Sommaire :
1950 : Naissance des deux filières du mouvement national palestinien
Le Mouvement national palestinien, porte-parole des réfugiés
La stratégie de la lutte armée
Le projet de libération fondé sur la mémoire de la terre perdue
La formation de la seconde OLP
1950 : Naissance des deux filières du mouvement national palestinien
Le deuxième mouvement national palestinien est né
après les événements tragiques de 1948, par l’initiative
de ceux que j’appelle « une poignée d’activistes », ce qui
n’a rien de péjoratif du tout. Ceux-ci sont, pour l’essentiel, issus de la dispersion palestinienne de l’après-1948
(je dis dispersion et non pas diaspora parce que la question de savoir si en 1950, en 1955, en 1960, en 1970, en
1980, on a une diaspora ou simplement un exil, ou une
dispersion, est un débat majeur dans lequel j’ai une
position, en gros, qui consiste à dire que la diaspora
palestinienne commence ou commencera lorsqu’il y aura
un véritable État ou un véritable ancrage territorial quelque part...). Ils vont restructurer le monde palestinien (je dis le monde palestinien et non pas la société
palestinienne parce qu’il n’y a plus de société palestinienne, il y a des morceaux éclatés de sociétés palestiniennes. Il n’y a pas une société palestinienne unifiée
avec des structures qui fonctionnent comme telles, donc
on ne peut pas parler de société) autour d’un projet
commun qui est un projet de « libération », selon les
termes officiels de la future OLP. Ce mot de « libération »
est un mot clé sur lequel on va revenir à différents
moments. Cette poignée d’activistes constitue ce qu’on
pourrait appeler une nouvelle élite politique dans le
champ palestinien. « Nouvelle » parce qu’elle va chercher
à se démarquer (dans une certaine mesure seulement
parce qu’elle s’inscrira aussi dans sa filiation) de l’élite ou
des élites précédentes, celles du premier mouvement
national palestinien avant 1948. Celui-ci était organisé
dans ce qu’on appelait notamment le Haut Comité arabe,
dont le président a été le fameux Mufti Amin el Husseini.
Cette nouvelle élite entend donc se démarquer à différents niveaux de l’ancienne et se présenter comme une
élite « en rupture ». L’enjeu est clair, il s’agit de ne pas se
placer dans la filiation de la classe politique qui a perdu
la Palestine en 1948.
Dans ce monde palestinien éclaté et autour de ce pro-
jet national, ces activistes se regroupent autour de ce
que j’ai appelé deux filières majeures de socialisation et
d’organisation politique.
La filière Fatah est de très loin la plus importante en
termes quantitatifs et de par l’hégémonie politique
qu’elle n’a cessé depuis lors d’exercer sur le mouvement national palestinien. Elle s’est développée en plusieurs
étapes : Gaza, Le Caire, Koweït.
Gaza est d’abord un tout petit territoire occupé par
l’armée égyptienne depuis 1948 et qui va le rester jusqu’à 1967, date à laquelle l’occupation israélienne, si
j’ose dire, prendra le relais. C’est un petit territoire sur-
chargé de réfugiés, misérable, et dans lequel la force
politique dominante à l’époque, où les premiers
hommes du Fatah (qui n’est pas encore le Fatah) vont
s’éveiller à la conscience politique, est constituée par les
Frères Musulmans égyptiens. Ils ne sont pas la seule
force politique à Gaza, ils sont la plus prégnante notamment dans ces camps de réfugiés mais aussi dans les
élites urbaines. Ce qui est peut-être encore plus déterminant, c’est l’expérience de la lutte armée palestinienne
largement incluse dans l’armée égyptienne, en 1956 lors
de la campagne de Suez, à l’occasion de laquelle Israël
envahit et occupe la bande de Gaza. Contre cette occupation, l’armée égyptienne, mais en réalité des commandos palestiniens organisés, sous la tutelle de l’état-major
égyptien, vont lutter contre Israël. Autrement dit, à Gaza,
les futurs hommes du Fatah ont une première expérience concrète de la lutte armée, cela me paraît fondamental. Ils ont affronté directement l’ennemi sioniste, pour
employer la terminologie officielle, ce qui ne sera pas le
cas de l’autre filière, la filière nationaliste arabe. À Gaza,
on retrouve tous ceux qui vont être les futurs fondateurs
du Fath : outre Yasser Arafat, Khalil al-Wazir (futur Abou
Jilad), Salah Khalaf (futur Abu Iyad), mais aussi Kamal
Adwar ou Mohamed Yusuf al-Najjar.
Le Caire c’est le lieu où on peut tout simplement
poursuivre des études, ce sera le cas de Yasser Arafat et de beaucoup d’autres, mais c’est surtout un creuset
idéologique, le lieu d’un bouillonnement politique et
idéologique extraordinaire dans les années cinquante et
en particulier après l’arrivée au pouvoir de Nasser en 1952
(en réalité la personnalité de Nasser ne s’affirmera pas
avant 1955-56, y compris sur la scène politique égyptienne). Ce bouillonnement, qui réunit à la fois les Frères
Musulmans et des mouvements nationalistes arabes
types MNA, Baath, etc., va influencer ces hommes incontestablement. Au Caire, ils vont également avoir une
première pratique politique au sein de l’Union des étudiants palestiniens, qui a joué d’une certaine manière le
rôle de laboratoire de la pratique politique pour les
futurs fondateurs du Fatah.
Enfin, Koweït. C’est d’abord le lieu de travail où les
étudiants palestiniens se rendent après la fin de leurs
études car, à cause de la rente pétrolière, commencent
à se développer un certain nombre d’emplois bien
payés. Mais le Koweït va leur offrir, outre des ressources
matérielles, un espace de liberté parce que le Koweït
est loin des déchirements idéologiques de cette zone
égyptienne, palestinienne, syrienne. Ils vont y trouver
une liberté d’organisation qu’ils ne trouveront pas
ailleurs et ce n’est donc pas un hasard si c’est au Koweït
que se crée le Fatah.
