Le Hamas est une organisation complexe, faite de tendances et de courants contradictoires. Et si le caractère terroriste et les crimes de guerre, lors des événements du 7 octobre ne font aucun doute, ils doivent être replacés dans un contexte historique chargé, faute de quoi – n’en déplaise aux censeurs qui nient ce contexte avec violence et acharnement – on est incapable de comprendre ce qui se joue à Gaza et ce qui est susceptible de se jouer demain.
Deux auteurs, parmi d’autres , peuvent nous aider à nourrir la connaissance de ce mouvement et à changer les représentations. Il s’agit, d’une part de Leïla Seurat, chercheuse au CAREP , qui écrit dans Le Monde diplomatique de janvier 2024 « Le Hamas revendique désormais le leadership du mouvement palestinien » et d’autre part d’Alain Gresh, journaliste, qui a publié en mai 2024 Palestine, un peuple qui ne veut pas mourir .
Dans la continuité de sa thèse de doctorat sur les grandes étapes de la politique étrangère du mouvement islamiste de 2006 à 2015 , Leïla Seurat observe les évolutions stratégiques récentes du Hamas. Elle rappelle utilement que cette organisation politique et militaire est composée de quatre centres de pouvoir dispersés : à Gaza, en Cisjordanie, dans les prisons israéliennes et enfin la direction extérieure, laquelle contrôle le bureau politique.
Reprenant succinctement les différentes étapes de la gouvernance du mouvement depuis 2006 qu’elle avait étudiées dans sa thèse, Leila Seurat observe la place progressivement gagnée, jusqu’au déclenchement de l’opération Déluge al-Aqsa, par le centre de décision gazaoui au détriment des dirigeants installés à l’étranger. La montée en puissance des dirigeants du Hamas restés dans la bande de Gaza au sein du mouvement est avérée avec l’arrivée de Yaha Sinwar au bureau politique. Ce dernier développe « une conception pro active de la lutte armée palestinienne » : la conviction que seul le langage de la force peut convaincre Israël d’engager des négociations. La branche militaire est considérablement renforcée et impose un changement de cap radical. Depuis Gaza, le Hamas s’érige en défenseur du peuple palestinien. En 2017 il récupère politiquement les marches du retour (mouvement initialement populaire et spontané) et met en action sa branche armée, les Brigades al-Aqsa, pour protéger la ville sainte, envoyant des roquettes sur Tel Aviv et Jérusalem en solidarité avec le mouvement palestinien (2021).
L’auteure souligne combien cette montée en puissance est le fruit de l’inflexibilité de la politique israélienne : « le blocus draconien confère à Gaza la valeur d’un espace symbolique de résistance et de sacrifices, ce dont les dirigeants islamistes ne manqueront pas de tirer profit […] En poussant Israël à se lancer dans une invasion dévastatrice, cette attaque a remis Gaza sous les projecteurs et rappelé à la communauté internationale les réalités de l’occupation ». Commentant les derniers développements de la répression en Cisjordanie, elle avance : « l’armée israélienne va sans doute aider le Hamas à réaliser son plan : la jonction de Gaza avec la lutte globale de libération de la Palestine ». L’engagement de plusieurs États arabes dans un processus de normalisation avec Israël étant perçu par les Palestiniens comme une trahison, par contraste, le Hamas ressort valorisé comme seul défenseur des victimes de l’occupation. Les évolutions de la gouvernance du mouvement impactent les relations du Hamas avec ses partenaires syriens et iraniens, houleuses mais pragmatiques. L’auteure démontre la capacité du Hamas gazaoui à gagner son autonomie de décision vis-à-vis de l’Iran et de ses alliés arabes, tout en maintenant des relations qui permettent d’assurer la logistique militaire.
Les travaux de recherche de Leila Seurat, fondés sur de nombreux éléments factuels, amènent le lecteur à établir un constat réaliste : le Hamas est un acteur politique avec lequel il faudra, qu’on le veuille ou non, compter lors des négociations qui devront s’ouvrir pour dessiner les contours du « jour d’après » à Gaza et en Palestine occupée.
