Photo : Faiq Al-Mabhouh, directeur des opérations de la police de Gaza © Eye On Palestine
Au cours des deux derniers jours, un certain nombre de choses se sont produites qui n’avaient apparemment rien à voir les unes avec les autres. Lundi, à 2 heures du matin, l’armée israélienne a pris d’assaut l’hôpital al-Shifa, y pénétrant avec des chars et des tirs nourris, tuant et blessant des dizaines de personnes. Il s’agissait de la quatrième invasion d’al-Shifa depuis octobre, qui s’est soldée par l’arrestation de plus de 80 personnes.
La veille, 13 camions d’aide sont arrivés dans le nord de Gaza pour la première fois en quatre mois, sans être refoulés par l’armée israélienne ni donner lieu à un massacre des demandeurs d’aide palestiniens affamés. Les personnes se rendant en masse à l’entrepôt de l’UNRWA dans le camp de réfugiés de Jabalia pour recevoir l’aide ont formé des files d’attente inhabituellement ordonnées et ont patiemment attendu les distributions de farine, de riz et d’autres denrées alimentaires. Nombreux sont ceux qui se sont réjouis de l’arrivée de l’aide, une scène immortalisée par Al Jazeera.
Mais ce que peu de gens savent, c’est que c’est cette livraison réussie d’une aide alimentaire dont le nord de Gaza avait cruellement besoin est ce qui a conduit l’armée israélienne à lancer son raid meurtrier sur l’hôpital al-Shifa le lendemain.
Le lien entre ces deux événements ne peut s’expliquer que si l’on comprend qui était visé par Israël lors du raid : Faiq Mabhouh, aujourd’hui martyrisé.
Mabhouh était le directeur des opérations de la police de Gaza, qui fait partie de l’administration civile du gouvernement de Gaza. Contrairement à l’aile militaire du Hamas, les Brigades Qassam, Mabhouh n’a pas opéré clandestinement au début de la guerre, parce qu’il n’avait pas à le faire - il était chargé de l’application de la loi civile. Le Hamas a publié une déclaration après sa mort confirmant qu’il "s’était engagé dans une activité purement civile et humanitaire".
Pourtant, à entendre les porte-parole militaires et les médias israéliens, Israël avait lancé une "opération précise" sur al-Shifa pour cibler un "haut responsable du Hamas" ou un "commandant en chef du Hamas" qui, selon l’armée, préparait des attaques contre Israël.
La conduite de l’armée israélienne tout au long de son assaut génocidaire s’est caractérisée par des affirmations aussi effrontées et dépourvues de preuves pour justifier l’attaque d’hôpitaux et d’abris. Mais la véritable importance de l’attaque ne réside pas dans son désir de vider le plus grand refuge civil du nord de Gaza, qui abrite 30 000 personnes, mais dans le fait qu’elle a empêché Faiq Mabhouh de jouer un rôle essentiel dans la coordination de l’acheminement de l’aide humanitaire aux civils affamés de Gaza, tout en rétablissant un semblant d’ordre social dans le nord du pays.
En d’autres termes, l’attaque contre al-Shifa était une opération d’assassinat visant à briser l’ordre civil dans le nord de Gaza. Elle visait à faciliter le projet génocidaire d’Israël et à ouvrir la voie à un contrôle total de la région sans résistance.
Les événements de ces derniers jours révèlent les intentions d’Israël de provoquer la famine et de contribuer à l’effondrement de la société. Ils nous rappellent qu’il ne s’agit pas seulement d’une guerre contre la résistance de Gaza, mais aussi contre son peuple.
Acheminer l’aide tout en évitant un nouveau "massacre de la farine"
Le 17 mars, des images de brochures portant la signature des "Forces de sécurité palestiniennes" et adressées à tous les civils du nord de la bande de Gaza ont circulé sur les réseaux sociaux. Afin de "garantir l’arrivée sécurisée de l’aide" dans le nord, l’avis interdisait à toute personne de se rassembler au rond-point du Koweït et à la rue Salah al-Din, les principaux points d’entrée par lesquels l’aide humanitaire atteint le nord de la bande de Gaza. Lors de la plupart des tentatives précédentes, des foules de personnes affamées s’étaient rassemblées à ces endroits et s’étaient ruées sur les camions d’aide à leur arrivée.
Les forces israéliennes ont tiré sur les foules à de nombreuses reprises, tuant des centaines de personnes, notamment lors du "massacre de la farine" le 3 mars. Lorsqu’Israël n’a pas fauché les foules désespérées, il a arrêté les camions d’aide et en a refoulé la plupart, en invoquant de fallacieuses allégations de "double usage".
Pourtant, ce qui est le plus remarquable dans la diffusion de cet avis, c’est que la population affamée du nord de la bande de Gaza a obtempéré. Le convoi d’aide est arrivé dans le camp de réfugiés de Jabalia, dans une installation de l’UNRWA, peu après minuit le 17 mars, sans être inquiété et sous les vivats de la population.
Le convoi était accompagné d’une escorte d’hommes armés masqués dont l’identité est inconnue. Le correspondant d’Al Jazeera, Ismail al-Ghoul, a déclaré que le convoi d’aide était coordonné par les clans de Gaza. Plus tard, le même jour, alors que l’aide était distribuée, le journaliste d’Al Jazeera Anas al-Sharif a déclaré que le convoi avait été organisé par "des comités locaux et des comités de surveillance composés de clans, de notables et d’anciens, qui ont supervisé l’arrivée de l’aide".