Il faut savoir aussi que le Fatah n’est pas du tout le
seul mouvement qui se crée. Dans une perspective très
voisine, d’autres groupuscules se créent pour fusionner
plus tard dans le Fatah.
Ces hommes-là ont souvent été qualifiés de petite
bourgeoisie palestinienne professionnalisée. C’est une
manière d’essayer de leur mettre une étiquette sur le dos mais qui souligne qu’ils sont, en particulier au
Koweït ou dans les pays du Golfe, économiquement
intégrés et politiquement frustrés pourrait-on dire...
La deuxième filière, que je ne développerai pas, est
la filière que j’ai appelée nationaliste arabe. Elle a une
racine organisationnelle plus claire. Il y a un groupement
politique derrière, qui date des années cinquante, qui est
le MNA, Mouvement nationaliste arabe. C’est un mouvement qui, comme toutes les variantes du nationalisme
arabe, aspire à la fois à l’unité de la grande nation arabe
et à une forme d’organisation socialiste de la dite nation
arabe lorsque celle-ci se sera constituée. Il y a cela dit des
rivalités, des compétitions entre les nassériens, les gens
du MNA, les baathistes, en dépit d’un axe idéologique
commun. Le MNA est important car c’est l’origine de tous
les mouvements qui vont entrer dans la future OLP : le
Front populaire, le Front démocratique... C’est-à-dire des
mouvements qui, venus du nationalisme arabe, vont se
marxiser dans les années soixante en mêlant nationalistes
et marxistes et qui vont être l’aile radicale, pour aller très
vite, de l’OLP dans les années qui suivent.
Le Mouvement national palestinien, porte-parole des réfugiés
Cette élite parle au nom des réfugiés. C’est un point
essentiel. Ces hommes qui sont passés par le triangle
que j’ai évoqué, Gaza/Le Caire/Koweït, vont appeler à la
lutte armée à partir de Beyrouth, qui n’est pas un des
lieux où ils ont été socialisés ni où ils sont présents dans
les années cinquante. Mais au Liban il y a une population civile réfugiée dont une majorité se trouve installée dans
une douzaine de camps. C’est de Beyrouth en effet qu’est
lancé pour la première fois en 1961, dans un organe politique qui s’appelle Filastinuna, « Notre Palestine », un
appel, non pas encore à la lutte armée qui ne va commencer que quelques années plus tard, mais à prendre
en mains son destin en quelque sorte. Cet appel est
adressé aux réfugiés par les récents fondateurs du Fatah
qui sont encore des hommes peu connus et largement
clandestins. Ils en appellent aux « fils de la Nakba » pour
qu’ils se redressent et reprennent en main leur destin.
Le discours officiel du Fatah va capitaliser sur l’idée
largement fausse (mais peu importe, tous les slogans de
mobilisation sont faux) que les réfugiés sont « une nouvelle classe ». C’est une vision idéologique qui consiste
à essayer de montrer que, au fond, il n’y a plus d’ouvriers, de paysans, de classe moyenne, de bourgeoisie,
qu’il n’y a plus de groupes sociaux parce que l’exode
de 1948 a en quelque sorte laminé ces différences sociales
et qu’il y a un groupe nouveau, inédit, non partagé par
des clivages, des conflits de classe et qui s’appelle le
groupe des réfugiés. C’est évidemment faux mais il s’agit
de mobiliser sur la dépossession qui a été, à des degrés
divers, effectivement une expérience commune à tous
les groupes sociaux. Il est clair cependant qu’entre le
grand bourgeois de Jaffa ou de Haïfa qui est parti dès
décembre 1947 par exemple ou janvier 1948 et la masse
de la paysannerie qui va partir après le mois de mai 1948
en pleine guerre, chassée en général par des combats ou
par des politiques israéliennes d’expulsion ou par les
deux, il y a un monde de différence. Ce n’est pas la même
dépossession. La bourgeoisie palestinienne a pu transférer (tout cela demande à être nuancé) des capitaux mais aussi un capital de relations familiales dans les autres
villes du Proche-Orient, ce qui n’est pas forcément le cas
du paysan de Galilée. Donc l’exode n’aplanit pas toutes
les différences. Il y a d’ailleurs des exodes, et des mobilités divergentes après l’exode. Mais du point de vue
politique, en termes de mobilisation, l’idée est que « nous
sommes tous des réfugiés, nous avons tous subi le traumatisme de la
dépossession et de l’humiliation ». En réalité c’est une espèce
de classe nouvelle de dépossédés sur laquelle capitalisent ces mouvements pour assurer leur mobilisation.
Alors bien entendu, ces mouvements, au premier rang
desquels le Fatah, prétendent à une espèce de commencement absolu, comme si tout commençait dans
cette fin des années cinquante et surtout ce milieu des
années soixante avec le lancement de la lutte armée.
Elle va effectivement commencer en janvier 1965 d’après
l’historiographie officielle du Fatah qui rappelle que
c’est le 1er janvier 1965, dans la nuit du nouvel an, qu’un
premier objectif israélien est visé par la première opération de commando.
Donc dans cette idée de commencement absolu figure toujours l’idée de rupture avec le passé, de rejet des
élites qui ont perdu la Palestine et de volonté de laver
l’humiliation de la dépossession, c’est-à-dire de l’exode
et de la perte de la terre.
La stratégie de la lutte armée
La stratégie qui est mise en oeuvre est une stratégie
de lutte par les armes. « Lutte armée » est un terme délibérément vague. Quand on étudie les textes de
l’époque, on s’aperçoit qu’il y a tout un florilège d’autres terminologies qui sont tantôt guerre populaire, tantôt
guerre de partisans, tantôt guerre de commandos, tantôt
guérilla et qu’en général on passe allègrement, au moins
dans les cercles Fatah, de l’un à l’autre sans y mettre
grand chose de très précis ou de très différent. Ce n’est
pas le cas pour les mouvements marxistes ou nationalomarxistes que j’évoquais tout à l’heure qui, eux, reprennent, je dirais, une terminologie marxisante des années
tiers-mondistes, qui garde une certaine rigueur idéologique au moins dans le discours. Dans le Fatah, tout ceci
est à peu près la même chose et au fond l’important est
de prendre un fusil pour libérer la Palestine, quel que
soit le type de lutte qu’on met concrètement en oeuvre
sur le terrain.
