sommaire :
Présentation par Bernard Ravenel
Le début des négociations et les termes de référence
Les batailles préalables à des négociations et l’arrêt de celles-ci
Les propositions palestiniennes
Présentation
Dans notre cycle qui entend présenter les différentes dimensions du problème palestinien, il n’était pas pensable de ne pas aborder au fond le problème des réfugiés qui
constituent la majorité de ce peuple. Et nous tenions à ce
que ce thème soit présenté par la personne qui, en France,
connaît le mieux le dossier, à savoir Elias Sanbar, qui a été responsable de la délégation palestinienne sur ce sujet dans le
cadre des négociations multilatérales issues de la Conférence
de Madrid en 1991. Je le remercie au nom de l’AFPS d’être
parmi nous ce soir.
En préalable, je voudrais faire une remarque d’ordre
sémantique :
« Droit au retour » ou « question des réfugiés », la différence dans la dénomination n’est pas innocente. Elle désigne le
lieu d’où l’on parle et les perspectives dans lesquelles on
entend s’inscrire. Ici - les réfugiés - ce sont des considérations humanitaires liées aux conditions de vie dans les camps
qui prennent le pas ; là - le retour - c’est en termes de droit
que l’on entend raisonner, un droit de chaque individu, mais
aussi un droit à l’échelle d’un peuple : comment parler du
droit à l’autodétermination dès lors que la majorité de ce
peuple est en exil forcé. Par ailleurs, et ce n’est pas le moindre
des paradoxes, le terme même de « retour » évoque inévitablement un élément-clé des relations qu’entretient l’État
d’Israël avec la diaspora juive. La loi israélienne du même nom
fait de chaque juif dans le monde un citoyen israélien pour
peu qu’il en manifeste le désir.
Pour les Palestiniens, cette question est au coeur de l’injustice qui leur a été faite. Pour Israël, elle est directement liée au
caractère juif de l’État proclamé en 1948. Les modalités de sa
résolution seront probablement, aussi bien du côté israélien
que du côté palestinien, le critère principal d’adhésion ou
non aux accords finaux.
Pendant quarante-cinq ans (jusqu’au processus de paix
lancé à Madrid en 1991), la question des réfugiés est restée
peu débattue. Tant que la question palestinienne était posée
comme un tout indissociable, elle paraissait insoluble. Parler
de la nécessité d’une solution globale pour les 5 millions et
quelque de Palestiniens, c’était accepter l’idée que le compromis n’était pas envisageable. Mais avec l’évolution stratégique de l’OLP, il est devenu possible d’isoler la question des
territoires occupés pour la traiter dans un cadre spécifique
tout en traitant parallèlement la question des réfugiés dans le
cadre de négociations multilatérales.
Elias Sanbar était donc au centre de cette négociation.
C’est pour cela que la présentation de ce thème, parfois instrumentalisé, en particulier par les adversaires de toute solution, par Elias Sanbar, nous paraît particulièrement nécessaire
et opportune.
Bernard Ravenel
Le texte qui suit a été établi à partir de la retranscription
de la conférence d’Elias Sanbar et du débat qui a suivi.
Il n’a pas été revu par l’auteur.
La question des réfugiés est la question centrale du problème israélo-palestinien, parce que c’est la question originelle, le noeud le plus complexe de tous parmi les diverses questions à résoudre.
Elle dépasse toutes les autres car elle réunit la question du passé, le présent (60 % de la population palestinienne est
réfugiée), et l’avenir.
La clé fondamentale de ce que l’on pourrait appeler une
possible réconciliation se trouve là et pas ailleurs. On peut
aboutir à un accord sur Jérusalem sans que cela nécessite forcément une réconciliation car on peut gérer cette question
d’une certaine façon selon les accords de paix, par exemple
prévoyant un contrôle international avec des garanties ; on peut trouver une formule. On peut régler la question des colonies également par pures négociations entre deux partenaires.
Mais on ne peut pas arriver à une solution de la question des
réfugiés sans aborder la question de la réconciliation.
Quelques rappels
Quelques rapides précisions de vocabulaire car le vocabulaire joue beaucoup.
1/ Tout d’abord, on a tendance spontanément à considérer
comme réfugiés les Palestiniens qui habitent les camps de
réfugiés et c’est évidemment logique d’y penser. En réalité,
concernant la question du retour, le problème des réfugiés ne
concerne pas uniquement les habitants des camps mais la
totalité de l’exil palestinien car il y a une partie des exilés
palestiniens qui ne vivent pas dans des camps ou qui n’ont
même pas vécu dans des camps, mais qui n’en sont pas moins
des gens titulaires et habilités à réclamer l’application de ce
droit car il les concerne et il les touche. Donc quand on parle
du droit au retour et des réfugiés, il ne s’agit pas uniquement
de la population des camps.
Il faut que vous sachiez que, dans le cadre des négociations,
une trouvaille commode de vocabulaire a été apportée pour
pouvoir distinguer les dossiers. Mais en distinguant les dossiers,
on a quand même semé une confusion : les réfugiés, les expulsés palestiniens de 1967 et non pas de 1948, ont été déclarés,
pour la commodité du vocabulaire, pour qu’on puisse distinguer
les deux négociations l’une de l’autre, des populations déplacées. En fait ils sont exactement dans la même situation que
ceux de la première vague d’expulsion en 1948. Donc ce problème concerne comme vous le voyez les gens expulsés
en 1948, les gens exilés à qui on n’a pas permis de revenir, les
gens déplacés de force en 1967 et qu’on ne laisse pas revenir
chez eux, donc de façon assez globale près de 60 % du peuple de Palestine. Ce qui veut dire une majorité écrasante, ce n’est
pas une frange, donc ce n’est pas seulement une question centrale, elle touche, elle concerne la majorité démographique
aussi. Ce n’est pas une minorité qui constitue une question
importante, c’est la majorité qui constitue la principale question. C’est pour cela que c’est un grand, grand, grand noeud.
2/ La deuxième chose qu’il faut savoir, c’est quant à la géographie du réfugié. En 1948, l’expulsion s’est passée de plusieurs façons. Vous avez tout d’abord les Palestiniens qui résidaient, qui habitaient dans la partie littorale plus les premières plaines derrière le littoral, notamment la Galilée, la
plaine de Jaffa ; cette région, qui est devenue l’Israël de 1948,
a été très massivement vidée de sa population puisque, à
l’époque, ce qu’on appelle toute la Palestine historique, c’est à-dire Israël actuel, plus Cisjordanie, plus Gaza, totalisait
1 400 000 personnes environ. Sur ces 1 400 000 personnes
vous avez en 1948 à peu près entre 760 000 et 800 000 qui sont
expulsés, c’est-à-dire à qui on fait passer les frontières. Il y a
d’autres populations qui, sans être expulsées, c’est-à-dire les
Palestiniens originaires de la Cisjordanie ou de Gaza, se trouvent détachées de la Palestine sans en être sortis ; en effet, la
bande de Gaza passe sous contrôle égyptien, la Cisjordanie
sous contrôle transjordanien et ces Palestiniens-là, sans avoir
bougé de Palestine, se retrouvent littéralement en dehors de
la Palestine puisque la Palestine disparaît et qu’émerge à sa
place un État qui s’appelle Israël.
Pour avoir une idée des chiffres, il faut que vous sachiez que
vous avez à peu près 800 000 personnes qui sont expulsées. Le
premier recensement israélien, de 1950, dénombre à 152 000 les
Palestiniens encore présents dans les zones sous contrôle israélien. Donc si nous ajoutons les 152 000 aux 800 000 réfugiés
expulsés, que nous soustrayons ces 950 000 du 1 400 000, nous
évaluons à 450 000 ceux restant qui se sont retrouvés dehors, les
habitants de Gaza et de la Cisjordanie.
Maintenant, comme dans toute expulsion, une expulsion
ponctuée de massacres, les populations en règle générale se
déplacent vers les frontières les plus proches et en fonction
des seules routes sûres. Les populations civiles - qui ont
encore en tête non seulement le massacre de Deïr Yassin, le
plus connu, mais aussi de nombreux autres qui ont ponctué
l’expulsion et dont on commence enfin à parler - se déplacent vers les lieux les plus proches. C’est ce qui explique
qu’en règle générale la population du Nord (Galilée, Haute-Galilée, Basse-Galilée, région de Haïfa et de Saint-Jeand’Acre) va se retrouver soit au Liban, soit en Syrie. C’est ce qui
explique également que les populations palestiniennes des
zones centrales (celles qui vont de Haïfa à Jaffa) vont aller
dans deux directions, soit vers la Cisjordanie, soit vers Gaza et
de Gaza vers l’Égypte. D’autres après iront encore plus loin,
vers l’Irak, vers l’Europe, vers les Amériques, vers l’Amérique
latine, ainsi de suite.
Je rappelle tous ces mouvements pour bien indiquer qu’il
y a des réfugiés palestiniens, des exilés palestiniens au Liban,
en Syrie, en Égypte, en Irak, en Jordanie bien sûr, etc., mais il
y en a également qui sont réfugiés sur des portions du territoire de la Palestine puisqu’il y a des camps de réfugiés en
Cisjordanie et à Gaza, ce qui fait que vous avez une situation
très complexe sur le plan du statut. Vous avez des
Palestiniens qui vivent au milieu de frères arabes, qui vivent
cela comme un bannissement parce que l’exil est une notion
trop étrangère en fait - on n’est pas exilé chez soi ; les
Arabes étaient notre prolongement naturel, nous étions bannis chez des frères - mais vous avez également cette situation très étrange où des Palestiniens résident au milieu
d’autres Palestiniens. Le camp de réfugiés de Naplouse par
exemple est près de Naplouse ; le camp de Naplouse est
habité par des réfugiés venus de ce qu’on appelle les zones
de 1948, Naplouse est habité par les habitants de Naplouse.
Et vous avez à cette époque deux catégories de Palestiniens,
l’une qui est dans la situation du refuge et l’autre qui est dans
la situation de la déchirure, c’est-à-dire coupée de la
Palestine sans avoir bougé de l’espace.
