Tenter de remonter aux sources du lobby pro-israélien en France est finalement assez simple, il suffit de suivre l’odeur de la poudre. Dans les années 1950, les organisations juives françaises qui s’intéressent à Israël — ce qui était assez peu le cas du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), fondé après-guerre quand le Parti communiste français (PCF) était influent — font un travail essentiellement caritatif, même si elles sont à fond dans le projet sioniste. Discrètes, elles ne s’adressent pas au grand public, encore moins aux médias, et tentent de mobiliser les juifs de France à qui elles vendent des produits des kibboutz. Le lobby pro-israélien à Paris est d’abord militaro-industriel et d’essence sociale-démocrate. On y croise Maurice Bourgès-Maunoury, un politicien radical-socialiste qui s’est pris de passion avec son directeur de cabinet Abel Thomas pour le jeune État juif, ou l’avionneur Marcel Dassault, dont les Mystère IV sont le fleuron de l’industrie aéronautique française, ainsi que plusieurs officiers supérieurs comme le général Paul Ély, chef d’état-major, le colonel Louis Mangin et le général Pierre-Cyrille Lavaud, qui ont la haute main sur les ventes d’armes.
Avions Mystère IV et Ouragan, chars AMX, roquettes, munitions… Israël achète tout, mais vise plus haut : l’arme atomique, que la France prépare alors activement, et qu’elle testera pour la première fois en février 1960 dans le Sahara, en présence d’ingénieurs israéliens. Vincent Nouzille raconte cela en détail dans Histoires secrètes, France-Israël, 1948-2018 (Les Liens qui libèrent, 2018).
« Dimona, c’est bien »
En janvier 2011, au cours d’un entretien réalisé avec Abraham Segal pour la revue De l’autre côté après la sortie de son petit livre Indignez-vous, Stéphane Hessel avait eu des paroles fortes pour dénoncer la situation à Gaza où il s’était personnellement rendu, ce qui lui avait valu de violentes attaques. Il racontait comment la France des années 1950 avait aidé Israël à se doter des moyens de fabriquer l’arme atomique. Il était alors diplomate et proche de plusieurs dirigeants de la IVe République, dont Guy Mollet, Pierre Mendès-France et Christian Pineau. « Cela est présenté comme quelque chose que nous devons faire, nous le devons à Israël, qui est un État qui a été créé par nous, que nous aimons, que nous soutenons, expliquait-il alors. Nous devons l’aider parce qu’il est entouré d’un monde arabe dangereux, d’un monde arabe qui nous inquiète. C’était pour nous une arme défensive pour Israël, comme nous la considérions comme une arme défensive pour la France. Nous ne pensions pas que l’arme nucléaire était une arme offensive, et dans ce cas on avait confiance en Israël et on se disait : oui, Dimona, c’est bien ».
Dès 1954, des chercheurs israéliens travaillent avec le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) français, suivent de près le chantier de la centrale de Marcoule, non loin d’Avignon, qui doit produire le plutonium français. Puis, au nez et la barbe des Américains — David Ben Gourion et Golda Meir se refusant à les informer, mais la CIA se chargera de tenir au courant Washington —, quelques 700 techniciens et ingénieurs français du CEA et de Saint-Gobain nucléaire [1], mais aussi d’Alstom et de Thomson vont s’installer à partir de 1958 dans le plus grand secret à Beersheva, aux portes du Néguev. Ils participent à la construction d’un réacteur et d’une usine de séparation du plutonium nécessaire à la fabrication d’une bombe atomique à Dimona, un endroit isolé et alors difficile d’accès. Pour brouiller les pistes, les Français travaillant sur le chantier auront de fausses identités, et leur courrier transitera par l’Amérique du Sud. C’est un triomphe pour le lobby israélien à Paris, mais un triomphe top-secret mené par le travailliste Shimon Pérès, aidé par des hommes pour la plupart socialistes.