Pourtant, la même émission a montré des images des personnes chargées de distribuer l’aide, qui utilisaient des ordinateurs portables pour enregistrer les bénéficiaires de l’aide avec leur carte d’identité et les inscrire dans un registre. Ce sont là les signes révélateurs de la bureaucratie du gouvernement civil de Gaza.
Les images d’Al Jazeera montrent également de longues files ordonnées de personnes recevant de l’aide, ce qui contraste fortement avec les scènes chaotiques et sanglantes qui avaient prédominé lors des incidents précédents au rond-point du Koweït et dans la rue Salah al-Din. La scène était claire dans son implication : des tentatives étaient faites pour rétablir l’ordre civil dans le nord de Gaza et pour améliorer le sort de la population souffrante.
Moins de 24 heures plus tard, à l’aube du 18 mars, Israël a envahi al-Shifa. La nouvelle est apparue que l’armée avait assassiné Faiq Mabhouh et qu’un soldat israélien avait été tué après que Mabhouh eut refusé de se rendre. Soudain, toutes les sources d’information disaient la même chose : Mabhouh était à l’origine des efforts déployés pour coordonner l’arrivée de l’aide.
Le rôle de Mabhouh
Les informations disponibles sur les fonctions de Mabhouh restent rares, mêlant souvent faits et spéculations sur ses activités et la raison de son assassinat. La plupart des sources médiatiques s’accordent à dire que Mabhouh a organisé la livraison du convoi d’aide, ce qu’il a fait en coordination avec les clans de Gaza, l’UNRWA et les organisations internationales.
Cette coordination impliquait notamment des réunions avec des représentants de ces groupes. L’une des hypothèses les plus répandues est que c’est lors de ces réunions que la localisation de Mabhouh a été révélée et qu’elle aurait été communiquée aux services de renseignement israéliens, probablement par l’intermédiaire de l’une de ces organisations internationales. Haaretz estime que cette fuite "pourrait expliquer l’urgence pour Israël de lancer une opération immédiate à l’hôpital".
En tant que chef d’une force de police civile, Mabhouh a opéré publiquement au début de la guerre, mais au fur et à mesure qu’Israël continuait à cibler les membres de la police locale, la nécessité du secret est devenue plus évidente. Selon Axios, l’administration Biden a demandé à Israël en février de "cesser de cibler les membres de la police civile du Hamas qui escortent les camions d’aide à Gaza, avertissant qu’un "effondrement total de la loi et de l’ordre" exacerbait considérablement la crise humanitaire".
Israël n’a jamais cessé de les prendre pour cible et s’est même surpassé en massacrant des centaines de civils à la recherche de nourriture. Ce contexte explique pourquoi les forces de police ont apparemment commencé à opérer clandestinement et pourquoi les hommes armés qui accompagnaient le convoi étaient masqués. Il explique également pourquoi le récit public autour de la distribution de l’aide était qu’elle était organisée par les clans.
Mais la mention des clans n’est pas accessoire. L’un des aspects les plus importants du scénario supposé du "jour d’après" d’Israël pour Gaza est que les activités quotidiennes seraient gérées par les familles et les tribus locales. Les clans traditionnels de Gaza exerçaient une plus grande influence dans l’enclave côtière avant l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2007, certains d’entre eux agissant comme des gangs sans foi ni loi qui se livraient à des activités criminelles. Le Hamas a considérablement réduit leur rôle pendant sa période de domination de la bande de Gaza, mais au cours de la dernière guerre génocidaire, nombre de ces familles ont profité du chaos pour réquisitionner des convois d’aide et stocker l’aide alimentaire ou la vendre sur le marché noir.
Israël ne s’est pas contenté de saluer cette évolution, il a activement encouragé l’état de non-droit. Le fait qu’il ait continué à prendre pour cible les escortes de police de Gaza n’a fait que renforcer le phénomène. À peu près au même moment, les responsables israéliens ont commencé à lancer l’idée d’un régime tribal d’après-guerre à Gaza.
Cela concerne la deuxième partie des spéculations entourant l’assassinat de Mabhouh, à savoir qu’il était impliqué dans la répression des clans qui s’emparaient de l’aide alimentaire, probablement les mêmes clans qui seraient en lice dans la vision israélienne de l’autorité d’après-guerre dans la bande de Gaza.
Une rumeur non fondée a largement circulé sur les réseaux sociaux en arabe et a été reprise par les médias israéliens : le Hamas aurait exécuté le chef anonyme de l’influent clan Doghmosh à Gaza pour avoir prétendument volé de l’aide humanitaire et avoir été soupçonné de collaborer avec Israël. Le clan Doghmosh a publié un communiqué démentant fermement cette affirmation, déclarant que le chef du clan était tombé en martyr lors d’une frappe aérienne israélienne le 16 novembre 2023. Une enquête menée par Al Jazeera a révélé que le nom du chef de famille (le mukhtar) figurait sur la liste des morts de cette frappe aérienne.
Quelle que soit la véracité de ces spéculations, il est clair que la guerre génocidaire d’Israël a pris une nouvelle dimension : elle encourage l’effondrement de la société à Gaza. En provoquant la famine et en favorisant l’anarchie, il ne fait que poursuivre sa campagne militaire par d’autres moyens. Et lorsque des membres du gouvernement civil tentent d’améliorer la situation de famine ou de rétablir l’ordre social, Israël lance également une guerre contre eux.
Nous remercions Jehad Abusalim d’avoir apporté une contribution essentielle à ce rapport.
Traduction : AFPS