Donc vous voyez cette situation du retour concerne non
pas des aspirations différentes, mais touche des États, des
situations extrêmement diversifiées. Cela ne change rien au
sentiment ; le sentiment est unitaire et la réclamation est unanime sur ce point. Mais cette situation touche quand même
beaucoup aux perceptions. Il est certain qu’un Palestinien qui
habite un camp de réfugiés en Palestine ne fonctionnera pas
par rapport à son idée du territoire de la même façon qu’un
Palestinien qui habite un camp de réfugiés au nord de la Syrie
par exemple, le rapport à la territorialité, le rapport au déplacement, le rapport à l’absence est quand même différent, il y
a des nuances. Ça ne change rien fondamentalement, mais
c’est important de le savoir.
Cette question du droit au retour est née très, très vite,
c’est-à-dire immédiatement après l’expulsion, au moment où
les réfugiés commencent à débarquer. Et l’expulsion s’est faite
très vite. Donc il y a eu une sorte de choc. Ça n’a pas été une
hémorragie au cours de laquelle des gens partaient petit à
petit. Tout s’est joué en à peine quelques semaines. Donc il y
a une situation de véritable choc, et pour ceux qui sont expulsés, et pour ceux qui les voient arriver aux frontières arabes. Il
y a une situation également très compliquée sur le plan matériel et humain, sur le plan sanitaire. Et, très vite, l’ONU va
réagir par une condamnation parce qu’il n’est pas prévu en
principe que le partage de la Palestine se passe ainsi.
C’est à partir de là que les deux premières organisations
qui vont recevoir les gens - et qui n’étaient pas là pour cela
puisque personne ne savait ce qui allait se passer - sont
d’une part la Croix-Rouge internationale, qui se trouvait dans
les pays limitrophes et qui a immédiatement couru vers ce théâtre du désastre pour accueillir les populations, et des
missions humanitaires de Quakers américains qui faisaient à
l’époque un travail humanitaire dans la région de Gaza. Ce sont
ces deux organisations qui ont en fait encaissé le choc puisque
l’ONU n’avait pas encore préparé des institutions pour recevoir
le flot des réfugiés. Puis très rapidement ces deux organisations
vont transférer leurs activités à une agence qui s’appelle
l’Unrwa [1], créée dans la foulée du vote en décembre 1948 de la
résolution 194, celle qui institue le droit au retour.
Sur ce point, un rappel est nécessaire car cela va beaucoup
peser à l’avenir : la résolution 194 dit que tout Palestinien a le
droit au retour et il sera indemnisé dans le cas où il ne voudrait pas exercer son droit. La nuance est capitale. Jamais le
texte fondateur de cette question du droit au retour ne dit : ou
les Palestiniens rentrent ou ils sont indemnisés, c’est-à-dire il
n’y a jamais eu dans le texte l’idée d’instituer l’indemnisation
comme une alternative au droit. L’indemnisation n’est présentée dans le texte de la résolution que comme un choix de
ceux qui, détenant le droit, décideraient de ne pas exercer
leur droit et seraient à ce titre habilités à réclamer d’être
indemnisés pour les biens qu’ils ne veulent plus réclamer. Ils
ne veulent plus les réclamer. On ne peut pas leur dire : vos
biens sont partis, vos droits sont partis et voilà en échange
une somme. Ce n’est pas ce que dit le texte. J’insiste là-dessus parce que cette lecture biaisée de la résolution est un des
points fondamentaux de la bataille diplomatique.
La deuxième chose qu’il faut savoir, c’est que l’Unrwa, qui est
une agence de l’ONU, est unique en ce sens que, à la différence de toutes les autres agences des Nations unies, elle est la
seule créée de façon expresse et limitative pour la question des
réfugiés de Palestine. Les organisations de l’ONU par exemple
pour la santé, pour l’enfance, sont mondiales : elles peuvent
aller sur n’importe quel théâtre où il y a des problèmes de santé, des problèmes pour l’enfance ; les agences pour l’éducation peuvent aller dans n’importe quel pays où il y a des problèmes d’éducation, l’Unrwa a été créée de façon expresse et
exclusive pour s’occuper des réfugiés palestiniens et j’ajoute -
c’est dans son règlement interne - elle disparaîtra le jour où les
droits seront accomplis. Donc l’Unrwa trouve sa raison d’être
dans le fait que le droit n’a pas été appliqué et l’existence de
l’Unrwa est, sur le plan juridique, la preuve permanente que ce
droit attend son application. C’est également très important. Je
vous raconterai après comment, à un moment donné, les
Américains et les Israéliens se sont attaqués durant la négociation, à cette question des droits en prétextant une campagne
pour la fermeture de l’Unrwa pour des raisons soi-disant purement institutionnelles. Parce que si vous abolissez cette institution, cela signifie que, puisque c’est son statut, que le droit a été
satisfait et donc vous voyez que cette institution - par-delà les
tâches dont elle s’est occupée, l’éducation, la santé, etc. - a
une portée infiniment plus importante et va infiniment plus loin
qu’une simple activité d’agence humanitaire. Son existence est
la preuve quotidienne que ce droit attend son application.
Partant de là, la question du droit au retour a, dès le départ,
vous vous en doutez, été contrée par un refus absolu de la part
d’Israël. Ce n’est pas une question qui a été débattue avec des
points de vue même diamétralement opposés ; c’est une question dont il était littéralement interdit de parler. La question du
droit au retour, plus que toutes les autres, était une question
fondamentalement tabou, interdite. Les thèmes et les alibis
sur le danger démographique, etc., que vous entendez aujourd’hui n’ont commencé à émerger que précisément lorsque
nous avons réussi à ouvrir la question, comme des tentatives
pour bloquer l’avancée du débat. Au départ, il n’y a strictement
aucun débat, cette question ne se pose pas. Elle est inventée,
disent les Israéliens, inventée de toutes pièces par ces
Palestiniens qui sont partis d’eux-mêmes, qui sont partis en s’enrichissant, parce qu’ils nous ont roulés en vendant leur pays
et très souvent à des prix que leurs terres ne valaient pas ; et
maintenant qu’ils se sont enrichis, ils viennent pleurnicher en
disant qu’on leur a pris leurs terres. Et d’ailleurs la meilleure
preuve qu’ils n’existent pas, c’est qu’ils n’ont aucun attachement à leur patrie puisqu’ils l’ont vendue. C’était ça leur thème.
Mais voyons, personne n’a obligé personne à partir ! etc.
Une question existentielle
D’où vient cette espèce de panique - car, malgré l’outrance des propos, c’est une position de panique qu’adopte Israël dès
que l’on aborde cette question ? Elle vient de deux registres et une fois que je vous les aurai détaillés, vous comprendrez encore plus pourquoi cette négociation est compliquée.
Elle vient tout d’abord d’un registre que j’appellerai un
registre de légitimité publique et qui peut s’énoncer comme
cela : l’État d’Israël, dans la perception du mouvement sioniste et dans la perception des membres de ce mouvement, a
été dès le départ présenté comme la solution au problème
juif, pardon à la « question juive » parce que c’est en ces
termes qu’elle était formulée déjà dans le célèbre texte de
Marx. Donc, dès les pogroms tsaristes, combinés aux effets de
l’affaire Dreyfus commence à se développer l’idée « nous
n’avons de place nulle part, il faut qu’il y ait un État refuge » ;
c’est parti du choc qu’a un journaliste viennois du nom de
Hertzl qui couvre le procès Dreyfus et qui, alors qu’en arrivant
à Paris, il est plutôt quelqu’un dans les thèses de l’intégration
des juifs dans les sociétés européennes, en revient avec
l’idée d’un État refuge, mais un État refuge face à des persécutions. Donc, dès le départ - et ça n’a rien à voir avec ce qui
s’est passé sur le terrain - dans le mouvement sioniste et
dans la perception extérieure de ce mouvement, dans les opinions occidentales, le projet est présenté comme un projet
qui vise à faire justice à des persécutés.
Le fait que le pays qui va servir de havre et de refuge soit
peuplé ne pose pas problème. Il ne pose pas de problème dans
la mesure où, à l’époque (il faut aussi se mettre dans la mentalité de l’époque et dans la vision politique de l’époque) ceux
qu’on appellera par la suite les pays colonisés ou les pays du
Sud ne comptent pas. Le slogan qui disait dans le débat de 1967
« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » est très tardif ; en fait tout le monde savait que la terre n’était pas vide. Le
grand problème, c’est que, comme ce sont des gens différents
(des Arabes, des Africains, des Asiatiques, c’est comme ça qu’on
les percevait), ils ne comptent pas. Et quel est le problème à
devoir les consulter pour savoir si on va prendre leur espace
pour en faire autre chose ? Donc cela passe.
Mais dès le départ, ce qui est important dans toute cette
histoire, c’est la perception que cette histoire est juste. Et cet
aspect d’histoire juste va devenir infiniment plus fort avec le
déferlement de la barbarie nazie. Après ce qui se passe durant
la Deuxième Guerre mondiale et la montée hitlérienne également à partir des années 1933, la terre entière est convaincue
que la proclamation de l’État d’Israël est la réponse juste à une
injustice, que le nazisme étant un mal absolu, la riposte israélienne au mal absolu est forcément un bien absolu. Et donc
dès le départ commence à fonctionner ce thème non pas de la
légitimité politique ou de facto - vous avez des États qui sont
nés par la force, par des conquêtes, et qui ont dit : voilà nous
avons conquis, nous proclamons, nous sommes là, ou par une
colonisation (les États-Unis en sont un fantastique exemple) -
mais une légitimité morale. Et c’est un État qui naît à partir
d’une guerre d’expulsion qui est quand même quelque chose
de moralement très peu légitime.
Donc, dès le départ, la question de la légitimité va être
perçue sur le plan étatique comme menacée, mortellement
menacée, au cas où on accepterait l’idée que cet État légitime
est né d’un acte illégitime. Commence alors à se développer une espèce de panique à savoir : tout le monde dit que nous
ne devons pas exister, que l’État d’Israël doit être aboli, qu’il
s’est érigé à la place de la Palestine et que la Palestine ne
peut réémerger de la disparition, que si Israël recède la place.
