Distinguée dès la publication, en 2005, de sa thèse sur les « Destins de femme et les liens familiaux dans les camps de réfugiés palestiniens en Jordanie 1948- 2001 », Stéphanie Latte Abdallah n’a de cesse de revenir en terre de Palestine, sur le terrain, au plus près de la société qu’elle étudie, pour valoriser les faits dans un conflit où, comme elle le dit, « tout le monde se sent d’avoir un point de vue ». En 2011, l’ouvrage collectif qu’elle dirige, À l’ombre du mur, ancre son travail dans la géographie de l’occupation, un référent central pour l’historienne qu’elle est. Puis ce sera, entre autres, un documentaire tourné en 2017 intitulé Innermapping (qu’on peut traduire par Cartographie intérieure) et un livre, publié en mars 2021 : La toile carcérale. Histoire de l’enfermement en Palestine. À chaque fois, les thèmes de la frontière et de l’enfermement sont omniprésents.
La méthode de Stéphanie Latte Abdallah passe par l’expérimentation du territoire. Innermapping, tourné en Cisjordanie, en donne un excellent exemple : à force d’interroger la notion de frontière à travers le mur, la question des réfugiés, celle de l’occupation, elle a voulu éprouver, physiquement, ce que signifie cette « territorialité impossible », affronter la question de la mobilité dans un espace contraint. Inspirée par l’initiative de Tanas Khoury qui a mis au point un GPS palestinien, elle décide d’embarquer avec un Palestinien de Jérusalem et un autre de Cisjordanie, pour rejoindre quelques lieux déterminés à l’avance en ne suivant que le GPS. Très vite, les voyageurs sont confrontés à la difficulté de devoir consulter deux cartes. De devoir choisir les routes autorisées. De devoir laisser leur ami hiérosolymitain à l’entrée d’un checkpoint qui ouvre vers un territoire qui lui est interdit. Au cours de cette déambulation heurtée, Stéphanie Latte Abdallah traverse aussi des poches de mélange, comme ce foodtruck tenu par un Palestinien non loin d’une colonie dont les habitants sont des clients réguliers. Même s’ils ne savent pas trop où ils s’assoient, ni ne connaissent le statut de la terre qu’ils foulent, ils apprécient la citronnade.
Quant au mur, souvent comparé à une frontière par certains raccourcis média- tiques, il n’en est pas une selon Stéphanie Latte Abdallah, tant les mouvements des Palestiniens sont plus déterminés par le risque qu’ils représentent que par l’endroit où ils habitent. C’est là tout l’enjeu de la recomposition des nouveaux systèmes de surveillance que la chercheuse date de 2006. « Il y a plusieurs types de contrôle : les checkpoints pour passer le mur et à l’intérieur du territoire ; le système de permis, plus d’une centaine ; le système carcéral », énumère-t-elle. Ces différentes façons de sur- veiller la population palestinienne s’apparentent à une forme de gestion de l’occupation héritée de la deuxième intifada et de la disparition totale des accords d’Oslo.
Pas de refuge
S’il n’y a pas de frontière, comme le constate Stéphanie Latte Abdallah sur le terrain – pas de frontière au sens où on l’entend, « pas de frontière ligne » comme elle dit – peut-il y avoir un territoire ? « Le territoire se dérobe sous les pieds des gens qui le foulent », constate-t-elle. Parce que non seulement, les Palestiniens ne sont à l’abri nulle part – Oslo est mort surtout parce que les zones A, B et C ne veulent plus rien dire quand il s’agit de la sécurité de l’État hébreu et des opérations de sécurité. Mais aussi que, selon la logique classique du colonialisme, les relations entre colonisateurs et colonisés fondent l’occupation en créant des espaces communs qui soulignent d’autant plus que certains ont plus de droits que d’autres. Si les gens ne maîtrisent pas leur espace, alors ils arrêtent de bouger. La frontière est partout mais elle est nulle part en même temps, ce qui impose une tension permanente. Même dans un territoire dont on pense qu’il nous est autorisé, on court un risque : nulle part où se réfugier, même pas dans la maison familiale dont on voit la facilité avec laquelle l’armée israélienne viole l’intimité, notamment au cours des arrestations nocturnes.
Emprise carcérale
Cette réflexion autour de l’espace, de la frontière, du risque que représente chaque colonisé pour le colonisateur (et donc qui le met à la merci du système répressif) a mené Stéphanie Latte Abdallah aux portes de la prison. Là encore, elle confesse ne pas avoir réalisé l’ampleur de cette question dans l’histoire et dans le quotidien des Palestiniens. La fréquentation du terrain, les histoires entendues l’ont menée à commencer ce travail qui se concrétise aujourd’hui avec la publication de cette somme – 466 pages – qui dresse une Histoire de l’enfermement en Palestine.
« La toile carcérale, c’est à la fois la réalité de la prison et sa virtualité ; la possibilité d’être arrêté est permanente, l’arsenal juridique est fait pour ça. La toile, c’est aussi l’emprise », explique-t-elle en revenant sur ce concept dont elle a baptisé son ouvrage. Qui est plus qu’un document parce qu’il est traversé d’histoires de vies et d’expériences de terrain, qu’il n’a pas la sécheresse des essais savants ou des démonstrations conceptuelles. On y rencontre le personnel pénitentiaire, composé d’une très forte minorité druze ou arabe israélienne. On y lit des pages passionnantes sur le mouvement des prisonniers et la prison comme une continuité politique ; où comment la résistance nationale palestinienne a complètement intégré le système carcéral. Stéphanie Latte Abdallah montre comment la gestion politique de la prison est menée en parallèle avec l’action territoriale avec un seul mot d’ordre : la pulvérisation des solidarités.
Fin de la démocratie
À la question de savoir si « la toile carcérale » participe au système d’apartheid imposé par l’État hébreu aux territoires occupés, Stéphanie Latte Abdallah rappelle que l’absence de frontière change la nature de l’État colonisateur, ce qui est le cas en Israël. « L’absence de frontière implique la fin de la démocratie », pose-t-elle. Comme un fait. Ni un avis, ni une opinion, ni un slogan.
S’il n’y a pas de frontières, il n’y a pas de démocratie, ni de droits. Et si l’espace en question obéit à des mobilités déterminées selon une logique ethno-nationale et à des citoyennetés définies selon des critères ethno-raciaux, alors oui, on peut parler d’apartheid.
Aujourd’hui, à bas bruit, l’évocation d’une solution fédéraliste revient, sous forme d’une confédération qui garantirait « une terre pour tous ». Le premier avantage de cette option est de dépasser définitivement le débat, stérile, sur un ou deux États. Et de revenir, selon Stéphanie Latte Abdallah, à des fondamentaux que les dernières décennies ont brouillés à coups d’opérations sécuritaires, de guerres et de démolitions de maisons. Selon elle, il s’agirait de remarquer la Ligne Verte et d’ouvrir les frontières : les ouvrir, ça veut dire les fixer. De donner la possibilité aux réfugiés qui le veulent de revenir : autoriser cette mobilité ultime, revenir chez soi et ne plus courir le risque d’être expulsé de sa maison.
Enfin, Stéphanie Latte Abdallah évoque le concept de citoyenneté différenciée, qui inclut une cohabitation dans la liberté et l’égalité mais selon des modalités sociales distinctes.
Emmanuelle Morau