Le nationalisme palestinien a adopté, au fil de sa longue histoire, toute une série de symboles de sa mobilisation collective. Ce fut d’abord l’olivier, l’arbre nourricier par exemple, dont les racines poussent dans cette terre dont la colonisation cherche à expulser les habitants. Puis vint le keffieh, foulard des paysans palestiniens, devenu emblème des fedayines lorsque leur chef, Yasser Arafat, l’arbora en 1974 jusqu’à la tribune de l’ONU. Ce fut ensuite la fronde des jeunes manifestants de l’intifada, le « soulèvement » civil de 1987, qui s’imposa en symbole de résistance. Mais rien ne pouvait laisser prévoir que la toute récente actualité allait promouvoir la modeste cuiller au coeur des mobilisations palestiniennes.
Une évasion rocambolesque
Le 6 septembre, six détenus palestiniens se sont évadés, à la faveur du Nouvel An juif, depuis la prison de haute sécurité de Gilboa, dans le nord d’Israël. Ils avaient patiemment creusé à la cuiller un tunnel d’une vingtaine de mètres, débouchant à l’extérieur de la prison, tunnel dont l’entrée était camouflée sous les sanitaires de leur cellule. Israël lança une vaste chasse à l’homme pour récupérer les six évadés, tous originaires de la ville palestinienne de Jénine, en Cisjordanie. Cinq d’entre eux appartenaient au Jihad islamique, le dernier, et le plus célèbre, Zakaria Zubeidi, étant une figure populaire du Fatah, le parti de Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne. Zubeidi et trois de ses compagnons ont été repris dès le 10 septembre, dans le nord d’Israël, la cavale des deux derniers évadés s’achevant, le 19 septembre, par leur arrestation à Jénine, au cours d’un raid de l’armée israélienne en Cisjordanie occupée.
Cette traque a tenu en haleine les opinions israélienne et palestinienne. Elle s’achève par une forme de restauration du statu quo, les détenus réintégrant leurs lieux d’incarcération, tandis que des militants dénoncent les traitements qui leur sont infligés et se mobilisent en solidarité avec eux. Mais, au-delà du sort de Zubeidi et de ses camarades, c’est la cuiller, instrument d’une aussi improbable évasion, qui se retrouve désormais exaltée dans les rassemblements palestiniens. Sa simplicité et sa fragilité deviennent emblématiques d’un rapport de force qui, tout en demeurant écrasant en faveur d’Israël, n’exclut plus une « résistance du pauvre », menée avec les moyens du bord. Des artistes s’en sont déjà saisi : le dessinateur Mohammad Sabaaneh a mis la cuiller au centre de sa caricature du « tunnel de la liberté » ; le plasticien Khaled Jarrar expose depuis peu à Ramallah sa « pelle-cuiller », là aussi symbole de libération. Sabaaneh et Jarrar sont tous deux originaires de Jénine, mais d’autres créateurs, en Jordanie ou au Koweït, viennent également de s’inspirer de l’emblématique cuiller.
Le symbole d’un manque
Cette popularité militante de la cuiller épouse les contours de la nouvelle vague du nationalisme palestinien qui, en mai dernier, a fait entrer en résonance les Arabes israéliens et les habitants de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. On a ainsi vu la cuiller brandie devant la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’Islam à Jérusalem, mais aussi par les manifestants qui contestent, à Ramallah, la passivité et la corruption de l’Autorité palestinienne, ainsi que par les jeunes de Gaza qui s’exposent, de jour comme de nuit, à la frontière avec Israël. Mais c’est en Israël même que la cuiller est la plus polémique : la brandir dans un rassemblement, comme sur la photo ci-dessus, vaut affirmation de l’identité palestinienne, et ce en dépit de la nationalité israélienne, alors même qu’un parti islamiste a accepté, pour la première fois dans l’histoire d’Israël, de soutenir le gouvernement en place. Un tel geste est d’autant plus fort que, comme le souligne le correspondant du « Monde » à Jérusalem, nombreux sont les Palestiniens de Cisjordanie à accuser certains Arabes israéliens d’avoir facilité la capture des évadés.
C’est ainsi que la modeste cuiller en apprend beaucoup sur les recompositions en cours de la scène palestinienne. Elle est cependant aussi le symptôme d’une crise profonde de la représentation palestinienne, sur fond de discrédit des différentes directions politiques, aussi bien à Ramallah qu’à Gaza. C’est ce vide à la tête du mouvement palestinien qui conduit à l’exaltation de figures jusque là anonymes, hier des jumeaux pacifistes de Jérusalem-Est, aujourd’hui des détenus dont le passé est pourtant lourd de violences. Dans le même ordre d’idées, la cuiller n’est au fond que le symbole par défaut d’une mobilisation nationaliste privée de toute perspective à court terme. Certes, elle résume de manière saisissante la détermination à se saisir des opportunités les plus modestes pour dénoncer l’injustice au quotidien. Mais, instrument du faible, elle ne sert qu’à creuser, afin d’arracher quelques brefs moments de liberté, avant de retourner à la place assignée par le plus fort, toujours aussi fort.