Elle travaille dans un nid de guêpes. Depuis deux mois, l’Italienne Francesca Albanese a un des mandats les plus compliqués des Nations unies : celui de rapporteuse spéciale pour la situation des droits humains dans les Territoires palestiniens occupés. Elle est en somme la voix de l’ONU pour tout ce qui touche les Palestiniens. Les épaules solides, elle a accordé un entretien au Soir lors de son passage à Bruxelles. Cette juriste énergique raconte les difficultés de son poste, mais aussi les espoirs qu’elle garde malgré tout pour une paix au Proche-Orient.
Début de semaine, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, était en Israël. Elle a insisté sur le nécessaire partenariat entre l’Union européenne et Israël pour obtenir du gaz. Est-il possible de séparer les intérêts économiques et stratégiques des discussions sur les droits humains et la justice ?
J’ai été découragée par ce que j’ai lu. Je n’ai pas suivi l’intégralité de la visite mais le langage utilisé m’a étonnée : très encourageant et accueillant pour une coopération renforcée avec Israël. Or, la société civile et les experts indépendants de l’ONU parlent des violations commises par l’Etat d’Israël à l’encontre du peuple palestinien. Elles ont atteint un niveau qui ne peut être défini autrement que comme de l’apartheid. Cela a des conséquences. Je ne vois pas pourquoi, au lieu d’encourager Israël à respecter le droit international, il y a cette approche jubilatoire. Je ne pense pas qu’il soit possible de séparer la dimension politique et économique. Tout est entremêlé. Si l’on ne respecte pas les droits fondamentaux d’un groupe en réprimant ses droits sous diverses formes, par la privation économique ou la violation pure et simple des droits politiques, on crée un environnement coercitif : il faut de la violence pour priver les gens de leurs propres droits. Mais cela déclenche aussi la violence en retour. Ce qui se passe ne laisse aucun espace aux Palestiniens et aux Israéliens qui soutiennent les Palestiniens dans leur quête de justice. Il n’y a aucun horizon, cela m’inquiète vraiment.
Après six mois de blocage politique, les fonds européens à l’Autorité palestinienne ont été libérés cette semaine. Pensez-vous que cet argent peut amener de l’apaisement ?
Certaines personnes pensent sincère ment que c’est une solution. Mais c’est faux. Enfin… Cela dépend de ce que l’on entend par solution. C’est très pratique de maintenir le statu quo. L’Union européenne et d’autres donateurs payent une facture qui est de la responsabilité d’Israël, le droit humanitaire l’y oblige. Israël n’a donc aucune incitation à changer le statu quo. Et puis, l’aide humanitaire ne peut être une solution à un problème politique. La question de la Pales tine est un problème politique, c’est le moins qu’on puisse dire, qui nécessite une solution politique conforme au droit international.
Mais l’Union européenne ne pousse pas vraiment vers une solution politique. Cela témoigne d’une myopie politique de l’Europe.
En tant qu’Européenne, c’est très lourd à gérer pour moi. J’aime rais voir l’UE adopter une position morale et juridique. Mais elle va dans la direction opposée. Et en faisant cela, elle permet l’occupation, l’impunité. Cette absence de responsabilisation perpétue ce conflit – un terme qui est trop vague et confus pour définir la situation en Palestine.
Vous êtes depuis deux mois la nouvelle rapporteuse spéciale de l’ONU. Qu’aimeriez-vous faire pendant votre mandat ?
Soyons idéaliste : je voudrais être la dernière à occuper ce poste. Je voudrais que d’ici six ans, il n’y ait plus besoin d’avoir quelqu’un jour après jour qui travaille sur les violations imposées aux Palestiniens. Et puis ce mandat est « politiquement tué », il y a des pressions au sein du Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour le supprimer.
Mon rôle est de sensibiliser, d’élever le débat pour le sortir de la stagnation et de la fange, mais aussi provoquer un nouveau dialogue entre les différentes parties prenantes. Je suis déterminée à faire participer autant que possible les jeunes et les communautés palestinienne et juive de la diaspora.
Votre position comme rapporteuse spéciale est très exposée, et c’est un euphémisme. Comment gérez-vous les critiques ?
Je suis très exposée aux critiques mais aussi aux soutiens, ce qui est bien plus important. Les critiques font partie intégrante de la politique de détournement, comme l’appelait le pro fesseur Richard Falk (un de ses prédécesseurs comme rapporteur spécial, NDLR). Vous ciblez le messager pour que le message ne soit pas déli vré. Je ne réponds pas aux attaques : je n’en ai pas le temps, je suis occupée par des choses plus sérieuses. Mais bien sûr, ce n’est pas agréable d’être diffamée jour après jour. On me traite d’antisémite alors que je ne le suis évidemment pas.
Un diplomate israélien à l’ONU a dit de vous que vous étiez « inapte » au poste de rapporteuse spéciale. Vous auriez exprimé des doutes à accepter le mandat à cause de « profondes opinions personnelles ». Qu’avez-vous voulu dire par là ?
Je n’ai pas dit ça. C’est de la manipulation, de la décontextualisation et donc des mensonges. Michael Lynk (son prédécesseur, NDLR) a raconté lors d’un webinaire les deux longues années nécessaires pour me convaincre d’écrire mon livre sur les réfugiés palestiniens. Je pensais avoir des opinions personnelles nuisibles à l’objectivité et à la rigueur requises à la recherche universitaire. J’avais tort. Car comme le dit Michael Lynk, il faut aborder toutes les choses de la vie non pas avec un esprit vide mais avec une attitude informée qui vous prédispose bien et objectivement, surtout en tant qu’avocate. J’ai examiné objectivement les faits et tiré des conclusions qui se fondent sur le droit international, ni plus ni moins.
Avant la fin de son mandat, ce même Michael Lynk a lâché une bombe, en tout cas du point de vue israélien. Il a assuré dans un rapport qu’Israël imposait un apartheid dans les Territoires palestiniens occupés. Le suivez vous dans ses conclusions ?
C’est intéressant. Pour moi, la vraie bombe était, en 2017, de dénoncer l’illégalité de l’occupation. Elle n’est pas temporaire, elle n’est pas conduite dans le respect des intérêts et des droits des personnes protégées, elle est disproportionnée et elle s’est transformée en acquisition de territoire par la force. Tout cela en plus de violer des normes impératives et le droit international. Or, cette « bombe » est un peu passée inaperçue. Dans son rapport sur l’apartheid, Michael Lynk a rejoint un ensemble de voix, qui se sont déjà exprimées là-des sus. La première personne à mentionner ce terme dans un contexte onusien a été John Dugard en 2007. Ce juge sud-africain a lui-même vécu l’apartheid : il sait de quoi il parle. Pour lui, certaines pratiques imposées aux Palestiniens sont pires que l’apartheid en Afrique du Sud. Pour moi, on peut aussi éviter de parler d’apartheid : il suffit de dire que c’est un régime qui consiste en des violations généralisées et systématiques du droit international et qui aboutit à la domination d’un peuple sur un autre. Cela explique ce qui se passe.