Il est important de s’arrêter un moment sur la question fondamentale du choix de cette stratégie du Fatah.
Il y a évidemment beaucoup de raisons... J’en ai sélectionnées quelques-unes qui m’intéressent plus ou que
je considère, à tort ou à raison, comme déterminantes.
La première raison, il me semble, était de refaire
l’unité, pas d’une société toute entière, mais d’un champ
politique proprement palestinien c’est-à-dire d’un
champ politique « palestinien » et non « arabe ». Autrement dit la lutte armée est l’un des moyens pour désarabiser le combat contre Israël. Dés-arabiser (entendons-nous, pas totalement) mais pour enlever ou tenter
d’enlever ou commencer à enlever aux régimes politiques arabes la cause palestinienne.
Pour comprendre la suite, il est nécessaire de revenir
au mois de mai 1964. Quand je dis dés-arabiser la question de la Palestine et la cause palestinienne, c’est parce
que depuis 1948 et jusqu’au milieu des années soixante, il n’y a pas de véritable mouvement national palestinien.
Tout au plus, il y a ces petits groupes qui sont extrêmement peu nombreux quantitativement, qui sont extrêmement minoritaires et notamment avant la guerre de
juin 1967. C’est une poignée d’hommes, quelques centaines de militants. En 1967, après la défaite cinglante
des régimes arabes et l’ébranlement de l’idéologie
nationaliste arabe qui est consécutive à cette affaire, il
est clair que les effectifs vont brutalement augmenter,
passant d’une centaine à des milliers.
Donc entre 1948 et le milieu des années soixante, il
n’y a pas de mouvement national palestinien et la question de la Palestine est aux mains des régimes arabes, en
particulier de ces régimes qui se revendiquent aussi de
l’idéologie nationaliste arabe (Égypte de Nasser, la Syrie
baathiste, l’Irak du Baath, etc.). Donc mis à part la
Jordanie et les pays du Golfe, les élites en place dans les
autres pays se réclament du nationalisme arabe elles
aussi et vont en quelque sorte instrumentaliser le soutien, largement rhétorique, à la cause palestinienne
comme argument de légitimité interne dans leur propre
pays. Cet argument de légitimité interne va également
leur servir dans une espèce de combat pour la puissance régionale. Et c’est justement cela qui explique la naissance de l’OLP en 1964. En effet, plusieurs pays sont en
compétition pour savoir quelle va être la puissance
régionale autour de laquelle va se cristalliser l’unité de
la future grande nation arabe. Parmi les compétiteurs, il
y en a au moins deux extrêmement importants au début
des années soixante : l’Égypte de Nasser, bien entendu
leader du camp nationaliste arabe, mais aussi l’Irak postrévolution de 1958, qui a renversé la monarchie hachémite inféodée aux Britanniques et qui l’a remplacée par un régime militaire à la tête duquel se trouve d’abord le
colonel Qassem qui va faire une surenchère terrible au
soutien à la cause palestinienne à partir de 1959. Il faut
savoir que la première unité militaire palestinienne à
l’origine de l’ALP, Armée de libération de la Palestine, a
été créée à Bagdad par Qassem en 1959, avant même
qu’il y ait une OLP. Cette unité militaire n’a strictement
rien à voir avec les petits commandos type Fatah et les
autres groupes. Cela montre qu’il y a une surenchère
nationaliste arabe manipulée par les différents régimes
à des fins de légitimité interne et à des fins de domination régionale.
En 1959, l’Égypte réplique à ces surenchères irakiennes notamment, en poussant la Ligue des États
arabes à adopter le principe - c’est la première étape
de ce qui va devenir la création de l’OLP - d’une entité
palestinienne (kiyân). C’est le même mot qu’on emploie
dans le discours palestinien pour dire l’entité sioniste.
Mais « Kiyân » c’est tout sauf quelque chose de concret,
c’est justement pour ne pas dire un État. C’est une sorte
d’espace institutionnel à l’intérieur des relations interarabes si l’on veut. Il n’y a aucune autonomie palestinienne dans cette initiative.
L’occasion immédiate qui va faire passer du « Kiyân »
de 1959 à la création de la première OLP (celle de 1964)
se trouve dans toute une série de tentatives israéliennes
dont le « couronnement » est, en 1963, la tentative de
détourner, en partie au moins, les sources du Jourdain.
En 1963, le programme de détournement des sources du
Jourdain par Israël atteint le point de non retour qui
exige une réaction arabe. Elle va prendre la forme du
premier sommet arabe. C’est contre le projet de détournement des eaux du Jourdain que va naître une nouvelle forme d’institution qui est l’institution « Sommet arabe »,
sommet des chefs d’État arabes. Ce premier sommet des
chefs d’État arabes se réunit en Égypte sous la houlette
de Nasser, en janvier 1964. Il va évidemment prendre une
série de décisions liées à l’affaire du Jourdain et va créer
un commandement arabe unifié qui servira ultérieurement dans la guerre de 1967, mais aussi, pour ce qui nous
intéresse, va donc décider de la création de l’OLP. La première OLP, l’OLP pro-arabe si vous voulez, l’OLP des
notables disent certains, l’OLP dirigé par le trop fameux
Ahmad Choukeyri, un Palestinien c’est vrai, mais qui a eu
une carrière arabe, ce qui veut dire qu’il a été au service
de différents régimes arabes, par exemple représentant
de l’Arabie saoudite à l’ONU, et qui a eu des phrases malheureuses sur le renvoi des Juifs à la mer qui l’ont rendu
tristement célèbre, ou au contraire qui, aux yeux de certains, lui ont assuré une gloire immortelle.
Quoi qu’il en soit, ce qui m’intéresse au-delà de la personne de Choukeyri, c’est donc l’idée que ce n’est pas
une OLP palestinienne si vous voulez, c’est une OLP de
notables, soutenue par les régimes nationalistes arabes.
