Le Mot de l’éditeur :
1975 : La mère de Suzanne l’emmène à Beer Sheva, dans le Néguev pour revoir la maison où elle a grandi. Elles sont palestiniennes. La maison est occupée par des juifs. Comment partager l’émotion qui les étreint ?
« J’avais même cru apercevoir l’esquisse d’un sourire complice quand, tenant le napperon dans ses mains, ma mère regardait la sœur du juif. Comme si, dans un ultime espoir, cette histoire de napperon allait tout régler. Une femme parle de broderie à une autre femme. Elles sont du même âge, de la même génération. D’exil en exil, Suzanne raconte sa vie de palestinienne, une vie sans lieu, une vie éclatée, une vie non choisie. Un récit de forces et de faiblesses, lancé comme un cri qui se répercute sur les murs – ceux de la maison – ceux de la honte.
extrait :
[...Je m’en souviens encore, comme si c’était hier. Il faisait très chaud ce jour-là. Un jour du mois d’août à Gaza. Nous étions dans la voiture de mon cousin Salem. Il conduisait. Une conduite nerveuse, comme celle des gens de là-bas. Ma mère était assise à côté de lui, mon frère et moi à l’arrière. Il fallait attacher les ceintures de sécurité et respecter les innombrables feux rouges. Nous étions en Israël, et cela faisait partie de sa modernité. C’était du moins ce que nous pensions, surtout que nous venions d’un pays arabe où ces signes distinctifs de progrès n’apparaissaient pas encore. Mon cousin Salem n’arrêtait pas de cracher par la fenêtre (le dégueulasse !), et il disait : « Ah ! Ces Israéliens et leurs sacrés feux rouges ! Comme s’il n’y avait que ça à respecter dans la vie. Foutaises que tout ça ! Foutaises ! »
Ma mère, elle, ne disait rien. Elle était pâle. Quand on lui parlait, elle ouvrait la bouche comme pour répondre, mais les mots ne sortaient pas. Elle semblait absente. Sur la banquette arrière, mon frère et moi étions très agités et nos coeurs battaient la chamade. Après tout, c’était bien la fameuse maison de ma mère que nous venions visiter. Cette maison, nous allions enfin la voir ! Salem s’était bien sûr aperçu de notre agitation, et aussi du silence inquiétant de ma mère, et cela ne faisait qu’augmenter sa nervosité. En sus de cracher par la fenêtre, il n’arrêtait pas de chipoter le rétroviseur, d’avancer et de reculer son siège, d’éteindre et de rallumer l’autoradio, puis de se retourner vers nous pour nous demander, toutes les deux minutes, si tout allait bien.
Mais oui, ça allait, ça allait, sauf que nous trépidions d’impatience. La route, entre Gaza et Beer Sheva, nous semblait bien trop longue. À mesure que nous avancions, l’air était de plus en plus sec, de plus en plus brûlant. C’était le désert. Et nous laissions derrière nous les chauds et humides effluves marins de Gaza, vapeurs de sa Méditerranée, son unique mais ô combien précieux bijou.]