L’idée que les épisodes de la naissance de l’État d’Israël puissent être divulgués, provoque à ce moment des réactions de
pure panique car elle est liée à l’État d’Israël, non pas à un
épisode pas très glorieux de son histoire, mais à sa naissance
et ça veut dire à sa légitimité, donc à son existence future. Les
Israéliens sont convaincus que si l’État d’Israël est illégitime,
il n’y a plus aucune raison pour qu’il existe.
Ainsi, cette question qui, en apparence, n’est qu’une question de droit - elle l’est aussi, et pas seulement en apparence -, mais qui n’apparaît que comme une question de droit
ou une question du débat historique, est une question existentielle sur le plan étatique pour les Israéliens. D’où cette
espèce de fermeture absolue dès qu’elle est abordée. Il y a un
crime qu’il s’agit de ne pas dévoiler. C’est pour cela qu’on peut
dire qu’ils savent ce qui s’est passé. C’est ça le noeud le plus
important dans l’histoire. Les Israéliens savent tous ce qui
s’est passé, tous à commencer par ceux qui n’ont pas vécu ce
qui s’est passé. Et c’est pour cela qu’il y a une véritable
panique dès que vous abordez la question, ils savent ce qu’ils
ont fait et ils savent que nous savons ce qu’ils ont fait.
Une peur permanente
À partir de ce point, on passe à l’autre registre qui est plus
intime, plus individualisé, plus personnel. L’État d’Israël est
donc né comme une riposte à une barbarie et peut-être qu’il
l’a été en partie puisqu’un grand nombre des rescapés se sont
retrouvés là. Que cela justifie l’expulsion d’un peuple est une
autre histoire. Et l’État d’Israël est dès le départ façonné, construit et bâti par rapport aux individus qui le constituent
sur le thème du camp retranché.
Chaque individu est élevé, vit, est organisé - l’école le dit,
l’université le dit, l’entraînement permanent à l’armée le
montre, l’idéologie militariste le dit - avec ce sentiment de la
citadelle assiégée et le sentiment que non seulement la légitimité politique de l’État est menacée, mais également l’existence physique de ses habitants. L’individu est dans une double
inquiétude, celle que son État ne soit plus légitime, et donc
que l’édifice s’effondre, et celle que lui-même ne soit plus légitime, en tout cas ne soit plus autorisé à être là où il est, pour
certains là où ils sont nés, et que donc l’existence physique soit
remise en question, c’est à dire l’idée du massacre.
Et donc ce phénomène qu’on trouve au niveau public, à
savoir qu’il ne faut pas que ça se sache, devient encore plus
fort au niveau individuel. Il ne faut surtout pas le reconnaître,
parce qu’à la seconde où moi, en tant qu’individu, je reconnais que j’ai pris la place d’un autre, que ma famille a occupé
la maison d’un autre, que j’ai expulsé, on pourra tout à fait
venir me dire, non seulement tu as commis une injustice, mais
encore tu n’as plus le droit de vivre ici. C’est pour cela que
cette question du droit au retour touche à des registres qui ne
sont pas strictement diplomatiques ou strictement politiques
ou strictement humanitaires. Elle relève aussi d’autre chose et
là vous avez un très gros noeud, d’ailleurs avec de très
grandes ramifications, et je n’exagère pas, de type schizophrénique, psychanalytique.
Je vous raconte juste une histoire pour que vous vous imaginiez l’état dans lequel ces choses se vivent. Il y a quelques
années, j’étais en Palestine et j’ai rencontré un Israélien, non
pas simplement un pacifiste, mais quelqu’un d’extrême
gauche, c’est-à-dire un personnage considéré comme un
traître absolu par sa propre société. Ce qu’il m’a dit est quand
même très dur, pour quelqu’un qui est pour le droit au retour, qui me déborde même parfois sur cette question. Donc il m’a
dit : « Tu sais, c’est quand même très compliqué. » Je lui dis :
« Qu’est-ce qui est compliqué ? » Il me dit : « Tu sais, moi,
j’étais avec ma famille dans les camions qui étaient pleins,
chargés de gens autour des deux villes de Ramleh et Lod. »
(Lod est devenu l’aéroport de Lod aujourd’hui, et vous savez
durant l’expulsion, ça aussi on ne le raconte pas assez, des
camions chargés de civils israéliens étaient toujours préparés
quasiment en bordure des affrontements militaires pour que,
dès que le village tombe ou que la ville tombe, les remplaçants soient immédiatement installés dans les maisons, qu’il
n’y ait aucune possibilité de retour, même une demi-heure
plus tard. C’est pour cela qu’il y a tellement de récits israéliens de maisons dans lesquelles ils débarquent, où les repas
sont encore chauds ; ça n’est pas de la mauvaise littérature,
c’est vrai.) Donc, cet ami me dit : « Tu sais j’étais dans un des
camions de Ramleh et en un tour de main la ville a été vidée ;
une heure après nous étions installés dans une maison et il y
avait effectivement à la cuisine un repas qui cuisait. La mère
était partie en catastrophe. » Je lui dis : « Oui, ça a dû être très
dur » ; il me dit « non c’est pas ça qui est dur ». Je lui dis :
« Qu’est-ce qui est le plus dur ? » Et là vraiment il m’a ouvert
les yeux sur une dimension qui est quand même très lourde.
Il m’a dit : « Le plus dur, c’est que, pendant des années après,
chaque fois que nous avons eu soif, nous avons bu de l’eau
dans leurs verres. Et ça, ça rend fou, ça dépasse l’analyse politique, ça donne un profond sentiment, qu’on le veuille ou
non, et surtout que vous n’avouerez jamais, de ne pas avoir le
droit d’être là où on est. »
C’est au niveau de l’essence humaine, on n’est plus du tout
dans de grands débats, on est dans de l’humanité et ça a
rendu beaucoup de gens très fous. D’où cette espèce de
défensive permanente ; dès que vous abordez la question du
retour, on ne te dit pas : « Qu’est-ce que tu veux dire ou
qu’est-ce que tu prétends ? » La réponse, dès qu’on l’aborde,
c’est : « Est-ce que tu veux me tuer ? » On l’a entendu tout le
temps : « Est-ce que vous parlez de cette histoire pour nous
massacrer ? » En quoi le fait de réclamer son droit équivaut-il
à leur massacre ? Mais c’est comme ça en permanence.
Donc cela a constitué l’essence du blocage, tout le reste,
tout ce que vous avez entendu après sur « les résolutions ne
disent pas cela », « vous êtes trop nombreux, vous allez perturber le caractère juif dominant de l’État », etc., sont quasiment des arguments d’arrière-garde, des arguments de retrait
défensif. Le fond de l’histoire est là. Si, à la seconde où nous
reconnaissons votre droit, nous faisons aveu de notre illégitimité profonde, n’espérez pas obtenir de nous de nous suicider. C’est cela tout le problème de la négociation du droit au
retour. Et c’est pour cela que c’est très bloqué. Et c’est pour
cela que les discussions qui vont dans tous les sens sur la
démographie sont des pièges.
Le début des négociations et les termes de référence
Nous, Palestiniens, nous ne devrions pas discuter pendant
des heures pour dire : « Ne vous en faites pas, ça sera 150 000,
pas 225 000 vous comprenez, 150 000 c’est pas terrible... » Le
problème n’est pas là, ils le savent. Il faut aller vers les questions de légitimité, une question de conditions de naissance.
Dans quelles conditions est né l’État d’Israël et c’est ça qui est
la clef de cette histoire.
Bien entendu, cela n’a pas empêché, à partir d’un certain
moment, les négociations de s’ouvrir. Mais avec tout ce que je
vous ai dit, vous pouvez commencer à imaginer les tactiques
de négociation qui ont été employées. En un mot, c’est très
simple. Il fallait tout faire pour ne pas poser la question. Que
pouvait-on aborder pour ne pas revenir à cette question ?
Donc, à l’ouverture des négociations, on nous a dit que la
question des réfugiés allait être abordée - on ne pouvait pas
l’éviter, les rapports de force ne permettaient pas aux États-
Unis de la sortir de la négociation - mais ils se sont très vite
arrangés pour dire qu’elle faisait partie des questions explosives - ils ne disaient pas explosives, ils disaient des questions les plus ardues... « On ne peut pas espérer commencer
une négociation par le plus dur et donc prendre le risque
d’une impasse immédiate. Nous allons négocier les choses
négociables, celles sur lesquelles on peut s’arranger, nous
allons laisser de côté pour plus tard les questions qui elles
sont plus complexes : Jérusalem, les colonies, les réfugiés,
l’eau, les frontières et la sécurité. »
Mais la pression était telle - car la majorité écrasante de
ce peuple est composée de réfugiés -, qu’ils ont dû inscrire
cette question dans le volet dit des négociations multilatérales, présentées de façon très vague au départ, c’est-à-dire
des négociations techniques.
Et nous sommes allés à cette ouverture des négociations à
Ottawa. À l’époque, nous étions tous à Washington, nous avons
constitué une petite délégation et nous nous sommes retrouvés
à Ottawa pour l’ouverture des négociations sur les réfugiés.
Dès le départ, une cible était très claire - et là nous
avions un peu réussi, malgré le rapport de force extrêmement
défavorable, à utiliser une règle que les Américains nous
avaient imposée ailleurs et qui s’est retournée contre eux. Les
Américains avaient systématiquement accompagné les ouvertures des négociations de ce qu’ils appelaient « les termes de
référence », c’est-à-dire un peu la règle de base à partir de
laquelle les négociations se mènent. Donc, nous avons dit : il
faut le terme de référence de cette négociation, même si elle
est purement technique et que la vraie négociation viendra
au bout de la période transitoire. Dans notre esprit, l’idée
était de poser dès le départ la résolution du droit au retour.
