En septembre 2000, la venue d’Ariel Sharon, chef du Likoud, sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem, provoque l’éclatement de la seconde Intifada dans les territoires palestiniens occupés.
Des opérations militaires dans les territoires et des opérations suicides contre des civils en Israël vont conduire le gouvernement israélien conduit par Ariel Sharon, élu premier ministre en février 2001, à prendre une décision inouïe : la construction d’un « mur de séparation » de huit mètres de haut du nord au sud du territoire de Cisjordanie, officiellement censé protéger l’Etat d’Israël de l’incursion de combattants palestiniens pour y mener des opérations.
Ce mur, dont la construction est prévue sur près de 700 kilomètres et dont plus de 200 ont déjà été construits, n’est pas qu’un ouvrage militaire. Il a d’abord servi à Israël pour annexer une nouvelle partie du territoire palestinien, au mépris le plus total de toutes les conventions internationales. Le mur s’avance jusqu’à 22 kilomètres par endroits à l’intérieur de la Cisjordanie, par rapport à la ligne de cessez-le-feu de 1967.
Mais il a surtout isolé un peu plus 1,5 million de Palestiniens qui vivent en Cisjordanie, et qui ont vu leur vie quotidienne rendue encore plus difficile qu’auparavant.
Nous nous intéressons ici aux conséquences de ce nouvel obstacle sur la vie des travailleurs palestiniens. Elles concernent d’abord directement leur accès au travail et leurs conditions de subsistance quotidienne. Elles concernent ensuite leur vie sociale et familiale, qui se trouve déstructurée par l’émergence de cette barrière inhumaine. Plusieurs travailleurs témoignent directement de ce qu’ils vivent au quotidien.
Impacts économiques
Plus de 227 000 travailleurs ont été directement concernés par les premières phases de construction du mur [1] Dans le nord-ouest, 147000 Palestiniens se sont retrouvés cernés de trois côtés, coupés de leurs écoles, cliniques, lieux de commerce et de leurs lieux de travail [2]. Le bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires, OCHA, estime qu’à terme 45% de la Cisjordanie sera annexée par le mur, et que plus de 500 000 personnes seront prises en étau entre le mur et la Ligne Verte, c’est-à-dire la "frontière" de 1967. La même situation s’appliquera à 250 000 Palestiniens de Jérusalem Est [3].
Les conséquences sur la vie économique des villes et villages palestiniens sont multiples.
*Les restrictions à la circulation et aux déplacements imposées par le mur ont rapidement bouleversé la vie professionnelle de tous ceux qui ne travaillent pas sur leur lieu de vie. Des dizaines de milliers de travailleurs qui avaient trouvé jusque-là le moyen de contourner les check-points se sont trouvés totalement écartés des possibilités de travail, même illégal, en Israël.
Les Palestiniens ayant encore des permis de travail en Israël ont de plus en plus de mal à rejoindre leurs postes. Ils finissent par être licenciés, du fait de leurs retards ou leurs absences, et perdent ainsi leurs permis de travail. Ils ne peuvent souvent pas se faire verser les montants qu’on leur doit, ni de compensations : ne pouvant se déplacer, ils ne peuvent faire valoir leurs droits.
Témoignage de Jamil Abu Ali, père de cinq enfants, habitant le village de Zeita, dans le nord, à une centaine de mètres du mur :
« J’ai fait différents petits boulots en Israël, en général dans l’agriculture, jusqu’à la guerre du Golfe, quand ont commencé les problèmes avec les permis. Quand nos employeurs ont trouvé qu’il n’était pas simple d’obtenir des permis, ils ont commencé à nous préférer des travailleurs chinois ou thaïlandais. On est alors allé travailler dans les villages arabes.
Quand ils ont commencé à construire le mur, nous devions contourner Bab al Sharqqiya, à cinq minutes d’ici, et cela nous prenait environ deux heures. Quand nous tombions sur la police sur la route, parfois nous devions faire demi-tour, parfois nous pouvions passer, selon l’humeur des soldats israéliens. Quand ils ont construit les portes ici, nous les avons utilisées, mais rapidement, ils les ont laissées fermées la plupart du temps, et on a dû faire toute la route jusqu’au check-point de Taibeh. Parfois il est ouvert, parfois il est fermé.
Nous ne savons jamais avant d’arriver si nous pourrons passer, et l’on ne sait jamais combien de temps il nous faudra pour parvenir à notre destination. Par exemple, il fallait auparavant cinq minutes pour se rendre au village de Jaat en Israël. Maintenant, on a le temps d’aller jusqu’en Jordanie avant d’être arrivé là-bas. On doit attendre que les soldats ouvrent les portes, et ils ne le font pas à l’heure. Parfois, on attend jusqu’à 10h du matin, et on a perdu une journée de travail. » [4]
*La situation n’est pas forcément meilleure pour ceux qui travaillent dans les territoires. Les déplacements se font plus longs, en distances, en temps, et en coût. Parfois, les travailleurs dépensent ce qu’ils gagnent dans les transports. Les durées de transports obligent les travailleurs à ne pas rentrer à leurs domiciles, afin d’être à l’heure sur leur lieu de travail. S’ils n’ont personne pour les accueillir, les dépenses supplémentaires que cela engendre amènent parfois le travailleur à quitter son travail.
