DANS QUELLE MESURE le boycott de l’Afrique du Sud a-t-il réellement contribué à la chute du régime raciste ? Cette semaine, je me suis entretenu avec Desmond Tutu de cette question qui occupe mon esprit depuis longtemps.
Nul n’est mieux qualifié que lui pour répondre à cette question. Tutu, archevêque anglican d’Afrique du Sud et prix Nobel de la paix, a été l’un des leaders du combat contre l’apartheid et, plus tard, le président de la Commission Vérité et Réconciliation qui a enquêté sur les crimes du régime. Cette semaine, il était en visite en Israël avec les “anciens”, une organisation d’anciens hommes d’État du monde entier créée par Nelson Mandela.
La question du boycott a de nouveau été soulevée cette semaine à la suite de la parution dans le Los Angeles Times d’un article du Dr Neve Gordon appelant à un boycott d’Israël par le monde entier. Il citait l’exemple de l’Afrique de u Sud pour montrer comment un boycott mondial pourrait obliger Israël à mettre un terme à l’occupation qu’il comparait au régime de l’apartheid ;
Je connais et respecte Neve Gordon depuis de longues années. Avant de devenir assistant à l’université Ben Gourion de Beersheba, il avait organisé de nombreuses manifestations contre le mur de séparation dans le secteur de Jérusalem, auxquelles j’ai, moi aussi, participé.
Je regrette de ne pouvoir être d’accord avec lui cette fois-ci – ni sur la similitude avec l’Afrique du Sud ni sur l’efficacité d’un boycott d’Israël.
Il y a plusieurs opinions sur la contribution du boycott au succès de la lutte contre l’apartheid. Selon un point de vue, elle a été décisive. Un autre point de vue considère son incidence comme marginale. Quelques uns pensent que c’est l’effondrement du régime soviétique qui fut le facteur décisif. Après cela, les États-Unis et leurs alliés n’avaient plus aucune raison de soutenir le régime d’Afrique du Sud considéré jusqu’alors comme un pilier de la lutte mondiale contre le communisme.
“LE BOYCOTT a été d’une importance immense”, m’a dit Tutu. “Beaucoup plus que la lutte armée.”
Il faut se souvenir, qu’à la différence de Mandela, Tutu était un avocat d’une lutte non-violente. Pendant les 28 années où Mandela a langui en prison, il aurait pu retrouver la liberté à tout moment s’il avait seulement consenti à signer une déclaration condamnant le “terrorisme”. Il refusa.
“L’importance du boycott n’était pas seulement économique,” m’a expliqué l’archevêque, “mais aussi moral. Les Sud Africains sont par exemple fanas de sports. Le boycott, qui empêchait leurs équipes de participer à des compétitions à l’étranger, les pénalisait très fort. Mais le principal élément, c’est qu’il nous donna le sentiment que nous n’étions pas seuls, que le monde entier était avec nous. Cela nous a donné la force de persévérer.”
Pour me montrer l’importance du boycott, il m’a raconté l’histoire suivante : en 1989, le dirigeant blanc modéré, Frédéric Willem de Klerk, fut élu président de l’Afrique du Sud. En prenant ses fonctions, il déclara son intention d’instituer un régime multiracial. “Je l’ai appelé pour le féliciter, et la première chose qu’il me dit fut : allez-vous maintenant appeler à mettre fin au boycott ?”
IL ME SEMBLE que la réponse de Tutu met l’accent sur la différence considérable entre la réalité de l’Afrique du Sud à l’époque et la nôtre aujourd’hui.
La lutte en Afrique du Sud opposait une large majorité à une petite minorité. Dans une population totale de près de 50 millions, les blancs représentaient moins de 10%. Cela veut dire que plus de 90% des habitants du pays soutenaient le boycott, malgré l’argument qu’il les pénalisait aussi.
En Israël, la situation est tout à fait opposée. Les Juifs représentent plus de 80% des citoyens d’Israël et constituent une majorité de quelques 60% de l’ensemble de la région comprise entre la Méditerranée et le Jourdain. 99,9% des Juifs sont contre un boycott d’Israël.
Leur sentiment ne sera pas : “Le monde entier est avec nous”, mais plutôt que “le monde entier est contre nous”.
