« Ce qui est curieux, c’est l’aboiement du chien », remarqua Sherlock Holmes.
« Mais le chien n’a pas aboyé ! » s’exclama le Dr. Watson.
« C’est cela qui est curieux ! »
Ce qui s’est passé de curieux cette semaine, c’est la couronne de Tony Blair. La couronne qu’il n’a pas déposée sur la tombe de Yasser Arafat. Elémentaire, mon cher Watson.
Blair s’est rendu sur la tombe. Mais il a omis de faire ce qui se fait habituellement : déposer une couronne. Pas plus qu’il ne s’est incliné. Il a juste baissé la tête de quelques centimètres et s’est empressé de se retirer.
J’imagine les consultations angoissées avant l’événement. Les conseillers de Blair en discutent : Déposer une couronne ? Non, non, cela rendra furieux le Président Bush. S’incliner ? Cela ne plaira pas à Ariel Sharon. Incliner la tête ? Bon. Cela plairait aux... Palestiniens.
Mais l’incliner de combien ? Dix centimètres ? Trop. Deux ? Pas assez. Cinq alors ? Cela devrait aller.
Je vois Blair faisant des essais devant son miroir. Et, bien sûr, il a fait exactement ce qui était prévu. Au millimètre près.
J’étais debout au même endroit 24 heures plus tôt, au quarantième jour de deuil, un jour particulièrement significatif dans la tradition musulmane. Les dirigeants de l’Autorité palestinienne et des représentants étrangers, dont le président égyptien et le roi de Jordanie, étaient rassemblés dans le hall de la Muqaata, des dizaines de milliers de personnes remplissaient l’esplanade. Un groupe de militants de Gush Shalom, la seule délégation israélienne présente, étaient assis à des places réservées. Après les discours, nous sommes allés nous incliner sur la tombe qui était recouverte de couronnes. Les Palestiniens défilaient, s’arrêtaient en silence quelques minutes, priaient. Beaucoup d’yeux étaient humides. C’est désormais le haut lieu national du peuple palestinien, juste après la mosquée d’Al-Aksa et le Dôme du Rocher.
« Tous les Palestiniens aiment Arafat », m’a dit un jeune homme près de moi. « Et chacun l’aime à sa façon. »
Blair a dû penser qu’il faisait un grand honneur aux Palestiniens simplement en se rendant sur la tombe. Mais son comportement, celui d’une personne remplissant un devoir à contrecœur, a été une erreur terrible. Dans la civilisation arabe, les gestes sont plus importants que les mots. Ne pas déposer de couronne était une insulte au père de la nation palestinienne. Car après tout, comparé à Arafat, que représente Blair sinon un nain politique ?
Pourquoi même est-il venu ?
On parle beaucoup d’une « fenêtre d’opportunité » dans le conflit israélo-palestinien. Les personnalités politiques du monde - de Blair à l’ex-ministre fasciste des Affaires étrangères d’Italie - se sont précipitées là-dessus comme des oiseaux de proie, pour grappiller un peu de la gloire de l’artisan de la paix. Cela est assez répugnant, et de surcroît tout à fait ridicule, parce qu’il ne peut exister de fenêtre d’opportunité avec Sharon au pouvoir.
Blair avait ses propres raisons de faire cette visite. Il a entraîné le Royaume-Uni dans la guerre d’Irak, malgré l’opposition d’un très grand nombre de ses compatriotes. Comme cela avait été clairement prévu par beaucoup, la guerre s’est transformée en désastre, qui empire d’heure en heure. Alors pourquoi ne pas enfourcher le cheval palestinien pour détourner l’attention de la débâcle irakienne ? Et, pour prouver qu’il n’est pas le caniche de Bush, il veut montrer qu’il peut prendre une initiative par lui-même et entraîner Bush derrière lui pour une fois.
Voilà comment l’idée est née : une grande conférence internationale sur la paix se tiendra à Londres, et la paix entre Israël et la Palestine en sortira. Succès éclatant. La Grande-Bretagne a retrouvé son ancienne gloire. Le Prix Nobel de la Paix pour Blair est assuré.
Mais quand il a couru vers Sharon, une douche froide l’attendait. Sharon est sûr de lui, il est beaucoup plus près de Bush que Blair ne le sera jamais. Quand Blair a proposé la conférence de paix, Sharon lui a dit en d’autres termes : « vous pouvez vous la mettre quelque part ».
Blair est descendu du cheval aussi vite qu’il y était monté. Exit la paix. Ne pas prononcer ce mot. Il y aura juste une conférence, sans paix. Israël n’y participera même pas.
Alors pourquoi la conférence ? Pour apprendre aux Palestiniens comment mériter la paix. Comment combattre le terrorisme, comment établir la démocratie, comment faire des réformes. La Grande-Bretagne, qui est actuellement confrontée à des scandales liés au sexe et à des chantages, va apprendre aux Palestiniens comment bien se tenir.
Blair a également tenté un ballon d’essai sur une paix israélo-syrienne, mais il l’a également vite abandonné. Bush ne veut pas d’une paix israélo-syrienne et Sharon en aime encore moins l’idée. Bush veut garder la possibilité d’attaquer la Syrie, une fois sorti du bourbier irakien (il entretient encore cet espoir). Sharon, de son côté, n’a absolument aucun intérêt à une paix qui signifierait démanteler des colonies et rendre le Golan. Dieu nous en préserve !
Alors il ne reste plus que le Palestinien. Debout auprès du massif Sharon et béat d’admiration, Blair a déclaré qu’il ne peut pas y avoir de processus de paix tant que les Palestiniens ne mettent pas fin au terrorisme. En traduction libre : tant que l’opposition armée à l’occupation ne s’arrête pas, il ne peut pas y avoir de pourparlers sur la fin de l’occupation. Etant donné qu’aucune direction palestinienne ne pourra vraisemblablement « liquider le terrorisme » sans perspective d’une fin de l’occupation et d’un établissement de la paix, cela signifie simplement : pas de processus de paix.
Il y a 44 jours, il y avait un argument commode : Yasser Arafat est l’obstacle à la paix. Maintenant, Arafat n’étant plus là, Sharon est revenu à l’autre prétexte : tout d’abord, les Palestiniens doivent liquider le terrorisme. Ce qui veut dire : quand l’agneau dormira auprès du loup (« quand les poules auront des dents » ntd). Blair a accepté avec enthousiasme.
Chargé de ce message, il est arrivé à Ramallah pour offrir à Abou Mazen la Conférence (pas de paix) de Londres, comme un moyen d’éducation du peuple palestinien. Blair croit, semble-t-il, que dans leur situation désespérée, les Palestiniens vont se raccrocher à un semblant d’espoir.
La colère provoquée par Blair chez les Palestiniens s’est exprimée le lendemain par la bouche du Premier ministre Abou Ala, qui a violemment critiqué l’initiative. Mais la direction palestinienne ne peut pas se permettre de refuser l’invitation à la conférence, surtout si celle-ci est soutenue par Bush. Donc il y aura encore une conférence stérile, n° 101. (Mais qui fait le compte ?)
J’espère qu’Abou Mazen ne déposera pas une couronne à Londres. Qu’il se rende sur la tombe de Churchill et incline la tête, de cinq centimètres exactement.