Photo : Rencontre de femmes lors d’activité au centre
Créé en 2021, l’Observatoire de Jénine s’inscrit dans le programme international « Pour des territoires protecteurs des femmes victimes de violences », impulsé par l’Observatoire des violences envers les femmes de la Seine-Saint-Denis et le département qui accompagnent la municipalité de Jénine dans la mise en place d’une politique publique de lutte contre les violences envers les femmes.
Comment est née la volonté de créer cet Observatoire ?
Maysoun Dawoud : l’observatoire est le résultat d’une étude de diagnostics qui a permis d’évaluer les besoins des femmes. L’observatoire décline plusieurs champs d’activité : conseils juridiques gratuits avec des avocats qui instruisent les plaintes ; formation pour la défense des droits des femmes ; activités économiques pour renforcer leur autonomie. Notre objectif de départ était d’ouvrir un centre pour héberger les femmes victimes de violences conjugales. Si elles souhaitaient quitter le foyer, ou qu’elles étaient mises à la porte par leur mari, elles se retrouvaient à la rue, sans protection. La seule solution était de les conduire à Naplouse, à deux heures de route…
L’observatoire est à l’origine de l’ouverture du centre d’accueil qui relève du ministère des Affaires sociales et que les femmes ont réhabilité grâce à la coopération de diverses associations et organismes locaux. Ce centre a vocation de permettre aux femmes de retrouver leur autonomie en les hébergeant de manière temporaire. Il répond aussi à leurs besoins économiques en leur permettant de dégager un revenu. Les femmes se sont organisées en coopératives pour produire des objets artisanaux et la municipalité a offert un lieu gratuit pour la vente de leurs produits.
Une autre tâche prioritaire était de former les professionnels pour les préparer aux différentes phases du cycle des violences afin d’être capables d’accompagner les femmes victimes, y compris quand celles-ci retournent avec leur conjoint. Nous travaillons prioritairement à sensibiliser les femmes, mais aussi les jeunes filles avant le mariage.
Nous avons également pu ouvrir un cabinet de consultations juridiques après avoir formé 15 femmes, diplômées de droit sur les violences et la protection des femmes, et nous avons recours à des avocats qui accompagnent les victimes dans leurs démarches. Car beaucoup d’entre elles ne portent pas plainte faute d’argent. L’assistance juridique que nous offrons est gratuite. Nous avons besoin de former d’autres spécialistes afin de répondre aux urgences dans le domaine de la protection sociale et des médias.
Quelles sont les conséquences de la guerre coloniale sur la vie des femmes ?
M. D : la ville de Jénine est la cible d’attaques incessantes de la part de l’armée israélienne. Comme celle du 21 mai 2024, quand les soldats israéliens sont entrés dans la ville en civil et ont commencé à tirer sur les gens dans les rues. Quelques minutes plus tard, il y avait des militaires partout, avec des jeeps, des drones et des bulldozers. Il y avait même des snipers sur les toits. Il était 8 heures du matin, les jeunes étaient sur le chemin de l’école. L’armée est restée trois jours. Sous prétexte qu’ils cherchaient une personne, ils en ont tué sept dont un médecin et un professeur. Il y a eu au moins trente blessés. Une femme de 50 ans a été amputée des deux jambes. Le maire de Jénine a pris beaucoup de risques pour assurer la sécurité des habitants. Il a essayé de parlementer avec les autorités israéliennes pour que l’armée quitte la ville. Les dégâts sont énormes, certaines structures ayant été complètement détruites. Les eaux usées sont mélangées à l’eau potable depuis que les canalisations ont été délibérément détruites par les énormes bulldozers de l’armée israélienne.
