout dans l’empire ottoman.
Avant cela, en Espagne musulmane, les Juifs atteignaient le sommet de leur gloire, “l’âge d’or”. Ils étaient intégrés à toutes les sphères de la société et du gouvernement et parlaient arabe. Beaucoup de leurs hommes de lettres écrivaient en arabe et faisaient l’admiration des musulmans comme des Juifs. Maimonides, peut-être le plus grand des Juifs séfarades, écrivait en arabe et fut le médecin personnel de Saladin, l’homme de guerre qui vainquit les croisés. Les ancêtres de ces croisés avaient assassiné les juifs comme les musulmans lorsqu’ils avaient conquis Jérusalem. Un autre grand juif mizrahi, Saadia Gaon, avait traduit la Torah en arabe. Etc.
Il aurait été naturel pour des Juifs orientaux de s’enorgueillir de ce glorieux passé, comme les Juifs allemands étaient fiers de Heinrich Heine et le Juifs français de Marcel Proust. Mais le climat culturel en Israël les obligea à renoncer à leur héritage pour feindre de n’admirer que la culture de l’Occident. (Les chanteurs orientaux étaient une exception – d’abord pour leurs interventions aux mariages et aujourd’hui comme stars des medias. Ils devinrent populaires en tant que “chanteurs méditerranéens”.
Si Miri Regev était une personne cultivée, et pas seulement une ministre de la Culture, elle aurait investi son énergie considérable à la revitalisation de cette culture et à redonner de la fierté à sa communauté. Mais en fait cela ne l’intéresse pas. Et il y a une autre raison à cela.
Cette culture misrahi est totalement liée à la culture arabo-musulmane. On ne peut pas en parler sans remarquer la relation étroite entre les deux depuis des siècles, au cours desquels musulmans et juifs travaillèrent ensemble au progrès de l’espèce humaine, bien avant que le monde ait entendu parler de Shakespeare ou de Goethe.
J’ai toujours cru que la restauration de la fierté était le devoir d’une nouvelle génération de pacifistes qui surgirait du sein de la société mizrahi. Récemment, des hommes et des femmes de cette communauté ont pris de positions clefs dans le camp de la paix. J’ai de grands espoirs.
Ils vont avoir à combattre l’actuelle ministre de la Culture – une ministre qui n’a rien en commun avec la culture, et une femme mizrahi qui n’a pas de racines mizrahis.
J’ESPÈRE une renaissance juive-mizrahi dans ce pays parce qu’elle pourrait promouvoir la paix israélo-arabe et parce qu’elle pourrait renforcer de nouveau les liens relâchés entre les communautés différentes de notre État.
En tant que personne non-religieuse je préfère la religiosité misrahi, qui a toujours été modérée et tolérante, au camp fanatique sioniste-religieux qui est à dominante ashkénaze. J’ai toujours préféré le rabbin Ovadia Josef aux rabbins Kook, père et fils. Je préfère Arie Der’I à Naftali Bennett.
Je déteste Donald Trump et le trumpisme. J’ai de l’aversion pour Miri Regev et sa culture.