« Le soutien à Israël est général et systématique sous la IVe République, elle-même engagée dans des conflits coloniaux dans plusieurs pays arabes. La coopération militaire avec Israël est étroite. Shimon Pérès a un bureau au ministère de la défense », commente l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine. Celui qui est alors un proche collaborateur de Ben Gourion et deviendra plus tard patron du parti travailliste, ministre à différentes reprises puis président de la République disposait en effet d’un bureau à l’hôtel de Brienne, rue Saint-Dominique à Paris, qui abritait une bonne partie des huiles galonnées de la République, ainsi que le cabinet du ministre de la défense.
Pérès est chargé par le gouvernement israélien d’acheter des armes françaises, et construit un réseau aussi efficace que muet. « La relation entre la France et Israël a toujours été passionnée, explique l’historienne Frédérique Schillo, et cela a bien marché quand elle a été basée sur des relations personnelles, comme Pérès l’avait fait dans les années 1950 en construisant des réseaux basés sur des liens forts et intimes. Il y avait beaucoup de fascination réciproque, surtout dans les réseaux de la SFIO [2] et ceux de la résistance. Mais par contre, les réseaux issus de la résistance juive étaient trans-partis, ne sont pas sionistes, et pratiquaient un judaïsme républicain fondamentalement ancré dans la République ». Très loin donc de l’idée même de lobby, estime l’historienne [3].
Une alliance de combat contre Nasser
L’histoire d’amour entre Stéphane Hessel et Israël a pris fin un peu plus tard. « Depuis 1967, les Israéliens sont devenus fous », disait-il en 2011. Pas celle entre le puissant lobby militaro-industriel français et ce petit pays qui disait avoir tant besoin d’armes pour se défendre. Du point de vue israélien, la relation avec la France était d’abord basée sur des besoins d’armement, « une alliance de combat », selon l’expression forgée par Frédérique Schillo. La France a longtemps été son premier fournisseur d’armes, et c’est grâce à la France et aux Mirage de Dassault qu’Israël a gagné la guerre de juin 1967.
Les quelques hauts fonctionnaires et officiers supérieurs qui s’engagent pour Israël en lui facilitant l’accès aux armements le font moins par idéologie que pour des raisons géopolitiques. S’ils agissent dans le secret, ces hommes s’appuient sur la classe politique des années 1950. « La France laïque de gauche a mis tout son poids dans le soutien à Israël et pour la reconnaissance de l’État en 1949, avec des gens comme Ramadier, Blum, et la plupart des dirigeants de la SFIO, explique Frédéric Encel, enseignant et actif supporter d’Israël. La France a un empire, une présence dans le Levant, et le Quai d’Orsay est extrêmement attentif sur le sujet. Puis dans le contexte d’alors, la relation était surtout basée sur une alliance de combat contre Nasser. Trois raisons à cela : l’Algérie, l’Algérie, l’Algérie ». En effet, La France vend des armes à Israël avant tout pour casser le président égyptien Gamal Abdel Nasser, dont les dirigeants français pensent qu’il est le premier soutien du FLN, le qualifiant de « nouvel Hitler ».
Longtemps, l’opinion française ignore tout de la question palestinienne. Il faut aider les Israéliens quoi qu’ils fassent, y compris quand ils expulsent les Palestiniens. Il ne s’agit pas de l’effet d’un quelconque lobby, mais plutôt d’un intérêt commun bien compris, d’abord dans l’opposition à Nasser et au nationalisme arabe, puis dans la défense des intérêts du lobby militaro-industriel. De Gaulle voudra y mettre un terme à partir de 1959, en vain : « De Gaulle a dit aux militaires : ‟on baisse d’un cran avec les Israéliens, on y va mollo” », explique un ancien haut responsable des services secrets.
La « politique arabe » du général de Gaulle
Jusqu’en 1967, la coopération entre la France et Israël reste surtout militaire. « Ce sont les Français qui ont formé les Israéliens, Dimona, c’est un modèle français, le même qu’à Marcoule. Mais dès 1961, le général de Gaulle avait mis fin à la coopération française sur la construction de Dimona et le chantier se termina en 1963 », se souvient l’homme des services. « De Gaulle décide d’en finir avec tout cela, de normaliser la relation, il trouvait que les liens étaient trop forts, ajoute Frédérique Schillo. Il veut développer une stratégie levantine, retrouver le lien avec le monde méditerranéen et le monde arabe. La rupture de 1967 était inattendue cependant, mais pas tout à fait surprenante ».