Les personnes sans papiers d’identité à jour n’osent plus se déplacer pour se rendre sur leur lieu de travail. En cas de contrôle policier, elles risquent parfois d’être emprisonnées, mais surtout de se voir interdire leur retour à leur domicile, et se trouver ainsi séparées de leurs familles.
*Israël est le premier partenaire économique des entreprises palestiniennes. Avec la construction du mur, Israël a découragé le commerce en paralysant le transport des biens et marchandises. Des milliers de producteurs palestiniens se sont retrouvés dans l’incapacité de vendre leurs produits sur le marché israélien.
Israël a, de plus, endommagé les moyens de production en ordonnant la destruction des marchés, usines et serres, tel à Nazlat’Issa, où la zone commerciale a été totalement détruite au bulldozer [5]. Des centaines de petites entreprises ont fermé et des milliers d’employés se sont retrouvés sans travail.
Selon la Banque mondiale, la construction du mur consiste en une élévation du coût des transactions commerciales, à l’incapacité de transporter des biens sur les marchés intérieur et extérieur, et à ralentir l’investissement de façon importante. Ce qui entraîne des conséquences à long terme.
Témoignage d’Ahmad Younis, représentant de commerce de Qalqilya, disposant d’ un permis de travail en Israël, où il se fournit :
« Bien sûr, je n’ai pas le droit d’utiliser ma propre voiture. Si je le pouvais, je dépenserais 100 shekels en carburant. Mais tous les voyageurs doivent changer plusieurs fois de voitures. Aujourd’hui, j’ai dépensé plus de 700 shekels. Le coût des transports a fait augmenter le prix de mes biens, et les difficultés de déplacement ont diminué mes ventes et ma productivité. » [6].
La région du Nord-Ouest a été particulièrement touchée par la construction du mur. Cette région agricole, dont les terres sont riches, proche des villes côtières israéliennes du nord, a vu sa vie économique complètement entravée par l’émergence de cette barrière. Les agriculteurs ne peuvent plus écouler leurs produits, du fait des barrières.
A Qalqilya, la moitié des entreprises ont fermé. Le taux de chômage, relativement plus faible qu’ailleurs en 2000 avant l’Intifada, est passé en quatre ans de 19 % à 67 %. Dans certains villages proches du mur, où la quasi-totalité de la population active travaillait en Israël, ce taux atteint les 95 % [7].
On peut ajouter à cela les recettes fiscales, qui disparaissent du fait de la fermeture des entreprises ou de l’incapacité des producteurs à verser les taxes. A Naplouse, la municipalité a perdu près de 150 000 dollars qu’elle recevait des producteurs de fruits et légumes qui écoulaient leurs productions sur son marché [8].
Témoignage de Abdallah Mahmud Shreem, propriétaire de serres et employeur à Qalqilya :
« Nous possédions 130 dunams de terres agricoles à Habla. On nous a dit que le mur devait passer au milieu de nos terres. On nous a forcés à démolir 12 dunams de serres, plantées de près de 250 000 plants d’agrumes. Nous n’avons pas pu faire grand-chose pour sauver notre investissement, car les forces d’occupation ne nous ont laissé que deux mois pour enlever nos plants.
Après la démolition, le directeur de l’administration civile de la colonie de Qedumim nous a informés oralement que le tracé du mur avait changé. Mais il était trop tard. La perte a été très importante, près d’un million de shekels.
Avant le mur, le nombre de travailleurs dans nos serres était de 35, maintenant ils ne sont plus que dix, qui travaillent avec des permis restrictifs, en fonction des horaires du portail. Si le soldat qui ouvre le portail les laisse entrer, ils pourront travailler. Mais si un colon a été blessé à Gaza ou ailleurs, il peut décider de ne pas ouvrir le portail.
Avant le mur, nous exportions des plants en Jordanie et dans les pays du Golfe. Maintenant, il nous est même difficile de distribuer notre production à l’intérieur de la Palestine, à Gaza, Hébron ou Jéricho. La situation économique de ma famille était très bonne, mais aujourd’hui, nous avons besoin d’aide. » [9].
*En 2002, 80 000 oliviers, 615 dunams de terres cultivables et 15 km de routes agricoles ont été détruits pour la construction du mur [10]. La confiscation de terres et les nombreuses expropriations ont ainsi supprimé la dernière source de revenus possible pour nombre de Palestiniens, l’agriculture de subsistance, à laquelle ils avaient l’habitude de revenir quand ils perdaient leur travail. Ne disposant plus d’aucun revenu, ils deviennent alors totalement dépendants de l’aide extérieure.
Parfois, les terres ne sont pas confisquées, mais le passage pour s’y rendre est rendu impossible à son propriétaire. Les terres ne sont pas entretenues et les récoltes sont perdues. Elles risquent par la suite d’être considérées comme « abandonnées ».