Le projet de sa création naît au sommet arabe de janvier,
mais elle va être créée dans une autre réunion, en mai
1964, à Jérusalem, la Jérusalem jordanienne de l’époque,
et sous la haute présidence du roi Hussein de Jordanie.
La création de l’OLP est aussi un défi à la Jordanie. C’est
un défi de Nasser à la Jordanie. Commence à se poser là
un problème qui ne trouvera sa résolution que dans le
sang dans les rues d’Amman en 1970 et dans les montagnes du Nord de la Jordanie en 1971 : c’est la question
cruciale de la représentation légitime des Palestiniens de
Cisjordanie. Est-ce l’OLP à l’époque où nous nous plaçons qui est quand même palestinienne, même si ce sont des Palestiniens sous tutelle arabe, ou est-ce le roi
Hussein de Jordanie puisqu’après tout la Cisjordanie à
l’époque fait partie intégrante du territoire jordanien
depuis 1950. Cette question ne cessera de se poser
comme on le verra par la suite.
Le choix de la lutte armée s’explique donc par deux
raisons :
– il s’agissait de restructurer un champ politique
palestinien dés-arabisé en quelque sorte, pour enlever
aux États arabes la question palestinienne qu’ils manipulent via l’OLP de 1964 (qui l’ont manipulée autrement
avant mais en dernier ressort par l’OLP de 1964), pour
rendre aux Palestiniens leur propre combat civique ;
– le choix de la lutte armée repose aussi sur ce que j’ai
envie d’appeler un culte de l’action pour elle-même. À
l’époque où je préparais ma thèse, j’ai fait un certain
nombre d’entretiens avec des leaders et des cadres
supérieurs et moyens, on va dire, des organisations
palestiniennes de l’époque. C’était un peu a posteriori,
au début des années soixante-dix, la lutte armée avait
cinq, six ans. Ce qui m’avait beaucoup frappée c’était le
culte de l’action pour elle-même. Le discours tournait
autour de : « Nous on agit, on ne parle pas. » Autrement
dit, c’était la réaction contre les rhétoriques arabes et on
retrouve le point précédent qui est lié à celui-ci, bien
entendu, de discours de libération qui en fait sont instrumentalisés et ne débouchent sur aucune action
concrète. Nous on n’a pas de grands discours et on pose
des faits concrets ; et de surcroît des faits concrets qui ne
sont pas simplement destinés à être le pendant d’une
rhétorique arabe vide et inefficace, mais qui sont aussi
des faits qui cherchent à montrer au monde que nous existons. C’est un discours permanent, c’est-à-dire poser
sur le plan régional et international l’existence du
peuple palestinien qui vous fait glisser, pour reprendre
la terminologie officielle, de « réfugiés » à « peuple », ce
qui n’est pas forcément la même chose.
Du coup s’est développée une véritable mystique de
la lutte armée, de la lutte armée pour elle-même, indépendamment de ses objectifs. Cela consiste à considérer
qu’on n’avait pas d’objectifs très clairs, sinon de prendre
les armes pour s’affirmer. C’était presque de l’ordre du :
« Je prends les armes donc j’existe. »
Pour susciter des questions sur des comparaisons
avec la question de la lutte armée aujourd’hui, on
constate qu’il y a beaucoup de différences et beaucoup
de points communs. Il y a peut-être aujourd’hui plus de
projets politiques qu’il n’y en avait à l’époque, mais il
reste qu’il y a une composante commune de la lutte
armée comme affirmation existentielle et dans certains
milieux aujourd’hui en Palestine, la lutte armée comme
affirmation à partir d’un désespoir et non pas comme
affirmation sacrificielle (les attentats suicide, les kamikazes, etc.). Le terreau, c’est un terreau de désespoir, à
tous égards, mais ça n’est pas forcément pour autant du
suicide, c’est de l’affirmation, c’est la seule affirmation
qui leur reste.
Je reviens aux années soixante pour dire qu’il y avait
cette très forte dimension de l’action pour elle-même,
l’affirmation existentielle qui était forcément de l’ordre
de la rédemption. J’emploie volontairement ce terme
qui n’est pas du tout une recherche de ma part mais qui
est presque la traduction littérale du mot « feddayin » :
c’est le rédempteur, celui qui se sacrifie pour sauver le monde, pour sauver la communauté. L’idée de rédemption n’est donc pas surajoutée par des interprétations
extérieures, elle est consubstantielle à la terminologie
et à l’esprit de l’ensemble de cette lutte armée. La lutte
armée est véritablement le moyen par excellence pour
inverser, je dirais, la figure négative du réfugié humilié,
blessé, dépossédé, qui n’est plus rien, en figure de
combattant, c’est-à-dire en une figure positive qui
prend les armes pour laver son humiliation et pour exister à nouveau.
La lutte armée palestinienne, qui est lancée dans les
années soixante, s’inscrit dans une filiation historique.
On n’est pas ici dans la rupture avec l’avant 1948, on est
dans une filiation historique palestinienne, celle des
mouvements de Qassam au milieu des années trente en
Palestine qui a été le premier mouvement, ou l’un des
premiers, qui ait lancé la première tentative de lutte
armée en 1934-35, à la veille de ce qui va devenir ce
qu’on appelle la grande révolte arabe de 1936 à 1939,
qui va se manifester par une espèce de guérilla rurale
qui va durer jusqu’à l’éclatement de la Deuxième Guerre
mondiale. Le Fatah a d’ailleurs failli s’appeler « brigade
Qassam », « mouvement Qassam ». C’est d’autant plus
extraordinaire qu’aujourd’hui les brigades Qassam sont
la branche armée du Hamas. Cela n’est pas extraordinaire du tout, la composante qu’on appelle aujourd’hui tous
islamo-nationaliste, ce qui est la meilleure définition
qu’on puisse trouver de ce que représente le mouvement Hamas aujourd’hui n’est pas du tout loin de l’esprit
du fondateur du Fatah dans les années soixante. Et le
fait qu’une fraction significative d’entre eux vienne des
Frères Musulmans boucle d’ailleurs la boucle.
Qassam est revendiqué à la fois par les mouvements
islamistes et par le mouvement Fatah et il se place dans
cette généalogie de lutte armée proprement palestinienne qui est le mouvement des années trente.