« Depuis la guerre d’indépendance en 1948, la France a toujours été un partenaire déterminant de l’État d’Israël, fourniture d’armes à la Haganah, puis plus tard les paras français à Suez, contrats d’armement, etc. Au moins jusqu’en 1967, la guerre des Six-Jours, quand se produit la cassure avec l’embargo sur les armes et la phrase terrible du général de Gaulle, complète Francis Kalifat, le président du CRIF depuis 2016. On est resté dans une relation distante jusqu’à Valéry Giscard d’Estaing compris, la France manifestait moins son amitié à l’égard d’Israël tandis que l’émergence puis l’omniprésence de la question palestinienne devenaient plus prégnante en France ».
Mais dans sa fameuse conférence de presse de novembre 1967 où le général de Gaulle stipendie « le peuple juif, sûr de lui et dominateur », il ajoute de manière prémonitoire qu’Israël « organise sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme ».
De Gaulle définit une ligne française forte contre l’occupation, que ses successeurs vont peu ou prou prolonger, en soutenant la création d’un État palestinien. « Après 1967, le Général de Gaulle critique certains aspects de la politique israélienne dans une conférence fameuse. Il s’en explique après dans plusieurs échanges avec Ben Gourion. [Georges] Pompidou et [Pierre] Messmer développent ensuite une "politique arabe", qui était à la fois diplomatique, commerciale et énergétique », précise Hubert Védrine qui fut l’un des acteurs majeurs de la diplomatie française pendant deux décennies, à l’Élysée sous François Mitterrand puis au Quai d’Orsay pendant la cohabitation entre Jacques Chirac et Lionel Jospin.
Cependant David Ben Gourion ne tient pas rigueur à De Gaulle de sa phrase, qu’il qualifie en privé de « maladresse ». Dans une lettre qu’il lui envoie le 5 décembre 1967, Ben Gourion alors redevenu député écrit : « Je me suis abstenu d’adhérer à la critique injuste formulée par de nombreuses personnes en France, en Israël et dans d’autres pays qui je pense n’ont pas examiné vos propos avec tout le sérieux requis ». Et Ben Gourion ajoute, en connaisseur : « Ayant été premier ministre d’Israël à l’époque de la IVe République, je sais que les relations amicales avec la France, depuis la renaissance de l’État d’Israël, se sont poursuivies même sous la Ve République, et je n’ai aucun besoin de m’attendre à une amitié plus fidèle et plus sincère que la vôtre ».
De Gaulle tentera de faire respecter l’embargo sur les ventes d’armes, y compris pour les pièces de rechange pour les avions français. Il sera sur ce sujet la cible de vives critiques de la presse française, dont les tropismes pro-israéliens s’affichent plus nettement. En janvier 1969, à l’issue d’un conseil des ministres avec le renforcement de l’embargo à l’ordre du jour, son porte-parole se fera l’écho de la réponse du Général à la presse : « Il est remarquable et a été remarqué que les influences israéliennes se font sentir d’une certaine façon dans les milieux proches de l’information ». Le poids du lobby dans les médias, déjà.
Le lobby pro-israélien sort du bois
En décembre 1969, cinq bateaux patrouilleurs sont subtilisés dans le port de Cherbourg par les services israéliens au nez et à la barbe des autorités françaises, mais avec la complicité de certains militaires français. « L’affaire des vedettes de Cherbourg » va mettre en colère le nouveau président Georges Pompidou. C’est d’ailleurs sous son mandat que les choses vont se gâter entre la France et Israël. Le président français se fait huer par des organisations juives lors d’un voyage à Chicago en 1970 en raison de l’embargo sur les ventes d’armes à Israël et de la promesse de vente de Mirage au colonel Mouammar Kadhafi, qui vient de prendre le pouvoir en Libye. Pompidou, qui avait plutôt de la sympathie pour Israël et avait travaillé pour la banque Rothschild, concevra un vif ressentiment d’avoir été traité d’antisémite. Un de ses proches, Michel Jobert, secrétaire général de l’Élysée puis ministre des affaires étrangères en 1973-74, sera vivement critiqué en octobre 1973, au moment du déclenchement de la guerre dite du Kippour, quand il déclarera : « Est-ce que tenter de remettre les pieds chez soi constitue forcément une agression imprévue ? ». Le caricaturiste Tim le représente alors en babouches foulant le drapeau israélien, et Michel Jobert, qui se ralliera plus tard à Mitterrand, se fera régulièrement traiter d’antisémite.