Nous partons de cela, ce que sachant la délégation israélienne n’est pas venue à l’ouverture et nous avons fait l’ouverture
sans Israéliens. Et là, ils ont commis une faute dont nous
étions en principe les champions, nous les Arabes en général,
à savoir la chaise vide, et nous avons réussi à ce moment, en
l’absence des Israéliens, à mettre au préambule des négociations multilatérales que les négociations étaient basées sur
les termes des résolutions, de toutes les résolutions de l’ONU
relatives à la question des réfugiés palestiniens. Donc nous
avons réussi non pas à négocier mais à marquer un point de
référence qui est vital. Tout tourne autour de cette histoire,
est-ce qu’il y a un droit ou pas ? et si on dit qu’il y a un droit,
cela va ouvrir l’autre histoire.
Les batailles préalables à des négociations et l’arrêt de celles-ci
Néanmoins à cette négociation intervient une des premières trouvailles américaines. C’est le discours du chef de la
délégation américaine qui dit : « Pour négocier sur les réfugiés, il faut quand même qu’on fasse des définitions. Nous
sommes réunis pour discuter le cas des réfugiés et les réfugiés sont toutes les personnes qui ont subi des déplacements
du fait de la crise du Proche-Orient. » Et il a commencé à donner des exemples : les Kurdes en Irak, les populations du Sud
Liban du fait de la guerre civile, les populations syriennes du
Golan, les juifs des pays arabes ; tout d’un coup, tout le
monde est devenu réfugié. Et il y avait donc au départ dans la
reconnaissance de cette résolution comme terme et comme
élément de base de la négociation une politique très claire
consistant à dire : il y a un problème de réfugiés, il est régional, il n’y a pas de problème palestinien des réfugiés ; il y a
un problème comme dans toutes les situations de guerre, les
gens bougent - c’est vrai, dans toutes les guerres il y a des
mouvements de réfugiés. Subitement, nous étions assimilés à
des mouvements de populations. Donc, la première bataille a
consisté à casser cette définition qui n’a pas été retenue.
La deuxième bataille s’est faite en présence de la délégation israélienne qui a réalisé que les choses étant faites, il ne
fallait plus laisser la place vide. Ils sont venus, dirigés d’abord
par Schlomo Ben Ami, lui-même juif marocain (qui est devenu
par la suite ministre de Barak) et j’ai réalisé très vite et ça se
sentait à des kilomètres, que la totalité de la délégation israélienne était composée de juifs des pays arabes. Et le thème a
été : toutes les guerres, tous les conflits provoquent des injustices, nous sommes à égalité dans les torts, les Palestiniens
sont partis de chez eux, les Juifs arabes ont été chassés de
chez eux, nous avons calculé les pertes de part et d’autre,
nous sommes entièrement quitte et la question est réglée. Il
y a eu une sorte d’échange de population. Mais une deuxième bataille a été menée sur ce thème et elle a été quand
même de nouveau été bloquée.
La troisième bataille, qui était à mon avis politiquement la
plus dangereuse, s’est déroulée en Turquie où avait eu lieu une
session qui avait coïncidé avec le début de l’installation de
l’Autorité nationale palestinienne à Gaza et donc le début de
l’émergence d’institutions, de fonctionnaires, de bureaux, etc.
Et à ce moment-là - les Israéliens n’ont pas ouvert la bouche
sur cette question, car ça aurait été trop gros que ce soit eux qui
présentent la demande - la demande a été faite par les
Américains et les Canadiens, en tête-à-tête au départ, en tant
que délégation palestinienne dès notre arrivée : « Voilà, nous
avons des choses très importantes à vous dire. Vous êtes en
train de prendre votre pouvoir à Gaza, en Cisjordanie, vous
êtes en phase de powerment (Powerment, c’est comme une mise
en orbite de pouvoir, vous êtes en train d’être chargé en terme
de pouvoir comme on charge une pile) et quand même vous ne pouvez pas, alors que votre pouvoir émerge, supporter l’existence d’un État dans l’État qui a quand même 110 000 fonctionnaires, ce qu’aucun organe ou institution palestinienne n’a.
Donc est-ce que vous ne voudriez pas, vous en tant que
Palestiniens, réclamer la fin des activités de l’Unrwa maintenant
que vous prenez vos affaires en main. Vous êtes en train de
faire votre État, votre souveraineté devient réalité et vous n’allez pas vous encombrer de cet organe. »
Parallèlement à cela, c’est exactement à cette période que
les États-Unis qui, depuis sa promulgation, avaient voté tous
les ans la résolution sur le droit au retour, se sont subitement
abstenus. Et l’année qui a suivi, ils ont voté contre. C’était
en 1995, à la session de l’Assemblée générale, à l’automne.
Tout d’un coup, les Américains ne votent pas et demandent
aux États arabes de s’abstenir. Ils savent qu’ils ne peuvent pas
leur demander de voter contre mais de s’abstenir.
Alors quel est le deuxième discours qui accompagne celui
du pouvoir palestinien qu’il s’agit de consolider ? le deuxième discours, c’est : « Vous ne pouvez pas passer votre vie à
vous encombrer de termes de référence qui datent de cinquante ans. Une négociation réelle, créative, se doit d’élaborer et de créer ses propres termes de référence. Vos termes
de référence, la négociation sur les réfugiés, vous les rédigerez vous et les Israéliens, vous n’avez plus besoin des résolutions de l’ONU. »
Donc nous avions une attaque double, l’une sur les textes
fondant le droit, l’autre sur l’institution dont la permanence
disait tous les jours que ce droit n’était pas encore satisfait. Et
là, nous nous en sommes vraiment tirés de justesse dans la
mesure où ça n’a pas du tout marché au niveau de la délégation. Nous étions quand même complètement dedans, ça n’a
pas beaucoup marché au niveau des responsables palestiniens qui, pour la plupart, n’étaient pas encore rentrés en
Palestine. Mais il faut malheureusement dire que certains de
ceux qui étaient déjà installés avec l’Autorité en Palestine,
étaient assez sensibles à ce discours sur la consolidation de
leur pouvoir. Et donc nous avons mené là une bataille très difficile puisque nous avons dû contrer et la pression américaine
et canadienne et les accords déjà donnés par certains de nos
responsables à Gaza. J’ai absolument la conviction que c’est
ce qu’il fallait que je fasse.
Et puis les négociations se sont arrêtées sur les réfugiés. Ils
ont lancé le fait qu’il fallait maintenant passer aux négociations sur le statut final, que ce n’était plus la peine d’aller en
discussions techniques, etc.
Finalement ce qu’il faut tirer de cet épisode c’est que la négociation sur la question du droit au retour des réfugiés palestiniens est très simple. Très souvent des amis ou des connaissances posent la question de savoir : « Mais qu’est-ce que c’est
que cette blague des négociations sur les réfugiés ? Vous n’avez
eu ni le droit au retour, ni rien dans cette histoire. »
En fait la négociation était bloquée dès le départ sur le fait
qu’on n’allait pas aborder la question de l’application du
droit. Par contre l’enjeu réel - et je crois qu’on s’en est assez
bien tiré - consistait précisément à les empêcher de vider le
droit de sa substance. C’est-à-dire que toute notre mission -
c’est en tout cas ainsi que nous l’avons comprise - consistait
à préserver la question du droit, pour qu’il puisse être négocié dans sa plénitude. Car, si nous avions accepté la disparition du droit, si nous avions accepté qu’il n’y ait plus de
termes de référence, si nous avions accepté l’idée que tous
les réfugiés étaient interchangeables, si nous avions accepté
que la question des indemnités était la question centrale et
que les Juifs arabes étant spoliés, les Palestiniens étant spoliés, nous étions quitte, nous serions allés à la négociation
finale sur les réfugiés avec un dossier vide. La négociation
finale sur les réfugiés serait passée d’une négociation sur le
droit à une négociation sur combien ça coûte, combien ça va
coûter pour vous reloger, pour vous sortir des camps, pour
vous permettre de travailler. Ainsi, toute la bataille a précisément consisté à préserver la possibilité de négocier un jour.
Les propositions palestiniennes
Maintenant, quelles ont été les positions dans la négociation ? La position palestinienne est très simple et je crois
qu’elle est très forte. La position palestinienne s’énonce
comme suit. Elle part du texte qui est très clair. Elle part également du contenu lui-même de ce droit au retour. Qu’est-ce
qu’un droit au retour ?
Tout d’abord une distinction absolue à faire. Le droit au
retour n’est pas une loi du retour. Cela n’a strictement rien à
voir. Une loi du retour est une loi votée par un parlement en
l’occurrence qui s’appelle la Knesset qui permet à n’importe
quelle personne qui appartient à une religion de venir dans
un pays qui s’appelle Israël et d’avoir sa nationalité quasiment à la descente de la passerelle d’avion. Cela n’a strictement rien à voir avec un droit spolié détenu par ceux qui ont
été spoliés ou leurs descendants et qui attendent d’être satisfaits. Cela n’a strictement rien à voir. Et c’est pour cela que la
différence entre une loi du retour et un droit au retour est
importante. Ce n’est pas le droit du retour, attention, c’est un
droit au
retour, c’est un droit à revenir. Ce n’est pas une loi, ce
n’est pas quelqu’un qui m’a, par solidarité religieuse ou par
générosité, donné une loi qui m’autorise si je veux à prendre
un avion et à aller quelque part. C’est un droit.
Ensuite, cela n’est pas négociable. Le droit d’un être
humain à être chez lui n’est pas un droit qui est acquis parce
qu’un parlement le lui a donné. C’est un droit naturel et la
question du droit des Palestiniens à être en Palestine n’est
pas un droit négociable.
Ce qui peut être négociable, c’est son application, pas le
droit lui-même. Je peux, si moi je détiens un droit, accepter moi
de négocier mes droits, mais pas de négocier le fait d’avoir le
droit de ces droits. Je ne négocie pas mon droit à les avoir. C’est
parce que précisément je les détiens que je peux négocier leur
application et comme je veux. Je peux décider que je ne veux
pas rentrer. C’est mon droit, mais je peux décider aussi qu’un
jour, si je veux rentrer, je peux rentrer chez moi.
Donc il y a dans la négociation par rapport au retour, un ordre
de séquences : d’une part, le droit au retour n’est pas la loi au
retour, d’autre part le droit au retour n’est pas échangeable avec
l’indemnisation, ce n’est pas ou le droit ou l’argent.