Le projet de libération fondé sur la mémoire de la terre perdue
C’est donc une nouvelle élite politique qui parle au
nom des réfugiés, qui choisit une stratégie de lutte
armée au nom d’un projet de libération fondé sur la
mémoire de la terre perdue. Ça a l’air d’être une évidence, une banalité, c’est plus intéressant que cela. Il faudrait pouvoir vous expliquer quels sont les contenus de
cette mémoire de la terre et c’est plus compliqué qu’il y
paraît. En deux mots simplement. La mémoire de la terre
perdue est quelque chose qui apparaît de manière très
directe dans le discours des réfugiés dans les années
cinquante et encore aujourd’hui avec beaucoup de différences selon que l’on a à faire à des enquêtés de la première génération (ceux qui ont vécu l’exode), de la
deuxième, voire de la troisième génération. Il existe une
énorme littérature sur l’histoire orale palestinienne qui
s’est accumulée depuis trente ou quarante ans et qui fait
apparaître dans le discours des réfugiés cette omniprésence écrasante de la mémoire de la terre perdue. Si on
regarde d’un peu plus près comment se dit cette mémoire de la terre perdue, on est frappé, par exemple, par le
fait que ce n’est pas tant, comme on pourrait le penser,
une terre mère, une terre nourricière, autrement dit la
terre des paysans, la terre qui donne des fruits, la fécondité, mais beaucoup plus la terre comme support des groupes humains, la terre des ancêtres, la terre de la
généalogie, la terre des hommes qui s’y sont succédés à
travers les générations. C’est la terre de la communauté
villageoise comme interaction entre des hommes qui,
outre les solidarités de parenté qui sont premières, ont
des solidarités aussi de voisinage à l’intérieur du village.
Ceci est fondamental puisque les camps palestiniens se
sont tous organisés - toutes les études le montrent -
selon les lignes de solidarité de la parenté d’abord, du
village d’origine ensuite, qui ont fait comme des espèces
d’îlots juxtaposés dans les camps. Derrière le mot terre,
c’est moins le sol comme simple support que des
hommes sur ce sol et des hommes qui, par des générations successives qui remontent à un temps immémorial,
se sont succédés et qui sont liés par des liens à la fois de
parenté et de voisinage. Bien-entendu, cela demanderait à être développé davantage.
Dans le discours des réfugiés, on trouve une autre
dimension de la terre : la terre comme paradis perdu,
comme âge d’or du passé avec une espèce de pastoralisme bucolique. On retrouve ici l’abondance des fruits
de la terre, des sources, de la beauté du village, etc.,
avec un certain nombre de thèmes qui sont devenus des
lieux communs, des stéréotypes dont on ne sait pas très
bien en fait d’où ils viennent parce qu’ils reviennent de
manière extrêmement répétitive avec une même forme
sur le plan lexical et narratif.
Le paradis perdu, l’âge d’or, situe alors beaucoup plus
la terre dans le temps. C’est autant, sinon plus, un temps
passé qu’un espace perdu. C’est la nostalgie d’un moment,
d’une époque, d’une manière justement immémoriale de
vivre et d’entrer en relations les uns avec les autres.
Mais cette mémoire, comme toutes les mémoires, n’est
pas qu’une mémoire spontanée. On y trouve, en effet, les
mêmes thématiques, jusqu’aux stéréotypes. C’est une
mémoire qui est largement une mémoire reconstruite.
C’est une mémoire collective, ce qui ne veut pas dire qu’il
n’y a pas des variantes individuelles, qu’il n’y a pas des
formes d’individualité de mémoire qui ont fécondé la
mémoire collective. Mais comment distinguer l’un de
l’autre, comment se fait cette articulation entre l’individuel et le collectif dans le domaine de la mémoire ?
Cette mémoire est aussi passée par le filtre et la
médiation du discours du mouvement national. Quelle
est donc la part de « spontanéité » de cette mémoire et
quelle est la part qui est reconstruite autour d’un certain
nombre de thématiques de mobilisation qui ont été
celles du mouvement national dans les années soixante ?
Par exemple, l’idée que les Palestiniens, les réfugiés de
Palestine, s’identifient à la figure du paysan de Palestine :
omniprésence des thèmes liés à la ruralité (ça va de l’olivier, des collines de Cisjordanie et jusqu’aux robes brodées des femmes, à toute une forme de chansons, de littérature orale) thématique également présente durant la
première Intifada avec la valorisation du patriarcalisme,
de la culture villageoise à un moment où, en Cisjordanie,
il y a longtemps qu’il n’y a plus de villages et très peu de
villageois qui ne vivent que de la terre. Même en 1948, il
n’y avait pas que des paysans, mais une foule d’employés, de classes moyennes, de petits artisans, etc.
Cela signifie qu’on est dans une sorte de réduction idéologique de la réalité. Le mouvement national choisit
comme signe de ralliement le keffieh, c’est-à-dire la coiffure du paysan. Le mouvement national des années
soixante n’invente pas le keffieh du paysan comme emblème national du combat, il le reprend aux révoltés
de la révolte de 1936. Mais ce qui est très intéressant,
c’est que les révoltés de 1936, et surtout des années qui
suivent, ne l’utilisent pas seulement comme on réutilise
un emblème paysan, mais comme emblème d’une paysannerie militante, c’est-à-dire comme l’emblème de la
jacquerie. En 1939, par exemple, ils investissent Jaffa et
ils obligent les notables de la ville (ceux qui ne sont pas
partis chassés par la peur) à ôter le fez, le tarbouche, et
à le remplacer par le keffieh. Autrement dit, le keffieh a
une connotation de lutte sociale extrêmement forte en
1938-39. Quand l’OLP reprend à son compte cet emblème, il en fait l’emblème d’une espèce de paysan désincarné socialement - et non plus un acteur d’une lutte
sociale - qui est devenu la métaphore du peuple palestinien tout entier. Il y a donc une reconstruction de la
mémoire autour de l’archétype du paysan, par exemple,
qui est largement une reconstruction due au mouvement
national, qui est vidé du contenu social et qui est sûrement très réducteur par rapport à la richesse des
mémoires palestiniennes des réfugiés.