Mais si Pompidou avait essuyé les foudres du lobby pro-israélien à Chicago, rien de tel à Paris. Le CRIF est alors une organisation discrète, qui n’a pas encore fait de la défense d’Israël un enjeu de politique nationale. Il est peu présent sur la scène publique, et ne lancera son fameux dîner annuel qu’en 1983. Ni Mitterrand ni Chirac n’y prendront part, et le premier président de la République à y assister sera Nicolas Sarkozy en 2008.
« En France, le CRIF est alors très peu engagé sur la question israélienne, et le Renouveau juif qui va apparaître sous Giscard est alors plutôt progressiste et s’oppose alors aux soutiens du Likoud en France sur la question palestinienne. Mais à l’époque, l’influence des uns et des autres est assez limitée », complète un ancien responsable des services. C’est en effet le Renouveau juif qui va véritablement organiser la mobilisation en faveur d’Israël sous Giscard, avec les frères Henri et Serge Hajdenberg, qui lanceront ensuite en 1981 une des premières radios libres, Radio J, aujourd’hui encore l’une de quatre radios communautaires juives du pays. « Ils vont mener la vie dure à Giscard, qui n’aura pas un mot pour féliciter les trois contractants de Camp David en 1978. Ils vont sortir une affiche ravageuse avec Giscard observant Israël à la jumelle depuis la Jordanie », s’amuse Frédéric Encel, qui lui-même déploie depuis des années une campagne tapageuse contre le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) Pascal Boniface qu’il accuse sans fondement d’antisémitisme, attisant la haine à l’égard du chercheur.
Ces affiches sont sans doute la première manifestation visible dans l’espace public du lobby pro-israélien. Un homme politique de premier plan est ciblé au nom de la défense d’Israël.
L’attentat de la rue Copernic
Les frères Hajdenberg feront ensuite campagne en 1981 contre Giscard ainsi que, en sous-mains, des dirigeants du CRIF. Pourtant, plusieurs proches du président étaient engagés en faveur d’Israël. Michel Poniatowski, son vieil ami et ministre de l’intérieur, fut membre de l’Alliance France-Israël, longtemps présidée par le général Kœnig, une autre figure centrale des ventes d’armes à Israël dans les années 1950. Michel d’Ornano, le maire de Deauville, villégiature privilégiée d’une partie de la communauté juive d’Île-de-France, a l’habitude de recevoir des diplomates israéliens dans sa mairie et de leur offrir l’hospitalité dans les grands hôtels de la station balnéaire. Jacques Dominati — dont le suppléant à l’assemblée était Abel Thomas, l’un des artisans de Dimona — est chargé par Giscard d’une mission de bons offices auprès de la communauté juive après la phrase honteuse de son premier ministre Raymond Barre le soir de l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic à Paris le 3 octobre 1980 : « Cet attentat odieux voulait frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue et a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic ».
Mais le premier rassemblement au lendemain de cet attentat antisémite voit côte à côte le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) et le Renouveau juif. Quelques années plus tard, le CRIF s’associait à Arno Klarsfeld et Gilles-William Goldnagel, qui furent condamnés en diffamation pour avoir accusé le MRAP, engagé sur la Palestine, d’être antisémite. Là encore, les temps avaient changé.
Pas Raymond Barre. Peu de temps avant sa mort en août 2007, il avait dénoncé, en revenant sur l’attentat de la rue Copernic, une campagne de protestations du « lobby juif le plus lié à la gauche ». La gauche et les juifs, deux obsessions de Barre. Certains assurent que l’ancien maire de Lyon était antisémite tandis qu’un diplomate en retraite le juge « ignorant ». Dans tous les cas de figure, Barre est le dernier homme politique français d’envergure à utiliser le terme « lobby juif » de façon douteuse.
À suivre.
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