Et troisièmement je ne discute l’application du droit
qu’une fois que le droit est reconnu, je ne dis même pas
reconnu parce qu’il est déjà reconnu. Il est déjà reconnu par
l’ONU, il est inhérent à tout peuple qui a le droit d’être chez lui
et - c’est une chose que très peu de gens savent - il a été
même reconnu par l’État d’Israël. Car dans la résolution 237 en
vertu de laquelle Israël a été admis comme membre de
l’ONU, il est très explicitement spécifié que pour qu’Israël
intègre l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations
unies, Israël reconnaît la totalité des résolutions et des décisions de cet organisme qu’est l’ONU. Or la résolution 194 sur
le droit au retour avait déjà été votée. Il était très clair, nous
le savons, quand il y a eu la rédaction de cette résolution 237,
que quand on disait qu’Israël, pour être admis à l’Organisation
des Nations unies, reconnaissait toutes les résolutions de
l’ONU, on faisait implicitement référence à cette résolution 194.
Et il y a même des antécédents que les Israéliens cachent.
Cinq ans après 1948, les Israéliens ont négocié eux-mêmes la
question du retour. Il y a eu des négociations pendant cinq ans.
C’est sûr qu’ils ne comptaient pas qu’elles aboutissent, mais
déjà le fait d’accepter d’entrer dans la négociation indique
une reconnaissance que le problème existe, qu’il y a quelque
part des réfugiés de votre fait.
Donc le droit au retour n’est pas négociable. Son application l’est mais uniquement une fois que le droit est reconnu.
Donc on ne peut pas commencer par l’application, on ne peut
pas commencer par l’indemnisation et cet ordre de
séquences est le noeud actuel. Aujourd’hui, parce qu’il y a eu
des avancées, qu’on le veuille ou non, parce que les
Palestiniens sont là, parce qu’il y a de plus en plus de travail
historique qui dit ce qui s’est passé, ce n’est plus caché, maintenant on dit c’est accidentel, oui tout le monde est victime,
nous aussi nous étions victimes, vous aussi vous avez été victimes. Commence même à un peu circuler l’idée de la reconnaissance du tort, c’est-à-dire une sorte de déclaration morale disant nous avons commis un crime à votre égard, nous
avons commis une injustice. Donc c’est dans l’air.
C’est pour cela qu’aujourd’hui nous faisons face à toutes les
stratégies qui visent soit à lancer de fausses pistes, style
« la démographie des Palestiniens est très dangereuse, l’État
ne sera plus assez juif », soit à inverser l’ordre des séquences,
à commencer par le deuxième bout, à savoir « le droit on ne
peut pas en discuter, c’est très problématique pour Israël, on
ne peut pas en parler. Parlons de l’application, trouvons une
solution quand même, on ne va pas passer des siècles à parler
du droit ». Le droit est présenté à ce moment-là comme une
question théorique, « parlons de l’application, combien ça
coûte, est-ce qu’on peut faire un fonds international d’indemnisation, est-ce qu’on peut intégrer, absorber les réfugiés sur le
plan économique, est-ce qu’on peut dire “bon aujourd’hui les
Palestiniens sont plus de 9 millions, 60 % de 9 millions ça donne
un chiffre. Bon on pourrait peut-être négocier 100 000, 150 000
qui viendraient en Israël, pas en tant que retour mais en tant
que regroupement familial parce qu’ils ont des parents”, donc
pour raisons humanitaires » et ainsi de suite.
Donc il faut se cramponner mais de la façon la plus ferme
sur l’ordre de séquences, le droit avant l’application et, avec
le droit, il faut demander quand même, pour la réconciliation,
pas simplement pour marquer le point, il faut demander une
déclaration solennelle israélienne sur l’injustice commise.
Parce que je reviens à la question de la légitimité et ça
aussi les Israéliens le savent. Israël a obtenu toutes les reconnaissances qu’il voulait. C’est un fait. Il n’y a pas un pays
important au monde qui ne l’ait pas reconnu, tout le monde a
des ambassades en Israël. Et pourtant il demeure inquiet.
Est-ce qu’il se sent inquiet à cause des brigades de l’armée
arabe ou de l’aviation palestinienne ? J’en doute. Ils sont
inquiets à cause d’autre chose. Ils sont inquiets parce qu’ils
savent ce qu’ils ont fait, ils savent que nous savons ce qui
s’est fait, et ils savent surtout - c’est cela le noeud, c’est pour
ça qu’il y a encore de la haine très forte dans leurs propos -
ils savent que leur légitimité est entre les mains des réfugiés.
Parce que l’État d’Israël ne trouvera en fait une situation légitime, malgré toutes les ambassades de la planète, que
lorsque ces victimes leur diront : « D’accord, ce qui est fait est
fait, on peut vous accepter. »
Tant que ces victimes - et eux savent très bien, à cause de
tous les malheurs que leurs parents ont vécu, ce qu’est une
victime - ne leur donneront pas cette légitimité, celle-ci ne
sera pas assurée. Et là il y a un noeud très fort et qui est très
irritant car ils n’arrivent pas à sortir cette douleur.
C’est pour cela par exemple que lorsque Monique
Chemillier-Gendreau, dans des exposés sur le droit, s’est
mise à aborder cette histoire de la légitimité qui serait en réalité, qu’on le veuille ou non, entre les mains des victimes et
pas entre les mains ni des États-Unis, ni des pays qui reconnaissent Israël, ni même des citoyens israéliens (même si les
Israéliens estiment que le gouvernement est légitime à leurs
yeux, nous parlons d’une autre légitimité), la fureur a été
absolue. Jamais Israël n’a été attaqué comme il l’a été attaqué
en formulant cette idée juste. Elle est juste, et tout le monde
le sait, à commencer par ceux qui étaient très en colère.
Bon vous voyez on est dans un noeud qui est historique et
politique et stratégique et psychanalytique et moral et qui est
la clé, la seule clé possible d’une réconciliation. Si ce droit
n’est pas reconnu, si le tort n’est pas reconnu sur le plan
moral, et si à ce moment une bonne application n’est pas forcément à 100 % parce qu’il n’y a pas d’application à 100 %, à ce
moment-là la conciliation deviendra possible.
Voilà un peu ce que je voulais vous dire sur cette question
du droit au retour. Maintenant, si vous voulez, on peut aborder des questions parce qu’il y a certainement des aspects
que je n’ai pas traités. Merci.
DÉBAT
Qu’ont fait les pays arabes pour aider les Palestiniens ?
Elias Sanbar : Pour ce que les États arabes ont fait, oui les
États arabes n’ont rien fait, mais pas toujours ni à toutes les
périodes. Moi je ne suis pas l’avocat des États arabes. Je sais
un peu ce dont nous avons pâti très souvent. Mais je ne vous
cache pas, je suis très méfiant dès que j’entends ce type de
questions. Je vais vous dire pourquoi. Pas par sympathie pour
ces régimes qui sont aujourd’hui illégitimes pour leurs
peuples et très largement despotiques. Mais il n’empêche
que c’est l’argument que nous, Palestiniens, pendant un
demi-siècle - ça fait cinquante ans que ça dure, avons entendu dans la bouche des Israéliens qui devenaient tout d’un
coup extrêmement compatissants par rapport aux malheurs
que nous subissions du fait de nos frères et qui devraient en
principe nous donner à réfléchir pour que nous sachions qui
étaient nos vrais adversaires, nos frères et pas les Israéliens.
Donc j’ai une réticence - je vous le dis très franchement -
dès qu’on nous pose cette question parce que je me dis : elle
est trop simpliste. Elle est très simpliste parce que, contrairement à ce que vous pensez, elle n’a rien à voir avec l’histoire.
Je vais vous dire pourquoi. Je vais vous répondre par des
questions identiques. Qu’a fait l’Égypte nassérienne par rapport à la Palestine ? Qu’a fait l’Égypte de Sadate par rapport à
la Palestine ? Qu’a fait le Yémen nassérien par rapport à
Sadate ? Qu’a fait le Yémen du Sud marxiste par rapport à la
Palestine ? Qu’a fait le Liban de 1958 par rapport à la Palestine ?
Qu’a fait la Syrie marxiste ? Qu’a fait la Syrie de Assad ? Ce qui
veut dire qu’il y autant de questions et autant de réponses
que non seulement d’États arabes mais de périodes. Donc
cette question, moi j’y répondrai dès qu’elle sera précise. Vous
pouvez me dire aujourd’hui : que fait l’Égypte de Moubarak ?
Je peux vous répondre. Que fait le Liban d’un tel ? Je peux vous
répondre. Mais cette façon globalisante, les Arabes ça n’existe
pas. Les Saoudiens, malheureusement je n’ai aucune sympathie pour ce régime, ont fait beaucoup, contrairement à ce que
vous imaginez, et vous savez pourquoi ? Pour acheter le calme.
Les Saoudiens, que vous le vouliez ou non, ont aidé avec leur
argent, et bien précisément ce sont les seuls qui ont payé. Ils
ont payé comme on fait chanter des riches. Si ça vous satisfait,
c’est très bien. L’Arabie Saoudite est l’État qui a le plus avancé
de l’argent pour ne pas avoir de troubles chez lui puisque les
Palestiniens ont la réputation d’être des agitateurs...
Que répondent les Israéliens quand on leur pose le problème
maintenant que l’on connaît mieux la vérité historique ?...
Elias Sanbar : Comme vous avez dû le voir dans le film « Route
181 », ce qui a délié les langues, c’est que les cinéastes parlaient
hébreu. D’ailleurs il y a plusieurs rencontres dans le film. Au
cours de la conversation, celui qui est en train de se déchaîner
sur les Palestiniens se rend compte tout d’un coup que les interlocuteurs, bien que parlant hébreu, ne sont pas d’accord avec
lui. Et vous en avez deux ou trois qui, tout d’un coup, s’arrêtent
et disent : « Ah je vois ce que tu penses, tu es de l’autre bord. »
et là les langues s’arrêtent, elles ne disent plus la même chose.