Le livre d’Alain Gresh, publié fin avril, a été écrit à chaud, « Avec un sentiment d’urgence » déclare-t-il. « Rarement un conflit aura été accompagné de tant de mensonges » généreusement relayés par les politiques et les médias occidentaux mobilisés aux côtés d’Israël pour colporter une vision manichéenne de l’histoire, réduite à un affrontement entre la barbarie et la civilisation. Le droit international n’étant plus qu’un faux-semblant.
Alain Gresh se fixe pour objectif de replacer les événements dans leur contexte. Il commence par souligner des événements à peine évoqués par la presse : à Jérusalem et en Cisjordanie, entre le 7 octobre et le 20 mars, il y a eu plus de 420 morts selon les Nations unies, des centaines de maisons détruites et des communautés entières éradiquées par plus de 600 raids de colons et de l’armée en parfaite coordination. Il consacre ensuite plusieurs chapitres au Hamas : « Qui peut penser que l’avenir des Palestiniens puisse se décider sans une force qui pesait plus de 44 % des suffrages aux dernières élections de 2006 en Palestine, tenues en présence de nombreux observateurs européens ? ». Il cite le journaliste israélien Gideon Levy qui écrivait le 7 octobre dans Haaretz : « L’arrogance israélienne est à l’origine de tout cela. Nous pensions que nous pouvions faire n’importe quoi sans jamais être pénalisés… Nous arrêtons, nous tuons […] nous protégeons les colons progromistes […] Ces images devraient déchirer le voile de notre arrogance ». Gideon Levy écrivait déjà en 2006 à l’occasion de la première guerre de Gaza : « La veille encore, tout était “tranquille”, c’est-à-dire que seuls des Palestiniens étaient tués. Puis, sans que l’on sache vraiment pourquoi, sans doute parce que la “nature” des barbares est perverse, les méchants Palestiniens brisent la « trêve ».
Gresh s’insurge contre l’inanité des comparaisons avec Daech ou Al-Qaïda « le Hamas ne vise ni l’instauration d’un califat islamiste (…) ni des objectifs militaires ou civil en Occident ; il a même condamné les attentats contre Charlie Hebdo et ceux du 13 novembre 2015 […] Il a validé le document dit “des prisonniers” de juin 2006 qui reconnaissait de fait les frontières de 1967 ». Ce sont les refus permanents des Israéliens, comme des États-Unis, de toute négociation depuis 2006 , associés à l’indifférence des pays occidentaux, qui ont contraint le Hamas à attaquer, entraînant les enchaînements monstrueux qui ont suivi. À l’origine du 7 octobre, écrit Alain Gresh, il y a « la politique israélienne qui a fermé toute porte vers la paix, tout en jouant dangereusement avec le Hamas ». Étant entendu, rappelle-t-il, citant le document d’orientation du Hamas de 2017, que « Le Hamas ne lutte pas contre les juifs parce qu’ils sont juifs, il mène la lutte contre les sionistes qui occupent la Palestine […] En réalité se sont les sionistes qui assimilent le judaïsme et les juifs à leur projet colonial ».
Gresh dénonce le modèle dominant en Europe qui réduit le Hamas à une « organisation terroriste » : ce n’est pas seulement une falsification de l’histoire, c’est une faute politique qui compromet délibérément la construction d’une solution de paix. À l’appui, il cite le pasteur de l’église de Bethléem, Munther Isaac qui déclarait dans son homélie de Noël 2023 : « l’hypocrisie et le racisme du monde occidental sont transparents et épouvantables. Ils envisagent toujours le mot “Palestiniens” avec suspicion et réserve […] vous avez transformé le colonisateur en victime et le colonisé en agresseur […] je ne veux plus jamais vous entendre nous donner des leçons sur les droits humains ».
Et Gresh conclut : « Gaza a exposé le double visage de l’occident, une face pour la paix, les droits humains, l’universalisme, une autre pour les massacres, le génocide et le racisme. […] c’est une certaine idée de l’Europe qui agonise. […] Deux chemins se dessinent. Celui d’une guerre perpétuelle régie par la loi de la jungle […] Ou celui d’une refondation de l’ordre international ».
Odile Kadoura, Bernard Devin