*Le mur représente également l’enfermement de la force de travail de toute la Cisjordanie, l’éloignement des travailleurs les uns des autres, et des familles présentes en Israël. Il suscite également des mouvements de migration interne. 15% des travailleurs de Qalqilya ont par exemple quitté la ville depuis le début de l’Intifada. La force de travail s’entasse de plus en plus dans des centres que les économies n’ont pas la capacité d’absorber, et la compétition pour le travail est rude. De plus en plus de travailleurs quittent le Nord pour rejoindre les villes du centre ou du sud, dans l’espoir d’y trouver quelque moyen de subsistance. Cette main d’œuvre en situation précaire accepte des conditions de travail et de rémunération très faibles.
*Des entreprises israéliennes, qui bénéficiaient de la main d’œuvre palestinienne bon marché, ont choisi de délocaliser leur activité en Cisjordanie. Elles exploitent une force de travail encore plus vulnérable, et réexpédient leur production en Israël, ou bien la vendent au prix fort dans les territoires.
Impacts sociaux
* Sur le plan de la vie sociale, les conséquences pour les familles palestiniennes sont extrêmement graves.
Les difficultés économiques coupent les contacts au sein des familles, qui ne s’invitent plus les unes chez les autres. Il devient difficile pour les jeunes de se marier, n’ayant les moyens ni d’organiser une noce, ni de subvenir aux besoins d’une famille. La solidarité devient difficile : personne ne peut aider personne, car tout le monde a besoin d’aide… Les dettes internes aux familles, dont le remboursement ne faisait jamais défaut pour une question d’honneur, ne sont pas honorées et acroissent les tensions.
Les Palestiniens qui ont de la famille vivant en Israël en sont séparés de fait. Et de façon plus générale, les contacts avec la société israélienne, qui se faisaient essentiellement à travers les travailleurs, disparaissent.
Par ailleurs, la dépendance économique qui résulte de la situation ne fait que renforcer un sentiment d’impuissance et d’inutilité. Les souffrances psychologiques sont difficilement mesurables mais ont une forte influence sur les relations sociales et familiales.
Témoignage de Sana Ahmad Taumi, femme du village de Qufein :
« Nous avons changé de l’intérieur. Nous revenons en arrière, et nous commençons à nous sentir faibles. Nous avons toujours notre fierté, et il nous est difficile de demander de l’aide. Et personne ne peut aider personne, parce qu’ici, tout le monde a besoin d’aide. La communauté n’a rien pour aider ses membres les plus nécessiteux car nous sommes tous ses membres les plus nécessiteux. Moralement, on s’aide les uns les autres, mais pratiquement, non.
On a l’impression qu’il y a un mur même dans les rues. Les hommes ont changé leur manière de marcher dans les rues. Même des frères ont commencé à se comporter différemment les uns envers les autres. » [11]
*Depuis le début de l’Intifada, le coût de la vie a augmenté, alors que dans le même temps, les sources de revenus diminuaient. On voit donc une pauvreté se développer dans la Cisjordanie, et en particulier dans les riches régions agricoles du nord. Elle se manifeste sous différents aspects.
** l’accès aux soins médicaux
A Qalqilyia, le directeur de l’hôpital de l’UNRWA signale une augmentation des maladies liées à la pauvreté, telle une augmentation des cas d’anémie chez les enfants, et celle des maladies liées au stress (dépression, diabète, maladies cardiaques). Les femmes enceintes sont moins bien suivies, accouchent de plus en plus souvent à leur domicile, et le suivi médical post-natal diminue. [12]
** l’accès à l’éducation
Dans le nord, de petits villages se trouvent enclavés par le mur ou par les barrages sur les routes, et les enfants ne peuvent plus se rendre à l’école du plus gros village voisin. A Abu Dis, le mur coupe la route qui conduit à l’université de Jérusalem Al Quds.
La situation économique difficile empêche des familles de payer les frais liés à la scolarisation.
C’est une génération entière, et avec eux toute la Palestine, qui voit son avenir fortement compromis.
** l’accès à l’eau
Des puits et des citernes ont été détruits par la construction du mur, et l’interdiction d’en construire de nouveaux, en vigueur depuis 1967, n’a évidemment pas été levée pour autant. L’agriculture souffre directement de cette pénurie d’eau. Quant à la population, elle est de plus en plus souvent obligée d’acheter de l’eau. Cette charge supplémentaire alors que le revenu ne fait que baisser ne fait qu’accentuer la situation de pauvreté, d’autant que la rareté du produit en a fait flamber le prix : celui-ci a augmenté de 80% depuis le début de l’Intifada.
**l’accès aux services généraux
La distribution du courrier n’existe quasiment pas, la collecte des ordures est rendue plus difficile, le réseau électrique est parfois démoli. Des familles approvisionnées en électricité par Israël ont vu leur accès au service coupé, n’ayant pas pu payer les factures.
* Les conséquences de la construction du mur se font sentir d’une manière particulière auprès des femmes. Vu les risques et les difficultés de transport, les familles préféreront envoyer des hommes sur les routes, pour un travail ou accéder à un service. Ajoutons à cela que, lors des nombreux contrôles, elles subissent parfois le harcèlement sexuel des soldats israéliens. Les femmes restent donc de plus en plus souvent à leur domicile.