En Afrique du Sud, le boycott mondial a contribué à renforcer la majorité et à l’armer pour la lutte. Le boycott d’Israël aurait l’effet exactement contraire : il pousserait la grande majorité dans les bras de l’extrême droite et créerait une mentalité d’assiégé contre le “monde antisémite”. (Le boycott aurait naturellement un impact différent sur les Palestiniens, mais ce n’est pas l’objectif de ceux qui le préconisent.)
Les gens ne sont pas les mêmes partout. Il semble que les noirs d’Afrique du Sud sont très différents des Israéliens, et des Palestiniens aussi. L’effondrement du régime d’oppression raciste n’a pas conduit à un bain de sang, comme on aurait pu le prédire, mais au contraire : à l’institution du Comité Vérité et Réconciliation. Au lieu de la vengeance, le pardon. Ceux qui comparaissaient devant le comité et reconnaissaient leurs mauvaises actions étaient pardonnés. Cela était en accord avec la foi chrétienne et c’était aussi en accord avec la promesse biblique juive : “Miséricorde à qui avoue (ses fautes) et s’amende.” (Proverbes 28, 13)
J’ai dit à l’évêque que j’admire non seulement les dirigeants qui ont choisi cette voie, mais aussi le peuple qui a accepté de s’y engager.
L’UNE DES profondes différences entre les deux conflits concerne l’Holocauste.
Des siècles de pogroms ont inscrit dans la conscience des Juifs la conviction que le monde entier est ligué contre eux. Ce sentiment a été amplifié cent fois par l’Holocauste. Chaque enfant juif d’Israël apprend à l’école que “le monde entier se taisait” lorsque les six millions étaient assassinés. Cette conviction est ancrée au plus profond de l’âme juive. Même lorsqu’elle est en sommeil, il est facile de la réveiller.
(C’est cette conviction qui a rendu possible pour Avigdor Lieberman, la semaine dernière, d’accuser toute la nation suédoise de collaboration avec les Nazis, à cause d’un article stupide dans un tabloïd suédois.)
Il se peut bien que la conviction juive que “le monde entier est contre nous” soit irrationnelle. Mais dans la vie des nations, et même dans la vie des individus, il est irrationnel d’ignorer l’irrationnel.
L’Holocauste aura un impact décisif sur tout appel à un boycott d’Israël. Les dirigeants du régime raciste d’Afrique du Sud sympathisaient ouvertement avec les Nazis et furent même internés pour cela au cours de la seconde guerre mondiale. L’apartheid était fondé sur les mêmes théories racistes que celles dont s’inspirait Hitler. Il était facile d’amener le monde civilisé à boycotter un régime aussi répugnant. Les Israéliens, d’un autre côté, apparaissent comme les victimes du nazisme. L’appel à un boycott rappellera à beaucoup de gens dans le monde le slogan nazi : “Kauft nicht bei Juden !” – n’achetez pas aux Juifs.
Cela ne s’applique pas à toutes les formes de boycott. Il y a quelques 11 années, le mouvement Gush Shalom, dont je suis un membre actif, a appelé au boycott des produits provenant des colonies. Son intention était de distinguer les colons du public israélien, et de montrer ainsi qu’il y a deux sortes d’Israéliens. Le boycott visait à renforcer les Israéliens qui s’opposent à l’occupation, sans pour cela devenir anti-israélien ou antisémite. Depuis lors, l’Union Européenne a beaucoup travaillé à fermer l’accès de l’Union Européenne aux produits des colons, et presque personne ne l’a accusée d’antisémitisme.
UN DES principaux terrains de combat dans notre lutte pour la paix est l’opinion publique israélienne. La plupart des Israéliens pensent aujourd’hui que la paix est souhaitable mais impossible (à cause des Arabes, naturellement.) Nous devons les convaincre non que la paix serait bonne pour Israël, mais qu’elle est concrètement réalisable.