La formation de la seconde OLP
Assez vite, les groupes armés Fatah, Front populaire,
Front démocratique et autres vont investir l’OLP de 1964
de l’intérieur. À partir de 1968-69, entre les deux Conseils
nationaux palestiniens de 1968 et 1969, apparaît la
deuxième OLP, avec à sa tête, à partir de février 1969,
Yasser Arafat comme secrétaire général. C’est un investissement de la structure institutionnelle OLP première
version, une subversion intérieure par les hommes des commandos. L’OLP de 1964 avait une peur panique
d’être débordée par ses propres activistes et, d’une certaine manière, ces nouveaux activistes, eux, avaient intérêt à intégrer une structure déjà existante qui était une
espèce de parapluie fédérateur pour l’ensemble des
groupes. Cette intégration des commandos, qui prennent en charge l’OLP de l’intérieur, est importante car en
même temps elle parle de mettre en place dorénavant
un groupement national qui est donc fédéré sous un
parapluie unique, mais l’OLP est aussi une coalition de
groupes qui vont tout au long de leur histoire essayer de
trouver un équilibre fondé sur des rapports de force avec
toutefois une hégémonie Fatah sur les autres groupes
qui va être en permanence dénoncée par les autres,
avec toute une série de luttes internes de courants mais
qui n’ont jamais débouché, avant les années 1980, sur
des liquidations physiques, à la différence du FLN algérien par exemple. L’OLP est un mouvement plein de rivalités entre groupes qui n’ont jamais réussi à unifier leurs
forces armées, ce qui veut dire que l’initiative de lancer
une action de commando est soit Fatah, soit FP, soit FD,
et non OLP. Alors d’un côté on va garder les brigades de
l’Armée de libération de la Palestine dépendant de
l’OLP et de l’autre côté on a une série de groupes dépendant chacun d’un état-major distinct, fédérés dans une
OLP qui a par ailleurs une vie institutionnelle réelle mais
qui est divisée de l’intérieur et toujours dans l’équilibre
ou le déséquilibre, dans le rapport de forces interne
mais sans violences physiques.
Le projet de libération qui est mis en oeuvre et qu’on
peut suivre à travers les textes (cf. charte de l’OLP de
1964, charte remaniée de 1968, programme dit « programme en sept points » de 1969 du Fatah qui va devenir à partir de 1969 d’ailleurs le nouveau programme OLP
connu sous le nom de Programme de l’État démocratique) n’est pas un véritable projet de reconquête territoriale. Il s’agit bien de libérer la terre de Palestine du
Jourdain jusqu’à la mer - d’une certaine manière toute
la Palestine de 1948 - mais l’objectif principal de la
mobilisation par la lutte armée n’est pas véritablement
un projet territorialisé. Il s’agit d’un projet de libération,
c’est-à-dire un projet de retour au statu quo ante, autrement dit d’élimination du sionisme pour revenir à une
Palestine d’avant. Alors d’avant quoi ? Peut-être pas seulement d’avant 1948 immédiatement. La charte de 1968
parle de « avant l’invasion sioniste ». Mais quand commence l’invasion sioniste ? En 1948, en 1917 (déclaration
Balfour) ou alors avec la première alya en 1880-82 ? Donc
ce projet de libération, c’est un projet de retour au statu
quo ante d’une certaine manière et c’est l’absence de pro-
jet politique clair sur la lutte pour un État par exemple
sur un territoire donné. Les mots autodétermination,
souveraineté, ne figurent pas dans la charte de 1964, ils
figurent de manière allusive et sans précision de la nature de l’État qu’on veut construire dans la charte de 1968
et ne figurent pas du tout dans le projet de 1969.
Le programme de 1969 me paraît pourtant être une
étape fondamentale, ce programme dit d’État démocratique (le mot est très mauvais parce que, je viens de le
dire, on ne fait pas de projet d’État). Derrière le mot État,
ce n’est pas le mot dawla qui figure mais le mot mugtama’
(société), ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Mais
c’est pourtant un tournant vers quelque chose qui va
être infléchi petit à petit dans les années qui vont venir
vers un projet d’État territorialisé en Palestine.
Ce projet est important parce qu’il fait, pour la première fois dans l’histoire du mouvement national palestinien post-1948, une différence nette entre Juifs et sionistes en disant : « Nous ne combattons pas les Juifs
comme communauté ethnique et religieuse, nous combattons le sionisme. » Ceci pose un autre problème,
celui de « dé-sioniser » les Juifs d’Israël..., débat central
dont je ne parlerai pas faute de temps.
Le deuxième volet important de ce projet est la
manière de poser une société cette fois non pas du
passé (retour au statu quo ante) mais de l’avenir en disant
« nous voulons bâtir une société, (pas un État) où musulmans, chrétiens et juifs (en utilisant des définitions
confessionnelles ou communautaires) vivraient ensemble, etc. ». C’est cela qu’on appelle à tort le projet d’État
démocratique. C’était la volonté de créer à terme (au
terme du projet de libération) une société (non un État)
multiconfessionnelle plutôt que binationale.
Là-dessus, un autre mouvement palestinien, le Front
démocratique de libération de la Palestine, a produit un
autre projet qui affine le précédent, qui se veut non pas
un projet multiconfessionnel mais binational, mais qui
en fait ne réfléchit pas beaucoup à la binationalité parce
qu’il la pose dans une espèce d’horizon très utopique là
aussi qui est celui de la grande nation arabe socialiste
qui naîtra un jour et dans lequel au fond les dénominations nationales n’auront plus de sens à terme.
Donc on est dans les deux cas, à des niveaux tout à
fait différents, dans une espèce d’utopie qui ne précise
pas un projet extrêmement précis, ni pour le Fatah, ni
pour le Front démocratique.
