« N’y vas pas ! » Mazen Saqoura sentait venir le pire. Quand sa fille de 11 ans l’a appelé pour lui demander l’autorisation d’aller à la manif, ce père inquiet a mis son veto. Les trois universités voisines, Al-Azhar, Al-Aqsa, et l’islamique, qui avaient fermé leurs portes à midi, pensaient aussi que le grand rassemblement à Gaza pour le troisième anniversaire de la mort de Yasser Arafat ne serait pas pacifique. La fusillade a commencé sous les murs d’Al-Azhar, la plus proche du grand terrain vague d’Al-Katiba, où des milliers de manifestants commençaient déjà à affluer lundi en début de matinée. L’hôpital Shifa annonce sept morts au moins, des dizaines de blessés. Un officier de la Force exécutive du Hamas a été amené avec une balle dans la tête : il y avait donc des armes des deux côtés.
Au prix du sang, le Fatah a réussi son premier grand défi au mouvement islamique qui contrôle le territoire depuis son coup de force de juin dernier. Les rumeurs de pourparlers entre les deux organisations rivales, qui contrôlent chacune un morceau de la Palestine en lambeaux, sont du coup évacuées. En tout cas jusqu’à la conférence d’Annapolis, qui doit s’ouvrir le 26 novembre dans le Maryland américain, où se rendra le président Mahmoud Abbas, et que le Hamas dénonce comme une duperie à l’échec programmé.
Depuis qu’il contrôle Gaza, le mouvement islamique a cherché à asseoir son pouvoir en occultant l’action du Fatah, par des arrestations, des confiscations d’armes, l’interdiction de toute manifestation. Mais il ne pouvait pas empêcher un rassemblement à la mémoire de Yasser Arafat, dont il célèbre lui-même désormais la figure, après l’avoir combattu.
Le Fatah a tout fait pour utiliser au maximum cette lucarne. Sur la côte montant de Rafah et de Khan Younis, un flot continu de taxis, de camions et de quelques bus roulaient vers le nord, drapeaux jaunes (la couleur du parti) au vent. Le Hamas a cherché à entraver l’utilisation des bus, avec un succès relatif.
La veille déjà, des fourgonnettes munies de haut-parleurs sillonnaient les rues de la ville pour appeler les Gaziotes à se rendre à Al-Kitab. Des petites échauffourées avaient eu lieu dimanche sur l’avenue devant les universités, dans les cités et dans les camps du sud.
Les moyens engagés par le Fatah étaient visibles sur la place. Des drapeaux, des casquettes quadrillées comme le keffieh, des T-shirts tout neufs. Deux immenses portraits d’Arafat avaient été accrochés aux immeubles du côté de la mer, comme la sonorisation. Ahmed Helles, l’un des chefs du parti à Gaza, a célébré devant plusieurs centaines de milliers de personnes cette réplique à « ceux qui disaient que le Fatah était mort ».
C’est vers la fin de la manifestation que les tirs ont commencé plus au nord. Le Fatah affirme que des hommes masqués de la Force exécutive du Hamas ont ouvert le feu sur la foule, sans qu’il n’y ait eu de provocation. Le Hamas dit qu’il a répliqué à des jets de pierre et à des tirs. Des témoins remarquaient aussi que les militants du parti d’Arafat lançaient cette insulte aux hommes en noir : « Shia », autrement dit chiites - ce qu’ils ne sont pas ; manière de dire : serviteur d’une puissance étrangère, l’Iran. La fusillade a eu pour effet de vider très vite l’immense terrain qui jouxte Rimal - ce qu’on peut appeler les beaux quartiers de Gaza en friche. [1]
A Ramallah, en Cisjordanie, Mahmoud Abbas a dénoncé « les crimes haineux » commis par le mouvement islamiste dans le territoire du sud. Mohammed Dahlan, l’ancien responsable de la sécurité à Gaza pour le Fatah, a appelé les militants à continuer leur action pour obtenir « la chute du mouvement fasciste ».
Les Gaziotes, qui souffrent sous le blocus, sont sans doute moins nombreux à soutenir le Hamas que lors des élections de janvier 2006, mais ils ne tiennent Dahlan ni comme leur guide, ni comme leur protecteur : cet homme à poigne est pour eux le symbole même de la corruption qui a miné le Fatah. En juin, les villas qu’il s’était fait construire ont été littéralement dépecées.
Mahmoud Abbas avait présidé la veille (le 11, vraie date de la mort d’Arafat), une autre manifestation à Ramallah en souvenir du raïs. Il avait célébré la future conférence d’Annapolis comme une occasion historique de relancer - encore une fois - le processus de paix au Proche-Orient. Depuis quelques jours, Ehoud Olmert tient aussi des propos un peu optimistes.
Lundi, il a annoncé la libération de quatre cents nouveaux prisonniers palestiniens, sur les 9000 détenus par Israël. Loin des 2000 dont on parlait il y a quelques jours. Le premier ministre israélien doit tenir compte dans son camp d’un assez large scepticisme, qu’exprime par exemple son ministre de la défense et rival, Ehoud Barak.