Lorsque l’archevêque m’a demandé ce que nous, les militants de la paix israéliens, avons comme espoir, je lui ai dit : nous espérons que Barack Obama formule un plan de paix complet et détaillé et qu’il use de toute la puissance de persuasion des États-Unis pour convaincre les parties de l’accepter. Nous espérons que le monde entier se rallie à cette entreprise. Et nous espérons que cela aidera à remettre sur pieds le mouvement de la paix israélien et à convaincre notre opinion publique qu’il est à la fois possible et avantageux d’emprunter le chemin de la paix avec la Palestine.
Aucun de ceux qui nourrissent cet espoir ne peut apporter son soutien à un appel au boycott d’Israël. Ceux qui appellent au boycott agissent par désespoir. Et c’est la racine de l’affaire.
Neve Gordon et ses partenaires dans cette entreprise ont perdu espoir dans les Israéliens. Ils sont arrivés à la conclusion qu’il n’y a aucune chance de faire changer l’opinion publique israélienne. Pour eux aucun salut ne viendra de l’intérieur ;Il faut ignorer l’opinion publique israélienne et porter tous ses efforts sur la mobilisation du monde contre l’État d’Israël. (Quelques uns parmi eux pensent de toute façon que l’État d’Israël devrait être démantelé pour céder la place à un État binational.)
Je ne partage ni l’un ni l’autre de ces points de vue – ni la perte d’espérance dans le peuple israélien, auquel j’appartiens, ni l’espoir que le monde va se lever pour obliger Israël à changer malgré lui ses pratiques. Pour que cela se produise, le boycott doit obtenir l’adhésion du monde entier, les États-Unis doivent s’y associer, l’économie israélienne doit s’effondrer et le public israélien perdre le moral.
Combien de temps cela prendra-t-il ? Vingt ans ? Cinquante ans ? Une éternité ?
JE CRAINS qu’il ne s’agisse là d’un exemple d’erreur de diagnostic débouchant sur une erreur de traitement. Pour être précis : l’hypothèse erronée que le conflit israélo-palestinien ressemble au cas sud africain conduit à un choix erroné de stratégie.
C’est vrai que l’occupation israélienne et le système d’apartheid sud africain présentent des caractéristiques semblables. En Cisjordanie, il y a des routes “pour Israéliens seulement”. Mais la politique israélienne ne se fonde pas sur des théories de race mais sur un conflit national. Un exemple petit mais significatif : en Afrique du Sud, un homme blanc et une femme noire (ou l’inverse) ne pouvaient pas se marier, et les relations sexuelles entre eux constituaient un crime. En Israël il n’y a pas d’interdictions de ce genre. D’un autre côté, un citoyen israélien arabe qui épouse une femme arabe des territoires occupés (ou l’inverse) ne peut pas faire venir son épouse ou son époux en Israël. La raison : préserver la majorité juive en Israël. Les deux cas sont condamnables mais fondamentalement différents.
En Afrique du Sud l’accord était total entre les deux parties concernant l’unité du pays. Le conflit concernait le régime ; tant les blancs que les noirs se considéraient comme Sud-Africains et étaient décidés à maintenir le pays dans son intégrité. Les blancs ne voulaient pas de partition, et en réalité ne pouvaient pas la vouloir parce que leur économie dépendait du travail des noirs.
Dans ce pays, Juifs israéliens et Arabes palestiniens n’ont rien en commun – pas de sentiment national commun, pas de religion commune, pas de culture commune et pas de langue commune. La grande majorité des Israéliens veut un État juif (ou hébreu). La grande majorité des Palestiniens veut un État palestinien (ou islamique). Israël n’est pas tributaire de travailleurs palestiniens – au contraire, il écarte les Palestiniens des lieux de travail. À cause de cela, il y a maintenant un consensus mondial pour considérer que la solution réside dans la création d’un État palestinien à côté de l’État d’Israël.
En bref : les deux conflits sont fondamentalement différents. Par conséquent, les méthodes de lutte, aussi, doivent nécessairement être différentes.
REVENONS À l’archevêque, une personnalité attachante qu’il est impossible de ne pas aimer dés qu’on le rencontre. Il m’a dit qu’il prie fréquemment et que la prière qu’il préfère est celle-ci (je cite de mémoire) :
“Cher Dieu, lorsque je me trompe, veuille me faire accepter de reconnaître mon erreur. Et lorsque j’ai raison – veuille me rendre supportable à fréquenter.”