Les femmes sont doublement victimes de la guerre : elles subissent la violence de l’occupation et celle de la famille. Le taux de chômage est très élevé. Beaucoup d’institutions dans la ville ont fermé. Les femmes qui étaient employées en Israël avec un permis de travail se retrouvent sans emploi. Celles qui travaillent, reçoivent des salaires insuffisants pour assumer les besoins quotidiens… Elles touchent 20 shekels par jour quand il en faudrait 30 au minimum… Il est difficile de trouver de quoi se nourrir ; par exemple beaucoup n’ont pas mangé de fruits depuis un an ; trop rares et trop chers ! Et on connaît les conséquences d’une mauvaise alimentation sur la santé, particulièrement pour les enfants.
Dans la situation de violence actuelle, avec la multiplication des checks points, les femmes ne peuvent se risquer à quitter la ville. La guerre renforce l’enfermement des femmes. Nous devons parfois aller chez elles, tellement elles craignent de sortir… Le harcèlement continuel des soldats, les incursions, les couvre-feux ont un impact sur leur moral. Traumatisées, elles souffrent souvent d’un état dépressif ou de stress.
Comment cela se répercute-t-il sur le travail de l’Observatoire ?
M. D : Nous ressentons toutes une peur profonde, mais il est essentiel que nous poursuivions notre travail avec détermination. Tout cela impacte directement les actions de l’Observatoire et la vie des femmes. Nous nous sentons perpétuellement menacées. Tout le monde vit heure par heure, même pas au jour le jour. Les attaques affectent notre projet, car les femmes viennent nous voir pour des besoins basiques et pas forcément pour les violences.
Mais à l’Observatoire, nous continuons à nous déplacer, à rencontrer les partenaires, la police… Nous avons mis en place, grâce à un programme de formation, des séances d’aide psychologique pour que les femmes puissent mettre des mots sur leurs angoisses et ainsi évacuer le stress. Parler allège la souffrance sociale. Le fait qu’il existe un lieu d’échange permet aux femmes de sortir de la maison et de leur isolement, d’échanger avec d’autres. Car leur état dépressif vient pour une grande part du fait qu’elles ne peuvent pas sortir. Si la guerre a un impact réel, nous avons constaté que ce qui avait été précédemment réalisé a permis de conforter les femmes dans leur organisation et soutenir leur moral.
Quelles perspectives voyez-vous ?
M. D : La guerre est horrible et détruit les perspectives de développement durable tels que définis par l’ONU dans son objectif prioritaire d’éliminer la pauvreté. Aucun de ces objectifs n’est respecté aujourd’hui en Palestine. L’occupation a des conséquences tragiques sur la santé, l’accès à l’eau potable, à l’éducation, au travail. Elle fait reculer les perspectives d’égalité femmes-hommes car celles-ci ont de moins en moins d’autonomie. Notamment les jeunes filles mineures exposées aux mariages précoces pour soi-disant les protéger mais surtout pour soulager économiquement les familles qui se débarrassent ainsi d’une bouche à nourrir. Nous devons absolument renforcer notre mission de responsabiliser la société en matière de protection des femmes contre les violences. Heureusement, nous travaillons en synergie avec les autres associations notamment dans le domaine culturel. Récemment, nous avons monté, avec les femmes, une pièce de théâtre sur les mariages précoces. Et nous travaillons avec Tamer, une association d’aide à la personne.
En mars dernier nous avions une formation au centre avec une quarantaine d’enfants quand il y a eu une attaque de l’armée et l’instauration du couvre-feu. Nous sommes restées avec les enfants dans des conditions extrêmement précaires. Nous avons compris qu’il fallait former les femmes aux soins d’urgence en cas d’attaque. On coopère pour ce programme avec le Secours médical palestinien et le Secours populaire français pour permettre le don de « colis de la dignité » aux femmes chassées de chez elles afin de pourvoir aux besoins de base en matière d’alimentation et d’hygiène.
Il faut arrêter cette guerre. Nous avons besoin de la solidarité pour permettre aux femmes d’atteindre ces objectifs par des mesures concrètes… Notre espoir c’est la résilience des femmes. Toutes, nous disons la même chose : « nous nous accrocherons à notre terre ! Peu importe ce qui se passera, on restera… »
Propos recueillis par Monique Etienne