Mais pour que ce projet devienne un véritable programme politique, un programme de reconquête d’un
territoire, il faut faire la différence fondamentale entre
deux mots : terre et territoire. Jusqu’à maintenant on n’a
parlé que de la terre, maintenant on est en train de parler de territoire. Le projet de libération d’avant 1969 est
typiquement un projet de libération de la terre ; il s’agit
de la nostalgie de la terre, d’une terre vécue, ancestrale,
etc., avec laquelle on a un lien immémorial. Mais quand
on parle de territoire, on va l’employer comme fondement d’une communauté politique qui, de fait, prendra
normalement la forme d’un État. C’est donc graduellement après 1969 qu’on va passer de projet de libération
de la terre à un projet de construction d’un État.
Mais comment voulez-vous aspirer à un territoire si
vous en êtes radicalement et physiquement exclu ?
Comment voulez-vous vous réapproprier un territoire
lorsque vous en êtes exclu ? La grande faiblesse historique objective c’est que voilà un mouvement national
qui s’est construit en dehors de son territoire. Voilà sa
grande faiblesse ; elle est congénitale, elle est dramatique. Il dépend des régimes arabes pour le territoire,
pour une partie de son financement, pour un soutien
éventuellement diplomatique et politique, il est dans la
dépendance totale des États arabes. Vous n’imaginez pas
qu’on aurait pu construire une telle institutionnalisation
de l’OLP dans les années soixante-dix à Beyrouth, une
sorte d’État dans l’État, un embryon d’État sur le territoire libanais, une enclave quasiment extra-territoriale, mais
avec effectivement de véritables départements quasi
ministériels, une bureaucratie si l’on veut, une administration, sans l’argent du pétrole, donc l’argent arabe.
Donc faiblesse congénitale d’un mouvement qui ne
contrôle pas son territoire, qui est dépendant des res-
sources territoriales, financières, diplomatiques des
États de la région et qui pose des programmes utopiques de reconquête d’une Palestine sur laquelle on
n’est pas et sur une fraction de laquelle il y a quelqu’un
d’autre : le roi Hussein de Jordanie. Il y a quand même
une chose qui est très frappante, l’OLP dirigée par Yasser
Arafat après 1969 ne pose pas de revendications explicites sur la Cisjordanie avant les premières années de la
décennie soixante-dix (entre 1971 et 1973). La raison fondamentale est que cela aurait signifié entrer en conflit
immédiat avec la Jordanie. Le conflit de 1970-1971 justement entre l’OLP et la Jordanie est un double conflit :
c’est un conflit de souveraineté (l’État dans l’État là aussi
comme au Liban plus tard) mais surtout un conflit autour
de la représentation légitime des Palestiniens de
Cisjordanie entre Yasser Arafat ou le roi Hussein ? C’est
ce débat-là qui se tranche dans le sang dans les rues
d’Amman en septembre 1970.
Alors comment passe-t-on du programme de 1969 au
programme suivant qui est le grand tournant stratégique
de 1974. Le Conseil national palestinien va se doter d’un
projet d’installation d’une « autorité nationale combattante » (c’est la traduction la plus littérale qui soit) sur
toute partie ou fraction du territoire libérée. C’est un tournant stratégique parce que cela veut dire (sans le dire
clairement car la base des militants ne l’accepteraient
pas, même dans le Fatah, et a fortiori dans les organisations plus radicales comme le FPLP et les autres) qu’on
ne se pose plus comme objectif de libérer toute la
Palestine, celle de 1948, mais seulement les territoires occupés depuis 1967. On ne dit pas État mais « Autorité
nationale » (aujourd’hui encore on dit Autorité nationale,
on emploie exactement les mêmes terminologies) et surtout « combattante » qui veut dire qu’on ne s’en tiendra
pas là. S’il y a une première autorité installée en
Cisjordanie, ça n’est pas parce qu’on a renoncé à la
Palestine de 1948 mais parce qu’on va faire de la
Cisjordanie palestinienne un point d’appui pour continuer le combat pour libérer le reste du territoire. Mais
entre 1974, date d’adoption par l’instance dirigeante de
l’OLP de ce programme, et 1977, on va passer plus ou
moins subrepticement à l’acceptation, cette fois, de la
création (comme projet toujours) d’un État. Cette fois on
est passé d’« Autorité nationale combattante » à « État ».
On ne dit pas encore clairement sur la Cisjordanie et
Gaza ou sur les territoires occupés, on dit toujours sur
une fraction de territoires occupés, mais il est clair pour
tout le monde à ce moment-là que l’on parle bien des
territoires occupés en 1967 et de ceux là seulement, et de
fait très souvent on ne dit plus quel sera le deuxième
temps, c’est-à-dire la libération du reste de la Palestine.
On reste dans une espèce de silence implicite.
Mais il ne faut pas croire à une histoire linéaire : 1963,
1964, 1969, 1974, parce que chaque évolution et chacun
de ces tournants stratégiques provoquent une fracture
dans l’OLP. En 1974, les mouvements de l’aile dite radicale refusent le programme et quittent un certain
nombre de structures de l’OLP et forment ce qu’on
appelle un « front du refus » qui refuse cette évolution.
Alors en deux mots, pourquoi ce tournant stratégique
de 1974, qui va se payer du prix d’une première fracture
interne à l’OLP (il y en aura beaucoup d’autres par la suite) ? Et bien parce que nous sommes aux lendemains
de la guerre d’octobre 1973 qui était une semi-victoire
arabe, et égyptienne notamment. La guerre avait été
voulue par l’Égypte pour sortir l’Égypte du conflit israéloarabe. La chronologie est claire : guerre de 1973, désengagement israélo-égyptien dans le Sinaï en 1974-75,
voyage de Sadate à Jérusalem en 1977, accords de Camp
David en 1978, paix israélo-égyptienne en 1979.