Pour vous dire que ce discours, même si c’est sur la route, il est
presque interne. Et quand l’interlocuteur extérieur réel arrive,
on ne l’entend plus. Et la force des deux cinéastes a été qu’ils
ont été pris comme des gens d’Israël et donc là les gens ont dit
vraiment tout ce qu’ils savent. Alors beaucoup de gens après
leur ont reproché de les avoir floués et leur ont dit : « Si vous
aviez parlé une autre langue, on ne vous aurait pas dit cela. »
C’est un aveu déjà de dire une chose pareille.
Quelle appréciation portez-vous sur la façon dont l’accord de Genève a traité la question des réfugiés ?
Elias Sanbar : Pour le projet de texte de Genève, il y a un certain nombre d’avancées indéniables dans les propositions car
ça reste toujours à l’état de propositions, ce n’est pas un accord, car il n’est pas un acte officiel mais un texte de propositions, bien sûr élaboré par des signataires des deux bords,
mais c’est quand même un projet.
La question des réfugiés connaît une avancée, d’une part
dans la mesure où en préambule la question du droit est
reconnue. Et il est très explicitement fait référence à la résolution. Ils n’ont pas donné son numéro, ils ne disent pas la
résolution 194. Donc elle est un des termes de référence, mais
sans dire « nous reconnaissons le droit au retour ». Le fait de
reconnaître la résolution qui institue le droit au retour est
quand même une avancée très importante.
La deuxième chose qui est très importante dans ce texte, c’est
qu’il a définitivement séparé la question du droit et la question des indemnisations. Et il les a séparées de façon très
intelligente dans la mesure où il les a associées au lieu de les
présenter comme des alternatives l’une à l’autre, puisque le
projet de Genève dit : les réfugiés ont le droit au retour et à
une indemnisation parce que ça fait quand même plus de cinquante ans qu’ils vivent une injustice insupportable.
Ils ont même ajouté une troisième chose car dans la question
des indemnisations, si on reste un peu dans le texte, les
indemnisations telles que prévues par la résolution elle-
même finalement ne sont utiles, au cas où ils les réclameraient, que pour les gens qui avaient une propriété puisque la
résolution stipule que les terres ou les maisons ou les biens
seront indemnisés. Mais il y a beaucoup de gens qui ont été
expulsés qui étaient absolument pauvres, qui ne possédaient
ni leurs maisons ni leurs terres, et ceux-là qu’est-ce qu’on en
fait ? Or ce qui est très bien également dans les propositions
de Genève, c’est qu’une troisième indemnisation a été ajoutée à l’autre qui est une indemnisation morale pour le tort
subi. Et cela pour tous. Voilà les trois premiers points.
Le point qui manquait - et c’est très surprenant parce que
Yossi Belin, le signataire israélien, de ce projet était quand
même d’accord, il l’avait même abordé lors des négociations de Taba qui avaient eu lieu en décembre 2000, après l’échec
des négociations à Camp David -, est la question de la reconnaissance du tort. Il y avait dans le projet à Taba l’idée de
reconnaître qui n’allait pas jusqu’à dire « nous sommes responsables d’un crime », mais « vous avez subi un tort et nous
en sommes responsables ». Donc il y avait une avancée dans
l’idée de la responsabilité. Mais cet aspect a littéralement disparu du projet de Genève. Est-ce qu’il a disparu comme on
nous l’a dit par la suite parce que les auteurs ont estimé qu’ils
avaient déjà pris assez de risques par rapport à leur opinion en
endossant la résolution 194, et qu’ils ne pouvaient pas à la fois
reconnaître le tort et accepter les indemnités morales, c’est
possible. Il n’empêche que c’est un manque.
Mais ce qui est bien dans ce projet, c’est son côté très pédagogique puisqu’il est la preuve concrète que rien n’est impossible. Finalement même s’il ne voit pas le jour, même s’il ne
se concrétise pas, il aura quand même servi à donner la preuve que toutes les questions, même les soi-disant absolument
insolubles, peuvent trouver une solution. C’est énorme dans
l’état d’esprit général aujourd’hui.
Sur 1948 et les expulsions, qu’est-ce qu’on peut considérer comme historiquement acquis et indiscutable ?
Elias Sanbar : Maintenant pour ce qui est des expulsions, oui,
nous avons énormément de données. En gros, l’expulsion
s’est faite entre le 29 novembre 1947, c’est-à-dire le vote de la
résolution du partage, et la proclamation de l’État d’Israël le
15 mai 1948. Bien entendu, durant les deux semaines qui sont
proches de la date du 15 mai, l’expulsion connaît une cadence infiniment plus forte, plus généralisée qu’avant.
Il faut que vous le sachiez aussi, l’expulsion a commencé, techniquement - et les plans de la Hagana et du Palmach
étaient très clairs à cet égard - par être menée au sein même du territoire palestinien. On n’a pas commencé par pousser
les gens vers les frontières. Les expulsions au départ consistent à vider des triangles qui sont délimités par des colonies
et à faire pousser la totalité de la population vers des lieux
d’entassement des réfugiés. Les réfugiés commencent par
être regroupés en Palestine et c’est après, dans un deuxième
temps, qu’on fait pousser la grosse masse des réfugiés vers
les frontières. On rassemble et puis on vide, sinon le mouvement aurait été ingérable, on ne pouvait pas organiser des
expulsions au niveau de chaque village ; vous avez 900 localités sans compter les villes en Palestine. Il fallait faire vite, il
fallait être efficace. C’est ainsi qu’ils réfléchissaient. Et la
meilleure preuve précisément que l’expulsion n’a pas été
accidentelle, mais qu’elle relevait d’un plan militaire, c’est
précisément ce regroupement avant de déverser des gens de
tous les côtés. Et c’est comme cela que la Galilée par
exemple, mis à part les villages très proches des frontières
qui sont passés à pied, le gros des habitants de la Galilée va
être poussé vers la côte, principalement Haïfa et Saint-Jeand’Acre. Et après l’exode forcé se fera par la route du littoral
vers le poste frontière au Sud Liban.
Les villes de Ramleh, de Lod et tous les villages environnants
seront vidés en un après-midi, 50 000 personnes vidées par
Rabin d’ailleurs et là nous sommes dans un cas assez intéressant puisque Ramleh et Lod ont été vidés après la proclamation de l’État d’Israël, ce qui est une autre preuve, parce que
parfois on dit que c’est accidentel. Moi je crois que, pour des
raisons militaires sécuritaires, quand on est en territoire ennemi, on ne peut pas se permettre d’avoir des populations hostiles ; il faut les déplacer. Or là on déplace 50 000 personnes
alors que l’État d’Israël est déjà proclamé, qu’il est reconnu à
l’ONU et qu’il n’y a plus de danger.
Le mouvement principal se déroule donc entre le 29 novembre
et le 15 mai et quand les armées arabes entrent en Palestine, la
quasi-totalité des 800 000 sont déjà dehors parce que les
armées arabes sont entrées le jour de la proclamation de l’État
d’Israël. C’est ce qu’on appelle la guerre israélo-arabe, en fait
c’est la deuxième guerre de 1948. Il y en avait eu une avant
qui est une guerre d’expulsion, il n’y avait pas d’armée arabe.
Et les Israéliens ne parlent que de la deuxième parce que, en
ne parlant que de la deuxième, ils peuvent dire : « En 1948, le
15 mai nous avons été agressés par les armées arabes, nous
avons mené une guerre de défense. » L’armée arabe était déjà
engagée dans une tentative de récupération de ce qui était déjà
vidé quand elles sont rentrées. Les réfugiés étaient déjà partis.
Le gros des mouvements d’exil a eu lieu au mois d’avril 1948.
Nous avons de très bonnes statistiques. La Croix-Rouge et les
Quakers ont, malgré toute la pagaille, réussi à faire un nombre
surprenant de fiches sur les personnes qui arrivaient. Et nous
avons surtout, après, dès que l’Unrwa s’est installée, nous
avons aujourd’hui un fonds sur lequel notre travail a commencé qui recouvre - et encore ce n’est pas très précis - près de
46 millions de documents d’archives. Une fois que cette
matière sera traitée et informatisée, il y aura du travail pour
des décennies sur la situation des réfugiés, qu’elle soit sanitaire ou d’éducation des familles. Vous savez qu’il y a un
répertoire total des propriétés perdues selon les numéros et
les plans du cadastre. Ça existe.
Peut-on comparer les accords de Genève et les accords d’Oslo ?
Elias Sanbar : Il y a deux choses à dire. Tout d’abord, pour qu’on
ne parte pas dans des discussions qui ne sont pas réelles, il
faut préciser que les accords d’Oslo sont des accords qui ont
été signés et mal appliqués. Ils ont existé. Nous ne pouvons
pas ouvrir un débat sur les accords de Genève qui sont un texte
virtuel et malheureusement très probablement mort... Donc
discutons les textes, mais ne disons pas que nous avons déjà
permis à Israël d’appliquer comme il l’entend un texte qui n’est
qu’un projet, ne traitons pas ce texte comme un traité en cours
de signature. Il n’en est pas un.
L’ordre des séquences est respecté dans le texte de Genève.
D’ailleurs le passage que notre amie (l’intervenante) a lu, le
montre. Il dit que « les négociations sont fondées sur la reconnaissance de la résolution 194 ». L’application peut prêter
bien-entendu à débat, mais, pour moi, elle n’est pas très
importante dans la mesure où la négociation n’a pas eu lieu.
Il y a une deuxième chose qu’il faut que vous sachiez. On va faire
un peu de diplomatie-fiction, supposer que le texte de Genève
est pris, qu’il est signé par un ministre israélien et le gouvernement palestinien. C’est à ce moment que commence la négociation. Aucun État, aucun groupe, aucun responsable ne viendra
simplement signer un projet fait par d’autres et pour moi le
grand risque - et c’est pour moi la plus grande faille des accords - du projet de Genève, c’est que s’il devenait concret, il constituerait une base de départ qui serait réduite, car les bases de
départ dans toutes les négociations sont considérées toujours
par l’une des parties, d’habitude la plus forte, comme un plafond
et la négociation se fait toujours sur la base de savoir comment
allons-nous trouver un dénominateur commun qui soit un peu
plus bas... C’est ça le grand problème de ce projet.
