L’incarcération est un outil de contrôle et d’humiliation des Palestinien·nes. C’est selon vous une « toile carcérale » ?
S. L. A. : Les arrestations et les incarcérations ont installé ce que j’appelle une toile carcérale : c’est-à-dire des arrestations massives mais aussi une virtualité, une possibilité d’arrêter et d’incarcérer plus large encore, en raison de dispositions juridiques spécifiques, ce que je qualifie de « détention suspendue » qui peut indifféremment toucher n’importe qui, n’importe quand, et envahi l’espace et les esprits. C’est un mode de gestion d’une occupation coloniale, et de contrôle des Territoires palestiniens qui participe de la gestion des mobilités dans un contexte d’absence de frontières-lignes entre Israël et la Cisjordanie. Les répercussions de la politique pénale israélienne sont profondes et multiples. Les arrestations de masse, le passage par la prison de 40 % des hommes depuis 1967 a profondément marqué l’histoire collective mais aussi la société, et les vécus personnels.
Ce qui caractérise ce système, c’est que beaucoup de personnes sont condamné·es à plusieurs reprises dans leur vie. Par ailleurs, les peines sont souvent de très longue durée : en 2020, parmi les condamnés, 40 % servaient une peine de plus de 20 ans.
Enfin 99 % des cas qui passent devant les cours militaires finissent par un accord de plaider coupable – qui permet de négocier une peine plus courte. Ce qui participe d’une extension de cette toile carcérale : en traitant plus rapidement les cas, cela permet de faire comparaître plus de monde à un moindre coût pour la justice militaire. « Plaider coupable » implique de reconnaître sa culpabilité, et les autorités israéliennes justifient alors leur politique d’incarcération massive aux yeux de la communauté internationale ou de leur opinion publique en affichant 99 % de « coupables ».
Un ensemble de pratiques ont permis d’éviter une mort politique mais aussi une mort sociale : les citoyennetés carcérales et l’organisation politique entre « Dedans » et « Dehors » et la participation depuis la prison aux élections. Dehors ; les parloirs via les émissions de radios ; les échanges via les téléphones portables ; les conceptions d’enfants par passages clandestins de sperme par-delà les murs des prisons, etc., mais le coût affectif, moral et financier reste très lourd pour les familles et la société. Ces pratiques ont largement été remises en cause par la répression qui a cours en prison.
Aujourd’hui le système s’emballe ?
S. L. A. : La situation dans les prisons s’est nettement aggravée ces deux dernières années. Tout d’abord, avec l’arrivée d’Itamar Ben Gvir au gouvernement en décembre 2022 au ministère de la Sécurité nationale, qui a nommé un de ses proches comme commissaire des prisons et a voulu « révolutionner » les conditions de détention des prisonniers politiques palestiniens qu’il trouvait trop douces.
Ce qui a empiré après le 7 octobre. Les visites des familles ont été complètement suspendues, celles des avocats et du Comité international de la Croix-Rouge sont quasiment inexistantes ; les leaders ont tous été placés à l’isolement ; les prisonniers sont fréquemment transférés afin de casser toute organisation collective ; des opérations punitives sans motif précis sont régulièrement conduites dans les cellules (coups, etc.) ; l’accès à la cantine est suspendu.
Parallèlement le nombre de prisonniers a doublé (autour de 10 200 début décembre 2024), et, parmi eux, 34 % sont placés en détention administrative, signe de l’arbitraire des emprisonnements. Plus de la moitié de ces détenus ne seront pas jugés puisque 1 772 sont considérés comme des « combattants ennemis illégaux ». Une catégorie créée en 2002, et très employée depuis octobre 2023 pour les Gazaouis, Gaza étant considéré depuis 2005 comme un « territoire hostile ». Les détenus administratifs comme les combattants ennemis illégaux sont détenus en vertu de dossiers gérés par les services de renseignement sans passer par des jugements. De plus, ce chiffre de 10 200 ne tient pas compte de nombre d’autres prisonniers Gazaouis qui sont estimés à environ 5 000. D’autres encore, ont disparu.
Des dispositions ont étendu la durée des interrogatoires sans contact avec un avocat, ou avec le CICR, et sans passer devant un juge qui qualifie le type de détention, alors que la pratique de la torture s’est par ailleurs largement généralisée. La torture a eu cours depuis l’occupation de 1967, en 1987 le rapport administratif « Landau » l’avait institutionnalisée, jusqu’à ce que la Cour suprême la condamne en 1999. Cette décision avait réduit ces pratiques, sans pour autant les arrêter complètement, et avait laissé le plus souvent la place à des formes de tortures psychologiques. Depuis le 7 octobre, on est revenu à des pratiques de torture pendant les interrogatoires et de répression en cellules particulièrement violentes et alarmantes. Dans les camps militaires, où sont passés la plupart des Gazaouis, les mauvais traitements rappellent les pratiques de centres comme Guantánamo ou Abu Ghraib. On décompte aujourd’hui, après 14 mois de guerre, a minima quarante-quatre décès de prisonniers à la suite de tortures et de mauvais traitements dans les prisons. Certaines sources évoquent même plus de 70 décès.
Jusqu’en octobre 2023, les Gazaouis étaient relativement préservés des emprisonnements. Qu’en est-il maintenant ?
S. L. A. : En effet, les Gazaouis ont été relativement préservés des arrestations depuis 2005, et le retrait israélien de l’intérieur de la bande de Gaza. Les arrestations ont alors été principalement limitées aux guerres avec invasions militaires, ce qui n’a pas été le cas de toutes les guerres ; mais aussi aux arrestations aux frontières terrestres ou maritimes : cela pouvait concerner les pêcheurs lorsqu’ils dépassaient la zone maritime délimitée par l’occupant, des Gazaouis tentant de sortir clandestinement de Gaza, ou d’autres munis d’un permis mais arrêtés à des fins de renseignement, ou pour d’autres motifs. Ainsi en novembre 2023, on dénombrait seulement 4 % de Gazaouis parmi les prisonniers (environ 300). Aujourd’hui, même si on ne dispose pas de données précises, ils sont a minima 30 %.
Et la situation des enfants ?
S. L. A. : La détention des mineurs, marque une évolution sensiblement positive à la suite des pressions de diverses ONG palestiniennes et israéliennes pour enrayer les pratiques qui considéraient que dès douze ans les enfants pouvaient être enfermés et dès seize ans qu’iels pouvaient être traité.es comme les adultes. Depuis 2011 une cour pour les mineurs séparée de celle des adultes est créée. La limite de durée des procès est fixée à six mois pour les moins de seize ans et à huit mois pour les seize à dix-huit ans, alors qu’elle peut aller jusqu’à deux ans pour les adultes. Toutefois, l’âge retenu, n’est pas celui de l’arrestation, mais celui du jugement, ce qui limite cette avancée. Par ailleurs, les mineurs et les jeunes sont toujours massivement arrêtés et condamnés, notamment pour jets de pierre, ou pour des actes peu graves, dans des conditions traumatisantes, souvent en pleine nuit.
Qu’en est-il de la rétention des corps palestiniens par Israël ?
S. L. A. : C’est un sujet complexe et très douloureux pour les familles dont le deuil est suspendu, rendu impossible, sans corps auquel prodiguer les soins funéraires. Cette politique de détention des morts, existe depuis l’occupation de 1967, elle a été réaffirmée en 2014-1015 et s’est encore accrue depuis le 7 octobre.
Entretien recueilli et mis en forme par Mireille Sève