La guerre de 1973 est déclenchée par l’Égypte pour
en finir avec le conflit israélo-arabe, en disant que les
Égyptiens se sont assez fait tuer pour la Palestine d’une
certaine manière et que l’Égypte a besoin de ses res-
sources pour se développer. C’est fondamental parce
qu’il ne pourra plus jamais y avoir de guerre conventionnelle israélo-arabe depuis que l’Égypte s’est retirée. La
Syrie est bien trop pragmatique et prudente pour avoir
jamais tenté une nouvelle guerre contre Israël directement depuis. Donc le retrait de l’Égypte est fondamental et, d’une manière générale, le chantage qui est fait à
l’OLP après 1973 est évident et va conduire au tournant
de 1974. Il s’agit en gros de monnayer l’intégration de
l’OLP comme acteur normalisé en quelque sorte dans le
concert inter-arabe et dans le concert international (1974
coïncide avec le fameux discours de Yasser Arafat à
l’ONU avec d’une part le pistolet à la ceinture et d’autre
part le rameau d’olivier). 1974 est en effet le début de la
normalisation de l’OLP, à la fois régionale et internationale, mais le prix à payer en est le réalisme, le pragmatisme politique, le tournant stratégique de 1974, l’acceptation de centrer le projet sur la construction cette fois
territorialisée d’un futur État dans les limites d’une
Palestine occupée en 1967.
Je voudrais signaler aussi, sans le développer, que
parmi les pressions qui se sont exercées, il ne faudrait
pas négliger les pressions palestiniennes venues de l’intérieur, de la Cisjordanie en particulier et notamment
d’un organe qui s’appelait le Front national palestinien,
FNP, qui était fait de toute une série de personnalités,
certaines membres de groupes de l’OLP, venues de l’intérieur des territoires, qui étaient très influencées par le
Parti communiste palestinien de l’époque et qui sont des
hommes qui ont pressé l’OLP de changer de stratégie et
d’entrer dans un processus politique et diplomatique. Ils
ont donc pressé l’OLP d’infléchir son programme.
Donc il y a pression internationale, pression arabe et
pression venue de l’intérieur des territoires pour cette
évolution vers un certain pragmatisme.
Au début des années 1980, la stratégie de lutte armée
va tout simplement être totalement obsolète d’une certaine manière parce qu’impossible pratiquement à
mettre en oeuvre du fait évidemment d’un autre grand
moment qui est 1982, l’invasion israélienne du Liban sui-
vie par l’expulsion, au terme de ce terrible siège de
Beyrouth à l’été 1982 par l’armée israélienne, de l’étatmajor palestinien de Beyrouth. C’est la dispersion aux
quatre coins du monde arabe (Algérie, Yémen, Tunisie).
Plus aucune lutte à travers les frontières n’est possible
puisqu’on est à des centaines ou à des milliers de kilomètres des frontières israéliennes tout simplement.
C’est donc un facteur fondamental qui fait que l’abandon
de la lutte armée est consacré de fait par cet exil loin des
frontières qui va évidemment être sanctionné par de
nouvelles fractures à l’intérieur de l’OLP : éclatement du
Fatah en 1983 sur le sol du Liban pour ceux qui y sont restés, éclatement de l’OLP avec la naissance de deux
groupes qui vont s’appeler successivement Alliance
nationale (cliente de Damas) et Alliance démocratique
(l’ancienne mouvance radicale de l’OLP) qui vont fusionner en 1985 dans un Front de salut national palestinien
hostile à la direction centrale, hostile aux concessions,
hostile à ce qui, pour eux, est une capitulation. Au cours
des années 1980, la ligne de fracture continue donc en
permanence au sein de l’OLP. Les années 1980, c’est
l’éclatement interne, c’est la traversée du désert qu’on
oublie souvent.
Qu’est-ce qui va sauver l’OLP et qui va permettre de
se recentrer effectivement, et pas seulement symboliquement, sur une territorialité palestinienne ? C’est évidemment l’Intifada, c’est-à-dire quelque chose qui part
de l’intérieur et non pas de l’extérieur ( ça ne veut pas
dire qui est hors OLP). L’Intifada est lancée en décembre
1987 par des gens du Front démocratique de libération
de la Palestine, secondairement des gens du Fatah, mais
de l’intérieur. Ils n’ont pas pris leurs mots d’ordre à Tunis
dans un tout premier temps. C’est une initiative interne
qui va prendre une extension importante qui va passer
par une mobilisation civile de masse de la population
palestinienne, par toute une série d’expériences innovantes de lutte pacifique (non armée) avec une dégradation finale, au début des années 1990, vers des formes
de groupes armés qui vont se substituer à la mobilisation civile. L’Intifada a un projet politique clair : fin de
l’occupation du territoire par les Israéliens et autodétermination nationale.
Mais « l’intérieur » continue d’avoir besoin de « l’extérieur » car déclencher le mouvement, c’est une chose, en assurer la survie, c’en est déjà une autre. De plus,
seule l’OLP pouvait lui donner une répercussion internationale avec ses structures externes et aussi un projet
crédible de construction de l’État.
Au dix-neuvième Conseil national palestinien, réuni à
Alger en novembre 1988, va être prise une décision historique, fondamentale : la reconnaissance implicite,
semi-implicite, semi-explicite, d’Israël par l’OLP qui va
être explicitée un mois et demi plus tard à Genève
devant l’Assemblée générale des Nations unies et qui va
être assortie bien sûr d’une déclaration symbolique d’indépendance de l’État de Palestine. Tous ces événements-là répondent à quelque chose d’extrêmement
précis : fondamentalement ils sont la traduction politique de l’Intifada incontestablement, mais concrètement la cause immédiate est l’annonce, dans le discours
du roi Hussein du 30 juillet 1988, de la rupture des liens
administratifs et juridiques entre la Transjordanie et la
Cisjordanie. Et à partir de ce moment là il y a un énorme
danger, c’est le vide politique en Cisjordanie. La
Jordanie est ainsi toujours à l’initiative en 1974 et 1988.
Le mouvement national palestinien n’a cessé d’être
un mouvement réactif, qui réagit contre, qui se position-
ne par rapport à des initiatives qui viennent d’ailleurs,
qu’elles soient israéliennes, mais aussi arabes, égyptiennes, jordaniennes, syriennes...
Documents
Charte nationale palestinienne de 1964
Charte nationale palestinienne de 1968
Déclaration du Comité central du Fath (1er janvier 1969)
Programme politique adopté par le douzième Conseil national palestinien (9 juin 1974)
Déclaration d’indépendance de l’État de Palestine (15 novembre 1988)