Cela dit, notre discussion peut être intéressante bien sûr. On
peut entrer dans les détails : qu’est-ce que vous en pensez,
est-ce que c’est jouable, etc. Mais cette discussion reste
quand même relativement théorique. Ce texte est un projet
qui a créé quand même un malentendu, une équivoque :
dans les pays où nous vivons, il y avait une frustration sur l’impression qu’il n’y a pas de solution au problème si bien que
beaucoup de monde s’est précipité sur le texte de Genève
comme si c’était un véritable accord. Par exemple ça me fait
rire quand je vois des blocs de gens qui sont « pour » et des
blocs de gens qui sont « contre » Genève. J’entends les uns
me dire : « Nous avons fait un groupe pour faire du lobbying
pour Genève. » Mais c’est très virtuel, on n’en est pas du tout
là. Et donc on peut en discuter comme un texte pas théorique
ou plus que théorique.
Voilà deux équipes qui ont fait une proposition, qu’ont-elles de
convenable ? Qu’ont-elles de critiquables ? Est-ce réaliste ?
Est-ce acceptable ? Mais on ne peut pas les aborder comme on
peut aborder, de façon concrète, critique ou pas, l’expérience
des accords d’Oslo qui se sont concrétisés. Certains diront dans
le désastre, d’autres diront dans un moyen désastre, d’autres
diront dans une chance manquée, mais qui se sont concrétisés.
Donc on n’est pas du tout dans le même registre.
Moi je n’aurais pas négocié la question des réfugiés de cette
façon-là, donc je ne peux pas la défendre. Néanmoins on ne
peut pas faire dire au texte ce qu’il ne dit pas. Ainsi lui faire
dire que le droit au retour dépendrait uniquement de la
volonté Israël n’est pas exact. Le texte dit que, pour ce qui est
du regroupement familial, Israël a un droit de regard, ce qui
est très hypocrite et pervers, mais Israël ne dit pas : « C’est
moi qui applique le retour. » Israël dit que les gens du projet
qui ont signé ont quand même accepté le fait qui est que l’application du droit au retour se fera de façon majoritaire dans
les frontières de l’État palestinien. C’est ça que dit le texte. Ce
n’est pas Israël. Il y a eu un accord qu’on peut critiquer ou pas,
mais le texte ne dit pas : « Israël décide. » Ils ont cédé sur le
fait que le droit s’appliquera au sein des frontières de l’État
de Palestine et ce faisant relèvera uniquement de la souveraineté palestinienne. Que ça vous laisse sceptique, ce n’est
pas un problème pour moi. Je ne suis pas un défenseur acharné de ces accords, mais je pense qu’ils ont eu quand même le
principal mérite de montrer que ça n’est pas insoluble et, en
ce moment, c’est assez important.
Bernard Ravenel : Ça n’a pas empêché Alain Finkelkraut
de dire au meeting de la Mutualité que les Palestiniens
avaient abandonné le droit au retour en Israël et en
Palestine. Je l’ai entendu. Comment a-t-il pu dire ça
dans ce genre d’ambiance, à la Mutualité ?
Elias Sanbar : Cela n’a pas non plus empêché Amos Oz qui, lui,
n’était pas à la Mutualité, mais qui est un des concepteurs du
projet, de dire à la presse israélienne, le lendemain de la proclamation du projet en Palestine, avant qu’il ne vienne à
Genève : « Nous les avons mis à genoux et ils ont levé les mains. » Amos Oz qui, après, est venu ici faire des plaidoiries
pleurnichardes sur son amour fou de la paix, a joué au cowboy le lendemain et c’est dans Haaretz que ses déclarations
ont été publiées.
On avance souvent, pour contester le droit au retour la question démographique et la nécessité de maintenir
un « État juif ». Comment analysez-vous ces problèmes ?
Elias Sanbar : Au départ le projet est un projet non pas d’État
juif - il faut faire très attention aux traductions - mais à un
État des Juifs. Quand vous dites un État juif, ce n’est pas la
même chose qu’un État des Juifs. Dans l’idée, la terminologie,
le concept d’un État des Juifs, vous incluez que c’est l’État
exclusif des Juifs. Si vous dites la France est l’État des
Français, ça veut dire ceux qui ne le sont pas ne sont pas là. Il
y a une idée d’exclusivisme dans la notion d’État des Juifs. Et
le titre fondateur d’où vient l’expression en allemand qui est
Judenstadt, c’est l’État des Juifs, ce n’est pas l’État juif. Donc il y
a, dès le départ, l’idée d’un État exclusif, pas simplement un
État donné par une volonté divine, mais un État exclusivement donné, un État élu pour une communauté... Il y a deux
choix, terre choisie pour une communauté choisie.
À partir de là, c’est vrai que se développe, et dans le discours
et dans le travail d’autoconviction, une sorte de postulat qui
est le suivant : « Non seulement Dieu nous l’a donné, mais
celui qui était là avant l’autre a un droit exclusif de présence,
pas une antériorité seulement légitimatrice mais celui qui
était là avant l’autre a tout le lieu, n’a pas à être avec un autre
dans le lieu. » Et tout le débat pseudo historique s’est quand même déroulé autour de ce thème ; l’idée de la promesse
divine faite à Israël s’est inscrite non pas simplement dans
l’idée du don divin mais dans l’idée de l’antériorité. Qui était
là avant l’autre a droit à tout et qui vient après est un usurpateur donc quelque part un occupant illégitime.
Quand les premières vagues de colonisation commencent, il y
a le discours propagandiste qui est élaboré uniquement pour
les opinions extérieures : la terre est vide, nous sommes un
peuple sans terre, la terre est sans peuple donc il n’y a aucune injustice. Mais les gens qui arrivent savent, et en plus ils
les voient. Et leur question n’est pas de savoir si la terre est
vide ou pas, leur question est de dire : « Ceux qui y sont n’ont
pas le droit d’y être. » C’est comme un propriétaire qui revient
dans un domaine et qui voit qu’il y a des squatters qui sont
installés ; là c’est tout un peuple. Et commence à ce moment,
bien avant 1948, le déplacement. Les squatters, il faut les
vider des immeubles et des domaines qu’ils occupent. En
plus - et c’est là également que commence le fameux discours sur le désert, etc. - non seulement ils n’ont pas droit à
être dans ce qui est notre propriété, mais en plus ils la laissent à la désolation, ils ne la cultivent pas bien, ils en ont fait
un désert alors que c’est un paradis, etc. Donc il y a dès le
départ une liaison entre l’élection et l’antériorité et la solitude, l’exclusivisme sur le territoire.
Bien entendu cette idée n’est pas née en 1948 et, bien entendu, quand se développent les thèmes du danger démographique, du caractère juif de l’État à préserver, ça n’est pas né
en 1948, c’est la quintessence du projet dès le départ ; il y a
bien sûr là des mécanismes que l’on pense étendre, des
mécanismes légitimateurs.
Quand je dis « les histoires démographiques », je n’apporte pas
la véritable réponse au droit au retour ; je ne veux pas dire qu’il
n’y a pas aussi des paniques quant au fait que la démographie
palestinienne puisse constituer un danger, mais je dis que cet
argument ne relève pas du registre du retour ; il relève d’autre
chose, il relève précisément de cette histoire de légitimation
par la promesse d’élection et la puissance solitaire sur les lieux.
D’ailleurs, à preuve que cela ne relève pas de la question du
retour, c’est qu’ils sont paniqués avant même qu’il y ait un
Palestinien qui soit rentré. Ils sont déjà paniqués par le fait que
les 150 000 qui sont restés en 1948 sont aujourd’hui 1 300 000
citoyens israéliens. Ceux-là ne sont pas rentrés et déjà on
entend des discours fous sur le fait que la Galilée est en train
d’être déjudaïsée. Donc je ne dis pas qu’il n’y a pas des
paniques ; je ne dis pas qu’il n’y a pas cette idée pour garder
cette pureté de l’État. Mais ces arguments, quand ils sont présentés par rapport à la question des réfugiés, ne sont pas vrais.
Ils sont en train de dire leur vraie peur parce que, quand ils parlent de démographie, ils disent que cela leur fait peur, alors
que ce qui leur fait peur fondamentalement dans la question
des réfugiés, ce n’est pas la démographie, c’est ce qui s’est
passé. Ce qui leur fait peur précisément sur la question du
caractère religieusement pur de l’État, c’est la démographie,
c’est une des peurs, ce n’est pas la seule. Peut-être que je me
suis mal exprimé en disant que c’est un alibi. Je voulais dire
qu’il est pas à sa place, il sert d’écran pour autre chose.
La pratique des faits accomplis n’est-elle pas la stratégie israélienne pour empêcher toute solution ?
Elias Sanbar : Pour ce qui est de la question des faits accomplis, il est bien entendu que c’est absolument désastreux et il
est bien entendu qu’il y a une démarche perpétuelle à vider
les choses de sens. Prenez par exemple les négociation à
Madrid. À l’époque, je ne sais pas si vous vous en souvenez,
Shamir était premier ministre d’Israël et le New York Times je
crois avait publié une lettre de conseils pratiques et techniques écrite par Kissinger et adressée publiquement au
Premier ministre d’Israël qui disait en substance : « Vous ne
pouvez pas ne pas aller à Madrid. Je sais que vous ne voulez pas y aller mais vous ne pouvez pas l’éviter. Le rapport de
forces est tel que Bush et Eltsine sont absolument acharnés à
vouloir y mener tout le monde. N’essayez pas de contrer Bush.
Par contre, vous pouvez négocier indéfiniment. » Et si vous
vous souvenez, Shamir, qui avait bien lu l’article, a fait une
déclaration en arrivant à Madrid qu’en fait ils ont tous appliquée, même les travaillistes. Shamir a dit : « Nous allons négocier 10 000 ans. » Ça ne veut pas simplement dire traîner, ça
peut vouloir dire que si je négocie pendant 10 000 ans, par
exemple sur Jérusalem, et que je colonise parallèlement à ma
longue négociation, je peux arriver un jour et dire : « Oui d’accord, on va maintenant négocier. » Nous arrivons à table, nous
déroulons les cartes et la partie israélienne dira : « Voyons ce
qu’il y a à négocier. » Nous regardons les cartes, il n’y a plus
rien à négocier. C’est cela les faits accomplis, comment faire en
sorte que même s’il y a des avancées, elles ne puissent plus
être concrétisées, elles n’aient plus de substance. Et à ce
moment la partie israélienne ne dira plus : « Moi je ne peux
pas négocier », elle dira : « Regardez la réalité. Soyons réels et
réalistes. » C’est textuellement la phrase prononcée par Bush
dans sa conférence de presse il y a trois semaines avec Sharon
où, en trois mots, il a concrétisé l’adhésion américaine après
des années de refus à l’idée que les colonies allaient rester.
Quand il a dit : du fait que le conflit est long, il y a des réalités
nouvelles sur le terrain, là il est évident qu’elles vont rester. En
une phrase, nous héritions de 450 000 colons qui devenaient
une réalité constituée sur le terrain du fait du temps. Donc
l’idée du fait accompli est certainement stratégie, elle vise
précisément à vider la négociation de substance.
Que pensez-vous de « l’État binational » ?
Elias Sanbar : Pour ce qui est de l’État binational, bien sûr que
c’est une très bonne idée et que c’est une perspective qui
peut être très intéressante. C’est une perspective qui permet de ne pas aller vers des bains de sang et qui permet d’aller
vers autre chose que deux ghettos, un ghetto palestinien voisin d’un ghetto israélien. C’est vrai que c’est très bien, sauf
qu’il y a des points qu’il faut bien voir et qui n’ont rien à voir
avec la valeur du principe ou de l’idée. L’idée est très bonne,
mais pour moi cette idée est plus une cible qu’un point de
départ. C’est comme la démocratie, c’est très joli, mais vous
ne démarrez pas avec, ce n’est pas vrai, c’est un défi la démocratie, vous la construisez. Les gens qui vous disent : « on va
faire une élection et dans trois semaines, c’est démocratique »,
c’est une belle blague, ça se construit, ça ne se décrète pas.
Alors il faut voir deux choses. L’idée est très avancée, les
Israéliens n’en veulent pas en très grand nombre. Je pense
qu’il y a des Palestiniens qui n’en veulent pas. Ils n’ont pas
envie de vivre avec eux, il faut être un peu réaliste.
Aujourd’hui, avec tout ce qui s’est passé, les Palestiniens
n’ont pas envie de vivre avec des Israéliens. Ils en ont trop
souffert. Il faut du temps.
Moi j’ai fait des tournées quand nous étions en charge des
négociations. J’ai vu les réfugiés dans les camps. Il y avait deux
choses très contradictoires et en fait qui ne le sont pas du tout.
Quand on a des délégués de délégations étrangères avec nous,
bien sûr, les réfugiés refusaient tout et nous on renchérissait ;
quand nous étions seuls, entre Palestiniens, il faut que vous
l’entendiez, il n’y avait aucun renoncement - c’est-à-dire la
même personne, et elle était sincère dans les deux cas - me
disait : « Je veux mon droit au retour » et « je ne veux pas vivre
avec eux. » Texto. Il ne faut pas se faire d’illusions.
Tout ça pour vous dire que c’est un défi, c’est une construction, ce n’est pas donné. Et là encore, nous partons souvent
dans des débats : es-tu pour ou contre l’idée binationale ?
Mais je suis à fond pour, est-ce qu’on peut discuter de savoir
comment la rendre concrète, pas simplement d’être pour,
comment la construire ? C’est vrai qu’elle peut constituer une
alternative très bonne et très avancée. Mais nous, les Palestiniens, en ce moment, nous avons déjà deux partis, le
parti qui est pour et le parti qui est contre. L’État binational,
on n’y est pas. Essayons de voir comment construire cette
idée de l’État binational et ça va nécessiter une construction
israélienne que nous ne pouvons pas faire.
Nous ne pouvons pas seuls décider qu’ils vont vivre avec
nous, il faut qu’ils décident eux de vouloir. Est-ce qu’ils le
veulent, est-ce qu’ils ont envie d’être avec nous ? Là, on est
dans du réalisme de base. Moi si on va me dire : pour quoi tu
es ? Moi je suis pour l’État démocratique, je suis même pas
pour l’État binational. Si on veut me demander mon aspiration. Mais jamais je viendrai vous dire : « Voilà le projet
aujourd’hui qui est en cours. » Il n’est pas en cours. Pour moi
l’État binational est déjà une reculade par rapport à l’État
démocratique. Mais l’État démocratique est également dans
ma tête une conviction et également une réalité très lointaine. Je ne sais même pas si elle viendra un jour.
En fin de compte, n’y a-t-il pas une crise ou une impasse dans la stratégie palestinienne ?
Elias Sanbar : Je pense que ce n’est pas par hasard - et je ne
suis pas du tout en train de critiquer - si nous nous jetons à
corps perdu dans l’histoire de Genève. Il faut bien sûr discuter, mais je crois qu’il y a quelque part là une manifestation
actuelle de notre crise. Nous n’arrivons pas à être dans du
concret. Il faut le dire et se le dire. Ce qui fait que nous partons dans des débats et des batailles sur qui est pour et qui
est contre Genève... Moi je sais qu’en Palestine, il y a eu des
histoires absolument incroyables sur qui a signé cet accord et
qui s’est réuni pour le signer ; alors, il y avait ceux qui étaient
sincèrement contre, il y avait beaucoup qui étaient contre
parce qu’ils n’avaient pas participé à la rédaction, il y avait ça
aussi. Cela relativise un peu. Après on n’arrive plus à écouter
de la même façon les propos quand on sait ça.
Il y a aujourd’hui une situation de crise réelle, il y a une situation palestinienne de crise qui n’a pas d’alternative. Il y a de
la résistance, de la volonté de ne pas accepter ce qui se passe
mais personne ne me convaincra aujourd’hui que nous avons
une alternative.
Nous sommes au bout de trois ans d’Intifada dans une situation où les dirigeants n’ont pas adressé une fois la parole à
leur base pour lui dire : « Voilà ce que nous allons faire »,
même si c’est une imbécilité que nous allons faire. Il n’y a pas
eu une adresse à la base pour dire « voilà l’étape suivante :
c’est telle chose, nous voulons faire telle chose », même si
c’est le ramassage des ordures, sans aller dans des stratégies
gigantesques. Il n’y a pas eu un message. Il y a un vrai problème. Et dans le mouvement de soutien qui est à l’extérieur,
même si on ne connaît pas ce détail, ce vide est en train de se
répercuter. Alors on s’accroche à des projets quand ils passent
pour essayer un peu, et c’est plus que légitime de s’accrocher,
mais nous avons un problème réel.
Pendant la première Intifada, qui était de loin d’une moindre
ampleur et qui était très différente, il y avait quand même
toutes les semaines un communiqué qui sortait, clandestin,
distribué partout, qui disait « les cibles de la semaine sont un,
deux, trois »... Chaque semaine. Peut-être que les cibles
n’étaient pas géniales, que la perspicacité politique n’était
pas fameuse, mais il y avait une sorte de travail de concerve.
Les jeunes qui descendaient dans les rues savaient qu’il fallait s’articuler à telle chose parce que la cible cette semaine
c’était ça, pour une autre semaine elle concernait les associations de femmes qui devait s’organiser en conséquence, et
ainsi de suite.
Nous sommes dans un autre cas de figure et je pense que
tous ces questionnements sont légitimes, mais la discussion
ne peut suffire à combler un autre vide.
Il y a aujourd’hui une grande question qui se pose et à laquelle
je n’ai pas de réponse. Il faut au moins que nous commencions à la dire. Aujourd’hui, quelle est l’alternative face au retrait de
Gaza ? Le retrait est un coup complètement pervers et tordu.
Le retrait est une organisation pour annexer 5 000 kilomètres
carrés de la Cisjordanie. C’est 350 kilomètres de soi-disant
cédés dont ils ne veulent pas parce que c’est un bourbier inouï,
pour pouvoir en bouffer 5 000. Que faire ? Si je dis : « je ne veux
pas qu’ils se retirent de Gaza », on ne comprend plus.
L’occupant veut partir, vous dîtes que vous ne voulez pas qu’il
parte... Si vous dites « oui c’est bien qu’ils partent », vous êtes
piégés, vous êtes dans sa logique de l’échange parce qu’il va
partir de Gaza, la totalité des États de la planète - et ça a commencé au G8, Europe en tête - vont applaudir ce pas historique, mais nous savons que, pendant ce temps en Cisjordanie,
le Mur continue d’être construit. Hier, des portions de mur
interdites par les États-Unis ont été amorcées... Il y a un vrai
problème et nous y sommes arrivés pas simplement parce que
les Américains et les Israéliens ont été très habiles, mais parce
que, depuis un ou deux ans, il n’y a eu aucune alternative proposée d’autre part du côté Palestinien...
J’ai un souvenir très net de l’année 1972 où, tout d’un coup, est
arrivée une série de mauvaises nouvelles et où tout d’un coup
des choses dont on pensait qu’elles se passaient bien ne se
passaient pas bien du tout. Je me souviens de l’effritement à
l’époque du sentiment de solidarité par exemple en France
quand ces réalités sont apparues et ça s’est fait sur le thème :
vous nous avez manipulés ; vous nous avez caché la réalité
des choses et vous nous avez instrumentalisés. Peut-être que
si nous avions su - mais nous ne savions pas - la réalité de
la situation et que nous en avions parlé, on nous aurait dit :
vous êtes en train de venir nous déprimer... Mais finalement
ça a été un désastre ; le nombre de gens qui se sont arrêtés
de se battre sur la base du fait qu’ils avaient été trompés,
manipulés, utilisés était très grand... Il ne faut absolument
pas recommencer.